« Éternel ! tu me sondes et tu me connais, tu sais quand je m’assieds et quand je me lève, tu pénètres de loin ma pensée ; tu sais quand je marche et quand je me couche, et […] la parole n’est pas sur ma langue, que déjà, ô Éternel ! tu la connais entièrement. […] Où irais-je loin de ton esprit, et où fuirais-je loin de ta face ? […] C’est toi qui as formé mes reins, qui m’as tissé dans le sein de ma mère. […] Et sur ton livre étaient tous inscrits les jours qui m’étaient destinés, avant qu’aucun d’eux existât. »
Le psaume 139 est la matrice de la pensée augustinienne. On y retrouve les notions de prescience divine et de transcendance qui sont fondatrices de la philosophie de l’évêque d’Hippone. Mais qui est saint Augustin ? Né à Thagaste (dans l’actuelle Algérie) en 354, Augustin fait ses études à Carthage et devient professeur de rhétorique. En 386, au cours d’un voyage à Rome et à Milan où il rencontre l’évêque Ambroise, il se convertit au catholicisme. Un an plus tard, il se fait baptiser puis retourne en Numidie, où il devient évêque d’Hippone. Il meurt en 430, après avoir assisté au pillage de Rome par Alaric (410) et au siège d’Hippone par les Vandales.
Saint Augustin est l’homme qui symbolise la transition de l’Antiquité au Moyen Âge. Né sous l’empereur Constance II, il a assisté à la chute de Rome, et a vu l’Empire romain s’effondrer sur lui-même. Jusqu’alors, les hommes tenaient d’une forme d’adhésion divine la légitimité de leur empire. Le sac de Rome leur prouve le contraire. Saint Augustin cherche à répondre à ce traumatisme dans La Cité de Dieu, ouvrage fondamental dans lequel il théorise la séparation des pouvoirs temporel et spirituel, qui ne sauraient se confondre. « Deux amours ont donc bâti deux cités : l’amour de soi-même jusqu’au mépris de Dieu, celle de la terre ; et l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi-même, celle du ciel. »
Cette théorie va commander toutes les politiques du Moyen Âge, et servir de base à l’affirmation par l’Église d’un pouvoir concurrent aux formations régaliennes (la fameuse distinction entre pouvoir temporel et spirituel). Saint Augustin, en outre, est l’auteur qui a christianisé les philosophes grecs. D’abord convaincu par le manichéisme, il finit par s’en détourner, et mêle saint Paul et le néoplatonisme dans une même conception du monde, selon laquelle Dieu a tout créé et tout ce qui existe est de nature divine.
Par l’époque à laquelle il a vécu et par sa double culture platonicienne et chrétienne, saint Augustin est donc celui qui symbolise le tournant qui s’est opéré à partir du cinquième siècle. Il est en outre l’auteur des Confessions, une autobiographie écrite alors qu’il était âgé de quarante-cinq ans. Dans cette œuvre majeure, il nous livre un témoignage extrêmement précieux sur la vie quotidienne dans l’Empire de la seconde moitié du quatrième siècle, et distille sa philosophie à travers les épisodes les plus marquants de sa vie.
1. But des Confessions
Les autobiographies semblent toujours illégitimes pour leurs auteurs. Elles furent même prohibées à certaines époques – Pascal écrivait que le moi est haïssable. C’est pourquoi les autobiographes se justifient souvent de procéder à cet acte qu’est l’écriture de soi. Saint Augustin aussi éprouve une forme d’illégitimité à parler de lui-même, et s’en défend à plusieurs reprises – établissant par là une forme de pacte autobiographique, tel que théorisé par Lejeune. Dès le début des Confessions, il prévient le lecteur.
Le but que je me propose en tout ce livre, mon Dieu, est de considérer moi-même, et de porter les autres à considérer avec moi, combien est profond cet abîme de misère dans lequel nous sommes plongés, et du fond duquel nous devons pousser nos cris en haut, afin qu’ils pénètrent jusqu’à vous.
