Verlaine n’est pas un enfant de chœur. Rendu fou par la boisson, il tente à plusieurs reprises d’assassiner ses proches – Rimbaud, mais aussi sa mère qu’il frappe plus d’une fois et dont il manque les funérailles à cause de son état déplorable. Verlaine est un talent gâché ; la fin de sa vie est celle d’un paria, écrivaillon de mauvais poèmes à la vulgarité crasse. Qu’eût-il fait sain d’esprit ?
Verlaine est un Socrate qui boirait de l’absinthe au lieu de boire de la ciguë. C’est Diogène amoureux d’une étoile au fond de son tonneau où grouillent les vers et les crapauds. C’est une âme religieuse qui pousse un peu trop loin le goût de l’abjection. Il est tendre, violent, barbu, souvent ignoble, et il est couvert de toutes les larmes du repentir et de la piété. Il pourrait être russe. C’est le plus grand poète français d’après Borges, qui s’y connaissait en poésie.
(Une autre histoire de la littérature française, II, J. d’Ormesson
1. Les premières publications
Paul Verlaine naît à Metz le 30 mars 1844. Il passe une jeunesse itinérante, suivant son père de garnison en garnison. En 1851 la famille s’installe à Paris – aux Batignolles.
Dès 1858 – il n’a que quatorze ans –, après une scolarité au lycée Bonaparte, le jeune Verlaine adresse au « maître » Victor Hugo un poème intitulé « La Mort ». Ce sont ses premiers vers connus :
Telle qu’un moissonneur, dont l’aveugle faucille
Abat le frais bleuet, comme le dur chardon,
Telle qu’un plomb cruel qui, dans sa course, brille,
Siffle, et, fendant les airs, vous frappe sans pardon ;Telle l’affreuse mort sur un dragon se montre,
Passant comme un tonnerre au milieu des humains,
Renversant, foudroyant tout ce qu’elle rencontre
Et tenant une faux dans ses livides mains.Riche, vieux, jeune, pauvre, à son lugubre empire
Tout le monde obéit ; dans le cœur des mortels
Le monstre plonge, hélas ! ses ongles de vampire !
Il s’acharne aux enfants, tout comme aux criminels :Aigle fier et serein, quand du haut de ton aire
Tu vois sur l’univers planer ce noir vautour,
Le mépris (n’est-ce pas, plutôt que la colère)
Magnanime génie, dans ton cœur, a son tour ?Mais, tout en dédaignant la mort et ses alarmes,
Hugo, tu t’apitoies sur les tristes vaincus ;
Tu sais, quand il le faut, répandre quelques larmes,
Quelques larmes d’amour pour ceux qui ne sont plus.
(Premiers vers, P. Verlaine, 1864.)
Presque tout Verlaine est déjà là ; il ne manque à ce premier poème qu’une audacieuse rythmique qu’il acquerra quelques années plus tard. En attendant, il étudie. Il devient bachelier ès lettres en 1862 et s’inscrit à la faculté de Droit – il ne la fréquentera guère.
En 1863, Verlaine voit pour la première fois l’un de ses poèmes, « Monsieur Prudhomme », publié dans la Revue du progrès moral, littéraire, scientifique et artistique. Ce texte dénote déjà une certaine rage contre la bourgeoisie ventrue et bien-pensante qui s’opposera constamment à ses provocations, rage qui le mènera jusqu’aux barricades de la Commune :
Il est grave : il est maire et père de famille.
Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux
Dans un rêve sans fin flottent insoucieux,
Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille.Que lui fait l’astre d’or, que lui fait la charmille
Où l’oiseau chante à l’ombre, et que lui font les cieux,
Et les prés verts et les gazons silencieux ?
Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille.Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu,
Il est juste-milieu, botaniste et pansu.
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza,
Et le printemps en fleur brille sur ses pantoufles.
(Poèmes saturniens, P. Verlaine, 1866.)
