Sören Kierkegaard a donné dans Enten-Eller l’une des plus belles définitions du poète :
Qu’est-ce qu’un poète ? Un homme malheureux qui cache dans son cœur de profondes souffrances, mais dont les lèvres sont ainsi faites qu’elles transforment le soupir et le cri qui en jaillissent en une belle musique.
Lui-même se plaisait à saupoudrer sa philosophie de prose poétique. Mais qui est Kierkegaard ? Ce philosophe danois est en général assez peu connu du grand public. Sa pensée a pourtant eu une influence certaine sur le courant existentialiste porté par Sartre et Camus dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Nous ne reviendrons ni sur sa vie ni sur sa philosophie car un article a déjà été consacré à ce sujet (cliquer ici). Nous nous intéresserons plutôt à l’une des parties de son ouvrage principal : Enten-Eller (publié en français sous le titre Ou bien… ou bien…). Cette partie, intitulée « Diapsalmata », est un journal intime fictif censé être tenu par un homme désespéré bloqué au stade esthétique de l’existence.
Fictif ? Pas seulement ; car les « Diapsalmata » sont en réalité une reprise textuelle du propre journal tenu par Kierkegaard pendant sa période de désespoir. Plus qu’une thèse philosophique, ce livre est ainsi un témoignage de première main qui nous renseigne sur l’homme mystérieux qu’était le père de l’existentialisme.
1. Le sens de l’existence
Sören Kierkegaard a été victime vers 1834 d’une terrible crise mystique qu’il a lui-même qualifiée de « grand tremblement de terre ». Cette crise l’a amené à rompre avec sa famille et à se jeter avec fureur et passion dans une vie de plaisirs jusqu’en 1838. Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, cette période n’a pas été heureuse pour le philosophe – qui cherchait, en réalité, à masquer un sentiment de vide et d’impuissance. À quoi bon vivre ? se demandait sans cesse Kierkegaard. On retrouve dans les « Diapsalmata » ce questionnement intense, continu et désespéré sur la signification de sa présence sur terre. La mélancolie ne le quitte jamais :
Outre mon cercle d’amis nombreux, je possède un confident intime : ma mélancolie. Pendant mes plaisirs, à l’heure du travail, elle me fait signe d’approcher, elle m’attire près d’elle malgré mon corps inerte. Ma mélancolie est la plus fidèle maîtresse que j’aie jamais connue. Qu’y a-t-il alors d’étonnant à ce que je l’aime aussi ?
Cette mélancolie noircit l’existence de Kierkegaard et fait de sa vie un véritable poison :
La vie m’est devenue un amer breuvage, qu’il me faut pourtant prendre goutte à goutte, lentement et en comptant.
L’auteur mystérieux des « Diapsalmata » – qui n’est autre que celui d’Enten-Eller – est en proie au « stade esthétique ». Il ne recherche que des sensations instantanées, il ne pense pas sur le temps long mais raisonne en terme d’immédiateté. Il n’a ni valeurs, ni passion à donner à son existence : aussi cette dernière est-elle désespérante et mélancolique – l’on pense à Madame Bovary, la prisonnière la plus emblématique du stade esthétique, qui finit par se suicider. Kierkegaard va jusqu’à reprocher à l’époque entière sa « mesquinerie » –
Laissons les autres gémir sur la méchanceté de l’époque. Moi, je me plains de sa mesquinerie ; car elle est sans passion. […] Voilà pourquoi mon âme se retourne toujours vers l’Ancien Testament et vers Shakespeare. Là du moins on sent que ce sont des hommes qui parlent : là on hait – là on aime, on tue son ennemi, on maudit sa progéniture à travers toutes les générations – là on pèche.
– et tire dans un constat désabusé une formule magnifique sur la misère de l’existence :
La meilleure preuve de la misère de l’existence est celle qu’on tire de la contemplation de sa magnificence.
L’esthète Kierkegaard est incapable de concevoir la spiritualité propre au « stade religieux » de l’existence. Il n’a pas encore le filtre de la foi ; sans ce filtre il voit la vie à nu, dans toute l’horreur de son absurdité. Les esthètes qui l’entourent sont, comme lui, incapables de s’élever à des strates supérieures qui dépassent celle des plaisirs immédiats.
Il arriva que le feu prit dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On pensa qu’il faisait de l’esprit et on l’applaudit ; il insista ; on rit de plus belle. C’est ainsi, je pense, que périra le monde : dans la joie générale des gens spirituels qui croiront à une farce.
L’auteur des « Diapsalmata », malgré tout, se questionne ; et ce faisant il marche vers les autres étapes de l’existence. Ce positionnement entre plusieurs stades (Ou bien… ou bien…) est douloureux et lui donne une impression de grande solitude.
Je n’ai qu’un seul ami, – c’est l’écho. pourquoi est-il mon ami ? Parce que j’aime ma peine et qu’il ne me l’enlève pas. Je n’ai qu’un seul confident, – c’est le silence de la nuit. Et pourquoi est-il mon confident ? parce qu’il se tait.