La référence aux « autres » est permanente dans l’œuvre de saint Augustin. Ces « autres », les lecteurs, la partie cocontractante, sont la justification de son projet. Saint Augustin répète à plusieurs reprises qu’il n’écrit ni pour lui-même (qui se connaît déjà), ni pour Dieu (qui le connaît déjà), mais bien pour les autres, afin que son ouvrage les invite à entrer dans la voie de Dieu, et à ainsi se détourner du mal. Même quand il raconte la mort de sa mère, saint Augustin ne peut s’empêcher d’éprouver une forme de pudeur qui l’oblige à se justifier encore.
Seigneur, je vous confesse toutes ces choses : je vous les confesse par écrit. Les lise qui voudra, et les interprète comme il voudra. Que si quelqu’un trouve que j’ai eu tort de pleurer un peu ma mère, que mes yeux considéraient comme morte, elle qui m’avait pleuré durant tant d’années pour me faire vivre devant vos yeux, qu’il ne se moque pas de moi ; mais s’il a beaucoup de charité, qu’il pleure plutôt pour mes péchés en votre présence, mon Dieu, qui êtes le père de tous les frères de Jésus-Christ.
Il n’est pas tout à fait exact de dire que le pacte autobiographique conclu par saint Augustin est un contrat bipartite. Trois parties sont en réalité liées par l’évêque d’Hippone : lui-même, le lecteur et Dieu. Puisque la croyance fondamentale en un Dieu omniprésent et omniscient est à la base de toute la pensée augustinienne, il est normal qu’il soit constamment invoqué comme témoin dans l’acte formulé par saint Augustin.
Puisque j’apprends de votre parole sainte que vous aimez la vérité, et que celui qui marche selon les règles, se présente librement à la lumière, je viens reconnaître la vérité, non seulement devant vous par une confession secrète que je vous fais de mon cœur où vous lisez mes pensées, mais encore devant les hommes par une confession publique que je fais dans cet écrit, en présence de ceux qui le liront.
Saint Augustin, brillant penseur, a parfaitement conscience du phénomène de mimétisme propre aux hommes. Il espère ainsi, par ses Confessions, servir de modèle, de médiateur à ses lecteurs. Sa volonté est donc celle d’une philosophie active. Saint Augustin ne se contente pas de réfléchir et de penser, il veut aussi agir sur les esprits et amener le plus de lecteurs possible à suivre sa voie.
C’est l’amour que je vous porte, et le désir d’exciter ce même amour dans le cœur de tous les hommes qui m’oblige d’en user comme je fais. […] Nous redoublons notre affection envers vous, en vous confessant notre misère et votre miséricorde, afin que vous acheviez de nous délivrer comme vous avez commencé, et qu’ainsi nous cessions d’être malheureux en nous-mêmes, et devenions heureux en vous.
Le but des Confessions, pour Augustin, est donc moins de s’épancher sur lui-même que de convaincre les lecteurs de le suivre dans la voie qu’il a choisie. Cette voie est celle de Dieu, comme il l’expose dans sa philosophie complexe, où le libre arbitre se mêle à la prédétermination.
2. Prescience et libre arbitre
Saint Augustin pense que chaque homme a un destin prédéterminé établi par Dieu. Cette conception peut paraître radicalement contraire à la liberté individuelle. Pourtant, saint Augustin ne nie pas complètement l’existence d’un libre arbitre. Dieu, en effet, ne nous dévoile jamais notre destin – le philosophe s’élève contre les Astrologues qui prétendent tirer l’avenir des astres. L’homme, par conséquent, doit trouver par lui-même – avec son libre arbitre – la voie du Bien.
Saint Augustin ne se résout cependant jamais à laisser Dieu entièrement extérieur au destin des hommes. Pour lui, Dieu, qui est à la fois omniscient et omnipotent, donne parfois un « coup de pouce » aux humains pour les guider dans la bonne voie. Cette conception mythologique de Dieu est peut-être ce qui a le plus mal vieilli dans la pensée augustinienne. L’évêque d’Hippone voit ainsi dans certains actes quotidiens des signes divins qu’il interprète le plus souvent a posteriori. Il relate par exemple le cas d’un étudiant qui, faiblissant dans sa foi, s’est un jour par hasard retrouvé dans l’un de ses cours de rhétorique. Le professeur Augustin parlait justement ce jour-là de la perte de croyance. Marqué par ses propos, l’étudiant s’est alors fortement remis en question et a retrouvé le chemin du Bien. Pour saint Augustin, c’est Dieu lui-même qui s’est ce jour-là servi de sa langue pour aider l’étudiant à retrouver la bonne voie.