Verlaine entre de plain-pied dans le monde poétique. Il rencontre Coppée, Heredia, Banville et Villiers de L’Isle-Adam. Les portes de la littérature lui sont ouvertes, sa carrière est lancée. En 1865, il publie dans la revue L’Art « Nevermore » —
Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automne
Faisait voler la grive à travers l’air atone,
Et le soleil dardait un rayon monotone
Sur le bois jaunissant où la bise détone.Nous étions seul à seule et marchions en rêvant,
Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent.
Soudain, tournant vers moi son regard émouvant
« Quel fut ton plus beau jour ? » fit sa voix d’or vivant,Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique.
Un sourire discret lui donna la réplique,
Et je baisai sa main blanche, dévotement.– Ah ! les premières fleurs, qu’elles sont parfumées !
Et qu’il bruit avec un murmure charmant
Le premier oui qui sort de lèvres bien-aimées !
— et « J’ai peur dans les bois » qu’il reprendra dans les Poèmes saturniens sous le titre « Dans les bois. » On retrouve dans ce poème toute la noirceur baudelairienne propre à Verlaine, qui figurait déjà dans « La Mort » :
D’autres,— des innocents ou bien des lymphatiques,—
Ne trouvent dans les bois que charmes langoureux,
Souffles frais et parfums tièdes. Ils sont heureux !
D’autres s’y sentent pris — rêveurs — d’effrois mystiques.Ils sont heureux ! Pour moi, nerveux, et qu’un remords
Épouvantable et vague affole sans relâche,
Par les forêts je tremble à la façon d’un lâche
Qui craindrait une embûche ou qui verrait des morts.Ces grands rameaux jamais apaisés, comme l’onde,
D’où tombe un noir silence avec une ombre encor
Plus noire, tout ce morne et sinistre décor
Me remplit d’une horreur triviale et profonde.Surtout les soirs d’été : la rougeur du couchant
Se fond dans le gris bleu des brumes qu’elle teinte
D’incendie et de sang ; et l’angélus qui tinte
Au lointain semble un cri plaintif se rapprochant.Le vent se lève chaud et lourd, un frisson passe
Et repasse, toujours plus fort, dans l’épaisseur
Toujours plus sombre des hauts chênes, obsesseur,
Et s’éparpille, ainsi qu’un miasme, dans l’espace.La nuit vient. Le hibou s’envole. C’est l’instant
Où l’on songe aux récits des aïeules naïves…
Sous un fourré, là-bas, là-bas, des sources vives
Font un bruit d’assassins postés se concertant.
(Poèmes saturniens, P. Verlaine, 1866.)
Verlaine est bien installé dans le petit cercle des poètes parisiens. Ce cénacle se concentre alors autour de l’éditeur Alphonse Lemerre, qui publie en 1866 son premier volume du Parnasse contemporain. Huit poèmes de Paul Verlaine figurent dans ce recueil, parmi lesquels « Dans les bois » mais aussi « Vers dorés » (« L’art ne veut point de pleurs et ne transige pas, / Voilà ma poétique en deux mots ») et « Mon rêve familier » (« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant… »). On y trouve également « Cauchemar », qui, par son évocation d’un tir d’arme à feu, a des accents tristement prophétiques :
J’ai vu passer dans mon rêve
— Tel l’ouragan sur la grève, —
D’une main tenant un glaive
Et de l’autre un sablier,
Ce cavalierDes ballades d’Allemagne
Qu’à travers ville et campagne,
Et du fleuve à la montagne,
Et des forêts au vallon
Un étalonRouge-flamme et noir d’ébène,
Sans bride, ni mors, ni rêne,
Ni hop ! ni cravache, entraîne
Parmi des râlements sourds
Toujours ! Toujours !Un grand feutre à longue plume
Ombrait son œil qui s’allume
Et s’éteint. Tel, dans la brume,
Éclate et meurt l’éclair bleu
D’une arme à feu.Comme l’aile d’une orfraie
Qu’un subit orage effraye,
Par l’air que la neige raie,
Son manteau se soulevant
Claquait au vent,Et montrait d’un air de gloire
Un torse d’ombre et d’ivoire,
Tandis que dans la nuit noire
Luisaient en des cris stridents
Trente-deux dents.
(« Cauchemar », P. Verlaine, in Le Parnasse contemporain, A. Lemerre, 1866.)