Kierkegaard ne peut alors s’empêcher de sombrer dans le désespoir ; plongé dans le stade esthétique, malheureux d’y être, incapable d’en sortir, il ne comprend plus le sens même de la vie.
Ma vie est vide de tout sens. Quand j’en examine les diverses époques elle ressemble à ce mot « Schnur » qui selon le dictionnaire signifie, premièrement un lacet et, deuxièmement, une bru. Il ne manquerait plus que le mot Schnur signifiât encore un chameau et enfin un houssoir.
Comme Sartre et sa nausée, Kierkegaard parvient à la pleine conscience de son individualité et de la liberté que celle-ci implique. Il pense, comme l’auteur des Mots, que « l’homme est condamné à être libre » et s’oppose ainsi à la pensée de système portée par son aîné Hegel. C’est à l’homme en tant qu’individu qu’il incombe de faire les choix qui lui permettront de justifier son existence ; nul déterminisme, nulle structure ne peut justifier un mauvais mode de vie. De là un vertige presque métaphysique… et des conclusions qui s’opposent entre les deux philosophes, notamment sur la question du religieux.
Les « Diapsalmata » ne sont pas uniquement focalisés sur le désespoir ; Kierkegaard mêle à ces réflexions un thème sur le temps et les souvenirs qui fait penser aux plus belles pages de La Recherche proustienne.
2. Le temps
Comme tous les grands auteurs Kierkegaard s’est exprimé sur le temps qui passe. Impossible de ne pas penser au Temps retrouvé en lisant ces quelques lignes –
À mon avis, rien n’est plus dangereux que de se souvenir. Lorsque je me souviens d’une circonstance de la vie, c’est qu’elle a elle-même cessé d’exister. On dit que la séparation donne un renouveau à l’amour et c’est tout à fait vrai, mais elle le fait d’une manière purement poétique. Vivre dans le souvenir est la façon de vivre la plus parfaite qu’on puisse imaginer. Le souvenir rassasie mieux que toute réalité et il est empreint d’une sérénité qu’aucune réalité ne possède. Un événement dont on se souvient est déjà entré dans l’éternité et ne présente plus aucun intérêt temporel.
– et encore cette conclusion, qui résume aussi bien toute La Recherche :
Seul l’amour du souvenir est heureux.
Kierkegaard s’exprime volontiers par le biais de comparaisons et des métaphores éthérées qui donnent à sa prose poétique un côté romantique :
Ma peine est mon château seigneurial, perché là-haut, comme un nid d’aigle, sur le faîte des montagnes, au milieu des nuages ; personne ne peut l’assaillir. De là, je prends mon vol, je descends dans la réalité et saisis ma proie ; mais je n’y reste pas, j’emporte ma proie chez moi. Cette proie, c’est une image que je tisse dans les tapisseries de mon château. Puis je vis comme un défunt. Je plonge tout ce qui a été vécu dans le baptême de l’oubli, pour l’éternité du souvenir. Tout ce qui était temporel et fortuit est oublié, effacé. Alors, comme un vieillard à la tête blanchie par les années, pensif, j’explique les images à voix basse, presque en chuchotant ; à mon côté, un enfant m’écoute, quoique avant même que je le raconte il se souvienne de tout.
On le comprend, Kierkegaard chemine en réalité déjà vers le stade religieux ; il a en effet pleinement conscience que la jouissance, la possession immédiate ne sont que des futilités qui appellent toujours à vouloir plus et à se trouver indéfiniment inassouvi. Aussi faut-il se détacher du matériel.
Qu’est la jeunesse ? Un rêve. Et l’amour ? L’objet du rêve.
Kierkegaard entrevoit même ce stade religieux qu’il cherche tant sans le savoir.
Y a-t-il quelque chose qui pourrait me distraire ? Oui, observer une fidélité qui résisterait à toutes les épreuves, un enthousiasme capable de tout supporter, une foi qui transporterait les montagnes ; concevoir une pensée qui unirait le fini et l’infini. Mais le doute empoisonné de mon âme consume tout. Mon âme est comme la Mer Morte qu’aucun oiseau ne peut survoler ; celui qui s’y risque, à mi-chemin, vaincu, s’abîme dans la mort et l’anéantissement.
Il n’a, hélas, pas encore trouvé la voie qui l’y mènera ; et ce faisant il se croit, comme sans doute beaucoup de ses contemporains, condamné au malheur.
Lecture conseillée :
- Ou bien… ou bien…, S. Kierkegaard, 1843
Proust a-t-il lu kierkegaard ?
Madame ou Monsieur,
Je vous avoue bien humblement que je n’en sais rien. Je ferai des recherches en ce sens. Je reviendrai vers vous si je trouve quelque chose.
Bien cordialement,
Paul