Vous, Seigneur, qui vous servez de toutes sortes de personnes, soit qu’elles agissent avec dessein ou sans dessein, pour exécuter les ordres éternels et toujours justes de votre sagesse, vous fîtes de mon cœur et de ma langue des charbons ardents pour consumer et pour guérir la passion qui desséchait cet esprit lequel donnait de si belles espérances.
Saint Augustin, on le voit, accorde une grande importance à la parole. Sa formation en rhétorique et sa passion pour la recherche philosophique l’ont amené à développer longuement ses théories, parfois à partir de courtes citations issues des textes religieux. Comme saint Paul, dont il lit avec ferveur les épîtres, il pense que préférer le scriptum à la voluntas est une erreur. En d’autres termes, il pense qu’il ne faut pas s’arrêter au sens littéral des textes. Il faut, au contraire, en chercher une interprétation adéquate. Saint Augustin va jusqu’à chercher des interprétations divines dans les événements les plus quotidiens, comme dans l’extrait suivant, où il tire d’une simple rage de dents l’application d’une punition divine.
Mais je n’ai pas oublié et ne veux pas aussi passer sous silence la rigueur avec laquelle vous me châtiâtes, et la promptitude admirable de votre assistance que je sentis. Vous me tourmentiez alors par un mal de dents. Et quand il fut arrivé à un tel excès que je ne pouvais plus parler, il me vint en pensée d’avertir tous ceux de mes amis qui étaient présents de vous prier pour moi, mon Dieu, qui êtes la source de toutes les grâces. Ce que j’écrivis sur des tablettes et leur donnai à lire. Nous ne fûmes pas plutôt à genoux pour commencer nos prières que ma douleur s’évanouit. Mais quelle douleur, mon Dieu, et comment s’évanouit-elle ? J’en fus épouvanté, je le confesse. Car je n’avais de ma vie rien éprouvé de semblable. Cet effet si miraculeux grava profondément dans mon cœur le pouvoir de votre divine volonté : et ma foi m’en donnant de la joie, je louai votre saint nom.
Pour saint Augustin, Dieu commande donc la vie des hommes. Le libre arbitre existe pourtant bel et bien, du moins en partie. En effet le philosophe, reprenant la tradition aristotélicienne – le néoplatonisme est un terme trompeur –, part du principe qu’un « moteur premier », Dieu, a créé toutes les choses du monde. Dieu étant bon, tout ce qu’il créé est bon par nature. Par conséquent, le monde entier est bon. Mais alors, se demande l’évêque, d’où peut bien venir le mal ? Puisque tout ce qui vient de Dieu est bon, le mal est nécessairement un éloignement de Dieu. Or, cet éloignement de Dieu ne peut résulter que d’une désobéissance des hommes. Cette désobéissance est une conséquence des actions librement accomplies par chacun. De même, le retour au giron de Dieu, même s’il peut à l’occasion faire l’objet d’une « aide divine », doit se faire par la volonté. C’est ce qui fait dire à saint Augustin que « le mal que nous faisons vient de notre libre arbitre, et le mal que nous souffrons vient de l’équité suprême des jugements de Dieu. »
Cette conception, issue de la découverte par Augustin des textes platoniciens, l’amène à rejeter les sectes et les pratiques de son époque. La vision d’un monde entier créé par Dieu où tout est Bien l’entraîne, notamment, à s’éloigner de la doctrine manichéenne à laquelle il s’est d’abord converti. Les Manichéens, en effet, distinguent l’ombre et la lumière, le bien et le mal, le corps et l’esprit. Pour saint Augustin, il ne peut y avoir de mal en soi puisque tout vient de Dieu et que Dieu est bon. Sa conception du libre arbitre l’entraîne en outre à rejeter et à condamner avec force les prédictions des Astrologues, qui se rendent coupables de blasphème, en voulant se substituer au regard de Dieu.