1866 est aussi l’année de publication des Poèmes saturniens. Ce seul recueil qui contient la « Chanson d’automne » (« Les sanglots longs / Des violons… ») suffirait à inscrire Verlaine dans la grande histoire des lettres et de la poésie. Tout Verlaine y est : le symbole, le désespoir, le rythme.
Après avoir dédié ses vers « du fond de sa détresse violente » –
À vous ces vers de par la grâce consolante
De vos grands yeux où rit et pleure un rêve doux,
De par votre âme pure et toute bonne, à vous
Ces vers du fond de ma détresse violente.
(« À une femme », in Poèmes saturniens, P. Verlaine, 1866.)
– le poète annonce la couleur :
Soit ! le grandiose échappe à ma dent,
Mais, fi de l’aimable et fi de la lie !
Et je hais toujours la femme jolie,
La rime assonante et l’ami prudent.
(« Résignation », in Poèmes saturniens, P. Verlaine, 1866.)
Verlaine joue avec le symbole dans ses descriptions. Paris :
La lune plaquait ses teintes de zinc
Par angles obtus.
Des bouts de fumée en forme de cinq
Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus.Le ciel était gris. La bise pleurait
Ainsi qu’un basson.Au loin, un matou frileux et discret
Miaulait d’étrange et grêle façon.Moi, j’allais, rêvant du divin Platon
Et de Phidias,
Et de Salamine et de Marathon,
Sous l’œil clignotant des bleus becs de gaz.
(« Croquis parisien », in Poèmes saturniens, P. Verlaine, 1866.)
La nuit :
La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette
De flèches et de tours à jour la silhouette
D’une ville gothique éteinte au lointain gris.
La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris
Secoués par le bec avide des corneilles
Et dansant dans l’air noir des gigues nonpareilles,
Tandis que leurs pieds sont la pâture des loups.
Quelques buissons d’épine épars, et quelques houx
Dressant l’horreur de leur feuillage à droite, à gauche,
Sur le fuligineux fouillis d’un fond d’ébauche.
Et puis, autour de trois livides prisonniers
Qui vont pieds nus, deux cent vingt-cinq pertuisaniers
En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,
Luisent à contre-sens des lances de l’averse.
(« Effet de nuit », in Poèmes saturniens, P. Verlaine, 1866.)
Mais aussi l’aube :
Une aube affaiblie
Verse par les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.La mélancolie
Berce de doux chants
Mon cœur qui s’oublie
Aux soleils couchants.Et d’étranges rêves,
Comme des soleils
Couchants sur les grèves,
Fantômes vermeils,Défilent sans trêves,
Défilent, pareils
À des grands soleils
Couchants sur les grèves.
(« Soleil couchant », in Poèmes saturniens, P. Verlaine, 1866.)
Le crépuscule de sa solitude :
Le couchant dardait ses rayons suprêmes
Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
Les grands nénuphars entre les roseaux
Tristement luisaient sur les calmes eaux.
Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
Au long de l’étang, parmi la saulaie
Où la brume vague évoquait un grand
Fantôme laiteux se désespérant
Et pleurant avec la voix des sarcelles
Qui se rappelaient en battant des ailes
Parmi la saulaie où j’errais tout seul
Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
Des ténèbres vint noyer les suprêmes
Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
Et des nénuphars, parmi les roseaux,
Des grands nénuphars sur les calmes eaux.
(« Promenade sentimentale », in Poèmes saturniens, P. Verlaine, 1866.)
Et encore le crépuscule qui précède la nuit :
La lune est rouge au brumeux horizon ;
Dans un brouillard qui danse la prairie
S’endort fumeuse, et la grenouille crie
Par les joncs verts où circule un frisson ;Les fleurs des eaux referment leurs corolles ;
Des peupliers profilent aux lointains,
Droits et serrés, leurs spectres incertains ;
Vers les buissons errent les lucioles ;Les chats-huants s’éveillent, et sans bruit
Rament l’air noir avec leurs ailes lourdes,
Et le zénith s’emplit de lueurs sourdes.
Blanche, Vénus émerge, et c’est la Nuit.