Parce que ces observateurs des Astres […] ne faisaient ni sacrifices, ni prières aux démons, je ne cessais de les consulter pour acquérir par leur moyen la connaissance des choses à venir. […] Mais ces Astrologues s’efforcent de détruire une sainte doctrine lorsqu’ils disent : « Il y a dans le ciel une cause inévitable qui fait pécher. Et c’est Vénus, Saturne ou Mars qui vous ont fait faire une telle ou telle action », voulant ainsi que l’homme qui n’est que chair et que sang, et une pourriture pleine d’orgueil, soit exempt de toute faute, et qu’elle soit rejetée sur celui qui a créé les cieux et les astres, et qui règle tous leurs mouvements.
Puisque saint Augustin pense que Dieu est bon et que le mal provient uniquement d’une désobéissance de l’homme, il voit dans l’éloignement de Dieu la cause des maux de l’humanité.Pour faire simple, saint Augustin estime que le mal n’existe pas en soi et qu’il est simplement le fruit d’un détournement de la foi. Revenir à Dieu, c’est revenir au Bien.
J’étais bien aise de me justifier et de rejeter ma faute sur je ne sais quel principe qui était distingué de moi, quoiqu’il fût en moi. Cependant, mon Dieu, j’étais moi-même tout ce que je sentais dans moi-même me porter au mal : c’était mon propre dérèglement qui avait causé en moi cette division et cette révolte ; et mon péché était d’autant plus incurable que je ne croyais point être pécheur.
« Qu’il est faible celui que les passions dominent, et qu’il est fort celui qui se repose en Dieu », écrivait Chateaubriand : saint Augustin n’eût point désapprouvé.
Entraîne vers Dieu avec toi toutes les âmes que tu pourras et dis-leur : « Voilà celui qui doit être l’objet unique de notre amour, voilà celui que nous devons seul aimer. […] Si on le cherche, on le trouvera dans le fond du cœur. […] Pécheurs revenez à votre cœur : unissez-vous à celui qui vous a créés ; attachez-vous fortement à lui, et vous serez inébranlables ; reposez-vous en lui, et rien ne troublera votre repos.»
La philosophie de saint Augustin repose sur une croyance inébranlable et très forte en Dieu. Il préconise un abandon total en Dieu, qui doit aller jusqu’à la transcendance.
3. Grâce divine et transcendance
Saint Augustin a une vision assez duale de la vie. Soit l’homme s’abandonne à Dieu, et trouve son repos en Lui –
Vous nous avez créés pour vous, et notre cœur est toujours agité de trouble et d’inquiétude jusqu’à ce qu’il trouve son repos en vous.
– soit il s’éloigne de Dieu, et plonge dans le vice et le péché.
Les chaleurs ardentes de la jeunesse me transportèrent tellement hors de moi-même que je vous abandonnai, Seigneur, pour suivre l’impétuosité de mes inclinations vicieuses.
Le retour au Bien, résultat d’une volonté plus ou moins aidée par Dieu qui seul est maître de notre destin, correspond pour saint Augustin à un retour en grâce.
Vous avez, Seigneur, effacé tous mes péchés, afin de ne me point traiter selon que le méritaient tant d’actions criminelles par lesquelles je vous ai offensé ; et vous avez prévenu toutes mes bonnes œuvres, en me les faisant faire par votre grâce dont je m’étais rendu si indigne, afin de me traiter selon le bien que vous aviez mis en moi, vous dont les mains m’ont créé, parce que vous étiez avant que je fusse, et que je n’étais pas pour pouvoir recevoir l’être de vous.
Ce retour au Bien qui est Dieu, ce retour en grâce, amène l’auteur des Confessions à une véritable transcendance qui ressort pleinement dans son écriture.