(« L’heure du berger », in Poèmes saturniens, P. Verlaine, 1866.)
Verlaine est aussi à l’aise pour décrire un dahlia –
Courtisane au sein dur, à l’œil opaque et brun
S’ouvrant avec lenteur comme celui d’un bœuf,
Ton grand torse reluit ainsi qu’un marbre neuf.
Fleur grasse et riche, autour de toi ne flotte aucunArôme, et la beauté sereine de ton corps
Déroule, mate, ses impeccables accords.
Tu ne sens même pas la chair, ce goût qu’au moins
Exhalent celles-là qui vont fanant les foins,Et tu trônes, Idole insensible à l’encens.
— Ainsi le Dahlia, roi vêtu de splendeur,
Élève sans orgueil sa tête sans odeur,
Irritant au milieu des jasmins agaçants !
(« Un dahlia », in Poèmes saturniens, P. Verlaine, 1866.)
– que pour décrire César Borgia, fils du pape Alexandre VI et inspirateur de Machiavel :
Sur fond sombre noyant un riche vestibule
Où le buste d’Horace et celui de Tibulle
Lointains et de profil rêvent en marbre blanc,
La main gauche au poignard et la main droite au flanc,
Tandis qu’un rire doux redresse la moustache,
Le duc CÉSAR en grand costume se détache.
Les yeux noirs, les cheveux noirs et le velours noir
Vont contrastant, parmi l’or somptueux d’un soir,
Avec la pâleur mate et belle du visage
Vu de trois quarts et très-ombré, suivant l’usage
Des Espagnols ainsi que des Vénitiens
Dans les portraits de rois et de patriciens.
Le nez palpite, fin et droit. La bouche, rouge,
Est mince, et l’on dirait que la tenture bouge
Au souffle véhément qui doit s’en exhaler.
Et le regard errant avec laisser-aller
Devant lui, comme il sied aux anciennes peintures,
Fourmille de pensers énormes d’aventures.
Et le front, large et pur, sillonné d’un grand pli,
Sans doute de projets formidables rempli,
Médite sous la toque où frissonne une plume
Élancée hors d’un nœud de rubis qui s’allume.
(« César Borgia », in Poèmes saturniens, P. Verlaine, 1866.)
Verlaine n’a que vingt-deux ans lorsque paraît cet ouvrage ! Entre 1867 et 1869, il continue de publier des poèmes dans diverses revues comme L’International ou La Revue des lettres et des arts. En 1869, il produit un nouveau recueil : les Fêtes galantes. Celui-ci, beaucoup plus léger que le précédent, contient encore quelques poèmes sublimes, comme « Le coquillage » :
Chaque coquillage incrusté
Dans la grotte où nous nous aimâmes
A sa particularitéL’un a la pourpre de nos âmes
Dérobée au sang de nos cœurs
Quand je brûle et que tu t’enflammes ;Cet autre affecte tes langueurs
Et tes pâleurs alors que, lasse,
Tu m’en veux de mes yeux moqueurs ;Celui-ci contrefait la grâce
De ton oreille, et celui-là
Ta nuque rose, courte et grasse ;Mais un, entre autres, me troubla.
(« Le coquillage », in Fêtes galantes, P. Verlaine, 1869.)
Cette même année – 1869 – Verlaine rencontre son épouse malheureuse, Mathilde Mauté. L’alcool, dont il fait une consommation excessive, commence déjà de le détruire à petit feu. Pris de boisson, il va jusqu’à s’en prendre physiquement à sa propre mère…
1870. La France déclare la guerre à la Prusse. Paul Verlaine se marie avec Mathilde. L’Empire s’effondre, Paris est assiégé.
2. Verlaine et Rimbaud
En 1871, Verlaine prend fait et cause pour la Commune. Ses sympathies lui valent d’être révoqué de ses fonctions – il travaille alors au bureau de la presse de l’Hôtel de Ville. Le couple Verlaine-Mathilde, juste marié, s’installe chez les Mauté. Au même moment Arthur Rimbaud, un jeune inconnu, envoie des vers à Paul Verlaine. Ce dernier est intrigué ; une correspondance s’engage et Rimbaud, audacieux, vient à Paris rencontrer son aîné. Et tandis que Mathilde, enceinte, accouche d’un fils nommé Georges, son mari entame une liaison avec le jeune disciple.
Les années 1872 et 1873 sont les prémices d’une descente aux enfers pour la nature instable et portée à l’autodestruction qu’est Paul Verlaine. Il s’enfuit avec son amant en Belgique dans une fugue idyllique, qui, hélas, ne dure pas : les amants se séparent ; Verlaine finit son périple seul, à Londres, tandis que Mathilde est au désespoir. Les choses auraient pu en rester là ; mais Verlaine ne supporte pas la solitude. Il retourne en Belgique et supplie Rimbaud de revenir avec lui ; ce dernier refuse ; ivre, Verlaine lui tire dessus deux coups de revolver et le blesse au poignet. Il est immédiatement incarcéré ; la sanction définitive tombe le 8 août 1873 : deux ans ferme.
Verlaine ne reste pas inactif pendant son emprisonnement. Il envoie à son imprimeur un recueil, Romances sans paroles, qu’il a composé au cours de sa fuite en Belgique. Le volume paraît en 1874. Il contient quelques-uns des plus beaux textes de la langue française. On y retrouve la joie amoureuse d’un Verlaine heureux malgré tout –
C’est l’extase langoureuse,
C’est la fatigue amoureuse,
C’est tous les frissons des bois
Parmi l’étreinte des brises,
C’est, vers les ramures grises,
Le chœur des petites voix.Ô le frêle et frais murmure !
Cela gazouille et susurre,
Cela ressemble au cri doux
Que l’herbe agitée expire…
Tu dirais, sous l’eau qui vire,
Le roulis sourd des cailloux.Cette âme qui se lamente
En cette plainte dormante,
C’est la nôtre, n’est-ce pas ?
La mienne, dis, et la tienne,
Dont s’exhale l’humble antienne
Par ce tiède soir, tout bas ?
(« C’est l’extase langoureuse », in Romances sans paroles, P. Verlaine, 1874.)
– mais aussi une mélancolie latente, par exemple dans ce poème devenu classique :
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville,
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine !
(« Il pleure dans mon cœur », in Romances sans paroles, P. Verlaine, 1874.)
Verlaine n’oublie pas Mathilde :
Ô triste, triste était mon âme
À cause, à cause d’une femme.
Je ne me suis pas consolé
Bien que mon cœur s’en soit allé.
(« Ô triste, triste était mon âme », in Romances sans paroles, P. Verlaine, 1874.)
Et après avoir décrit en vers les paysages belges, il chante l’amour dans des « Aquarelles » poétiques :
Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon cœur, qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée,
Rêve des chers instants qui la délasseront.Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encore de vos derniers baisers ;
Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.
(« Green », in Romances sans paroles, P. Verlaine, 1874.)
Cette même année – 1874 – un jugement prononce la séparation de corps et biens. Verlaine vit alors une véritable crise mystique ; il demande la communion et compose, coup sur coup, dix sonnets religieux destinés à un nouveau recueil : Cellulairement. Tout de suite, Verlaine prévient le lecteur :
Et de ce que ces vers maladifs
Furent faits en prison, pour tout dire,
On ne va pas crier au martyre :
Que Dieu vous garde des expansifs !On vous donne un livre fait ainsi ;
Prenez-le pour ce qu’il vaut en somme.
C’est l’œgri somnia d’un brave homme
Étonné de se trouver ici.
(« Au lecteur », in Cellulairement, P. Verlaine.)
Le poète s’adapte vite à sa condition nouvelle de condamné :
Allons, frères, bons vieux voleurs,
Doux vagabonds,
Filous en fleur,
Mes chers, mes bons,
Fumons philosophiquement,
Promenons-nous
Paisiblement :
Rien faire est doux.
(« Autre », in Cellulairement, P. Verlaine.)
Pourtant, il n’a pas la conscience tout à fait tranquille :
Avec les yeux d’une tête de mort
Que la lune encore décharne,
Tout mon passé – disons tout mon remord –
Ricane à travers ma lucarne.