Malheureux est celui qui connaît toutes choses, et qui ne vous connaît pas. Bienheureux est celui qui vous connaît, quoiqu’il les ignore. […] Que je vous connaisse, ô mon Dieu, que je vous connaisse ainsi que je suis connu de vous. Entrez dans mon âme, unique force de mon âme, et rendez-la si pure par votre souveraine pureté, qu’elle soit toute remplie et toute possédée de vous, et qu’elle n’ait plus ni tache ni ride. C’est là le but de mes espérances : c’est là le mouvement qui anime mes paroles ; c’est là le sujet de toutes mes joies, de toutes mes véritables et mes légitimes joies.
Pour saint Augustin, le choix est clair. Soit l’homme s’éloigne de Dieu et plonge dans le vice car le mal est partout présent là où Dieu n’est pas (puisque Dieu est bon par essence), soit l’homme retourne à Dieu et se repose en Lui. Dans cette quête qui doit être celle de tout homme, Dieu, même s’il peut jouer un rôle actif d’orienteur, nous laisse cependant libre de notre volonté. L’homme ne peut donc en aucun cas s’abandonner à son destin. Au contraire, il doit mener une lutte féroce pour s’éloigner du Mal.
4. Charnel et spirituel
Toute la vie de saint Augustin est marquée par la lutte féroce entre le mal et le bien qui s’est jouée en lui. Le théologien symbolise le plus souvent le mal par le péché de chair qui le tiraille toute la première moitié de son existence – il appelle son fils, qu’il estime pourtant, « l’enfant du péché ». Tant qu’il ne parvient pas à s’extraire totalement de cette tentation, il estime qu’il ne peut complètement s’abandonner en Dieu et donc au Bien.
En se déréglant dans la volonté, on s’engage dans la passion ; en s’abandonnant à la passion, on s’engage dans l’habitude ; et en ne résistant pas à l’habitude, on s’engage à la nécessité de demeurer dans le vice. […] Ainsi j’avais deux volontés, l’une ancienne et l’autre nouvelle, l’une charnelle et l’autre spirituelle qui se combattaient, et en se combattant déchiraient mon âme.
On voit là se dessiner une première ébauche de la Cité de Dieu, qu’il ne théorisera pourtant que dix ans plus tard. Saint Augustin pense qu’en chaque homme se produit un conflit interne qu’il faut pouvoir résoudre pour trouver la voie du Bien. La Cité des Hommes et la Cité de Dieu ne sont pas que des conceptions extérieurs au corps et à l’âme humaine, elles ne correspondent pas qu’aux formations politiques et à l’au-delà. Elles symbolisent plutôt chacune des deux routes que nous pouvons librement choisir. Cette théorie a aussi des conséquences pratiques, car elle permet à Augustin de dédaigner les lois humaines quand celles-ci lui sont défavorables. Car l’évêque d’Hippone met bien entendu les commandements divins au-dessus des réglementations humaines.
Quant aux fautes que l’on commet contre les coutumes des pays, elles se doivent éviter selon que les mœurs différentes des peuples nous y obligent. […] Mais quand Dieu commande quelque chose contre les lois ou les coutumes de quelques pays, on doit, ou le faire quand il n’aurait jamais été fait, ou le renouveler quand il aurait été discontinué, ou l’établir quand il n’aurait jamais été établi.
Cette théorie, qui fonde la distinction entre pouvoir temporel et spirituel, aura des conséquences sur l’ensemble du Moyen Âge et explique aussi, en partie du moins, la lutte permanente qui s’est jouée entre l’autorité du Pape et celle des rois.
5. Des confessions lyriques
Le lyrisme qui traverse les Confessions est surprenant et très inhabituel pour l’époque. À plusieurs reprises, saint Augustin ouvre son cœur au lecteur dans une prose poétique que l’on pourrait presque qualifier de romantique. Dans l’extrait suivant, par exemple, l’auteur vient de perdre son meilleur ami. Il fouille au plus profond de sa mémoire pour rendre compte le mieux possible de la douleur qu’il a ressentie.