(« Un pouacre », in Cellulairement, P. Verlaine.)
Après avoir adressé un poème à sa femme (« Mais moi j’ai gardé la mémoire / De votre rose, et c’est ma gloire / De penser encore à cela »), il profite de son séjour en prison pour faire son introspection :
Ô Belgique, qui m’as valu ce dur loisir,
Merci ! J’ai pu du moins réfléchir, et saisir,
Dans le silence doux et blanc de tes cellules,
Les raisons qui fuyaient, comme des libellules,
À travers les roseaux bavards d’un monde vain,
Les raisons de mon être immortel et divin,
Et les étiqueter, comme en un beau musée
Dans les cases en fin cristal de ma pensée…
Mais, ô Belgique, assez de ce huis clos têtu,
Ouvre enfin, car c’est bon pour une fois, sais-tu ?
(« Ô Belgique », in Cellulairement, P. Verlaine.)
16 janvier 1875. Verlaine est libéré. Après avoir retrouvé en Allemagne son ami Rimbaud pour la dernière fois, il part en Angleterre pour enseigner et rencontre le poète Germain Nouveau. Une nouvelle vie commence.
3. La gloire
Entre 1877 et 1880, Verlaine est professeur, d’abord en Angleterre puis à Rethel (dans les Ardennes). Incorrigible, il noue une nouvelle idylle avec l’un de ses élèves, Lucien Létinois. En 1880 il publie un nouveau recueil intitulé Sagesse. Mais Verlaine s’ennuie… N’y tenant plus, il revient finalement à Paris, la capitale si chère à son cœur, et y fait en 1882 une rentrée triomphale en publiant son fameux « Art poétique » dans la revue Paris-Moderne. Le poème fait polémique ; il fait aussi école, et les jeunes talents se pressent autour du nouveau maître.
En 1884, Verlaine publie un chef-d’œuvre, sans doute l’un de ses plus beaux recueils : Jadis et Naguère. On trouve toute l’expression du génie verlainien, dans le sonnet « Intérieur », par exemple, où il imagine l’ameublement d’une pièce qui n’est autre que son âme :
À grands plis sombres une ample tapisserie
De haute lice, avec emphase descendrait
Le long des quatre murs immenses d’un retrait
Mystérieux où l’ombre au luxe se marie.Les meubles vieux, d’étoffe éclatante flétrie,
Le lit entr’aperçu vague comme un regret,
Tout aurait l’attitude et l’âge du secret,
Et l’esprit se perdrait en quelque allégorie.Ni livres, ni tableaux, ni fleurs, ni clavecins ;
Seule, à travers les fonds obscurs, sur des coussins,
Une apparition bleue et blanche de femmeTristement sourirait — inquiétant témoin —
Au lent écho d’un chant lointain d’épithalame,
Dans une obsession de musc et de benjoin.
(« Intérieur », in Jadis et Naguère, P. Verlaine, 1884.)
Aux poèmes remplis d’allusions salaces, inutilement vulgaires et qui gâchent une partie de l’œuvre, se mêlent de très belles compositions, comme celle-ci :
Despotique, pesant, incolore, l’Été,
Comme un roi fainéant présidant un supplice,
S’étire par l’ardeur blanche du ciel complice
Et baille. L’homme dort loin du travail quitté.L’alouette au matin, lasse, n’a pas chanté.
Pas un nuage, pas un souffle, rien qui plisse
Ou ride cet azur implacablement lisse
Où le silence bout dans l’immobilité.L’âpre engourdissement a gagné les cigales
Et sur leur lit étroit de pierres inégales
Les ruisseaux à moitié taris ne sautent plus.Une rotation incessante de moires
Lumineuses étend ses flux et ses reflux…
Des guêpes, çà et là volent, jaunes et noires.
(« Allégorie », in Jadis et Naguère, P. Verlaine, 1884.)
Ou celle-ci :
Donne ta main, retiens ton souffle, asseyons-nous
Sous cet arbre géant où vient mourir la brise
En soupirs inégaux sous la ramure grise
Que caresse le clair de lune blême et doux.Immobiles, baissons nos yeux vers nos genoux.