La douleur de sa perte remplit mon cœur de ténèbres. Je ne voyais autre chose devant mes yeux que l’image de la mort. Mon pays m’était un supplice ; la maison de mon père m’était en horreur ; tout ce qui m’avait plu en sa compagnie m’était devenu sans lui un sujet de tourment et d’affliction ; mes yeux le cherchaient partout, et ne le pouvaient trouver ; et je haïssais toutes les choses que je voyais, parce que je ne le voyais point en aucune d’elles, et qu’elles ne pouvaient plus me dire : « Il viendra bientôt » ; comme elles me le disaient pendant sa vie lorsqu’il se trouvait absent. Ainsi je devins importun à moi-même en m’interrogeant sans cesse et demandant à mon âme pourquoi elle était triste et me troublait de la sorte : à quoi elle ne savait que répondre. Et lorsque je lui disait qu’elle espérât en Dieu, elle me désobéissait avec justice, parce que cet homme qu’elle avait perdu et qui lui était si cher, était meilleur et plus véritable que ce fantôme du Dieu des Manichéens, auquel je voulais qu’elle mît son espérance. Ainsi je ne trouvais de la consolation qu’en mes larmes, qui ayant succédé à mon ami étaient devenues les seules délices de ma vie.
Le rapprochement que l’on pourrait faire ici avec Rousseau est saisissant. Comme saint Augustin, Rousseau a choisi de nommer son autobiographie Les Confessions. Comme saint Augustin, il a écrit son autobiographie moins pour lui-même que pour se justifier aux yeux des « autres ». Comme saint Augustin, il a surpris son lectorat en lui proposant un genre inhabituel pour son époque. Comme saint Augustin, enfin, il a ponctué son œuvre de prose poétique, faisant ainsi de son autobiographie à la fois une confession et une œuvre d’art.
L’une des scènes qui se prête le plus à l’expression lyrique est évidemment celle de la conversion d’Augustin. En 386, après avoir subi l’influence de sa mère mais aussi de saint Ambroise, de saint Paul et des platoniciens, il se rallie pleinement au christianisme. Cette conversion est subite. Elle se fait en un instant et il la vit comme un choc intense.
Après qu’une profonde méditation eut tiré des replis les plus secrets de mon âme, et exposé à la vue de mon esprit toutes mes misères et tous mes égarements, je sentis s’élever dans mon cœur une grande tempête qui devait être suivie d’une pluie de larmes. […] Et ne pouvant plus tenir mes larmes, il en sortit de mes yeux des fleuves et des torrents, que vous reçûtes comme un sacrifice agréable.
L’ouvrage de saint Augustin est intemporel pour au moins deux raisons. D’abord, parce qu’il constitue un témoignage rare sur une période cruciale de l’histoire du monde occidental, celle de la chute de Rome. Ensuite, parce qu’il est émaillé de formules philosophiques qui dépeignent un esprit brillant.
Conclusion
Saint Augustin est un partisan du prédéterminisme. Il pense que Dieu a un dessein précis pour chacun de nous. Mais le philosophe prend garde de préciser que ce dessein nous est inconnu, et que nous devons seul le découvrir. Libre à nous de nous extraire de nos faiblesses pour venir en Dieu et donc au bien – car tout ce qu’a fait Dieu est bien, et par conséquent le mal est l’absence de Dieu. Heureusement, l’homme n’est pas seul, car le Dieu de saint Augustin, interventionniste, n’hésite pas à lui indiquer la voie par des signes divins.
Deux figures bibliques résument la vie de saint Augustin : le fils prodigue et saint Antoine. Comme le fils prodigue, l’évêque d’Hippone s’est longtemps éloigné de son père (Dieu) et donc perdu dans le mal. Quand il s’est converti, il est revenu dans le giron de Dieu et a connu la Grâce. Comme saint Antoine, saint Augustin n’a cessé de lutter contre ses tentations (et notamment celle de la chair). Celles-ci lui ont longtemps empêché de se convertir, mais il en a finalement triomphé, et a ainsi été capable de pleinement s’abîmer en Dieu.
Lecture conseillée :
- Les Confessions, saint Augustin, traduction d’Arnauld d’Andilly