Ne pensons pas, rêvons. Laissons faire à leur guise
Le bonheur qui s’enfuit et l’amour qui s’épuise,
Et nos cheveux frôlés par l’aile des hiboux.Oublions d’espérer. Discrète et contenue,
Que l’âme de chacun de nous deux continue
Ce calme et cette mort sereine du soleil.Restons silencieux parmi la paix nocturne :
Il n’est pas bon d’aller troubler dans son sommeil
La nature, ce dieu féroce et taciturne.
(« Circonspection », in Jadis et Naguère, P. Verlaine, 1884.)
Jadis et Naguère est le recueil le plus surprenant de Verlaine. La composition est inégale, mélangée ; mais on retrouve toujours le ton léger de l’auteur des Fêtes galantes :
Quand déjà pétillait et flambait le bûcher,
Jeanne qu’assourdissait le chant brutal des prêtres,
Sous tous ces yeux dardés de toutes ces fenêtres
Sentit frémir sa chair et son âme broncher.Et semblable aux agneaux que revend au boucher
Le pâtour qui s’en va sifflant des airs champêtres,
Elle considéra les choses et les êtres
Et trouva son seigneur bien ingrat et léger.C’est mal, gentil Bâtard, doux Charles, bon Xaintrailles,
De laisser les Anglais faire ces funérailles
À qui leur fit lever le siège d’Orléans.Et la Lorraine, au seul penser de cette injure,
Tandis que l’étreignait la mort des mécréants,
Las ! pleura comme eût fait une autre créature.
(« La pucelle », in Jadis et Naguère, P. Verlaine, 1884.)
En un seul sonnet, « La princesse Bérénice », Verlaine fait revivre toute la tragédie racinienne :
Sa tête fine dans sa main toute petite,
Elle écoute le chant des cascades lointaines,
Et dans la plainte langoureuse des fontaines,
Perçoit comme un écho béni du nom de Tite.Elle a fermé ses yeux divins de clématite
Pour bien leur peindre, au cœur des batailles hautaines,
Son doux héros, le mieux aimant des capitaines,
Et, Juive, elle se sent au pouvoir d’Aphrodite.Alors un grand souci la prend d’être amoureuse,
Car dans Rome une loi bannit, barbare, affreuse,
Du trône impérial toute femme étrangère.Et sous le noir chagrin dont sanglote son âme,
Entre les bras de sa servante la plus chère,
La reine, hélas ! défaille et tendrement se pâme.
(« La princesse Bérénice », in Jadis et Naguère, P. Verlaine, 1884.)
Verlaine a conquis la capitale. Il s’y installe définitivement en 1885. Mais il est décidément incorrigible ; cette même année, il doit encore faire un mois de prison pour coups et menaces de mort contre sa propre mère. Cette dernière rend son dernier soupir en 1886 – l’année où Verlaine publie l’une de ses rares œuvres en prose, Les Mémoires d’un veuf.
4. La chute
Les dix dernières années de la vie de Verlaine sont tragiques et pathétiques. Malade à force de boisson, ruiné, il enchaîne les séjours à l’hôpital et fréquente des prostituées douteuses – Philomène Boudin, Eugénie Krantz. Il écrit des ouvrages en prose (Mes hôpitaux, Mes prisons), ainsi que des recueils érotiques vulgaires et décadents (Femmes, Hombres).
À partir de 1892, Verlaine part faire une tournée de conférences qui l’entraîne en Hollande, en Belgique et en Angleterre. En 1894, il est élu « Prince des poètes » à la mort de Leconte de Lisle.
En 1895 paraissent ses Confessions.
Verlaine, devenu misérable, meurt de maladie le 8 janvier 1896.
Lectures conseillées :
- Premiers vers, P. Verlaine, 1864.
- Poèmes saturniens, P. Verlaine, 1866.
- Fêtes galantes, P. Verlaine, 1869.
- Romances sans paroles et Cellulairement, P. Verlaine, 1874.
- Sagesse, P. Verlaine, 1880.
- Jadis et Naguère, P. Verlaine, 1884.