Balzac est un génie. Mort à cinquante et un ans au terme d’une terrible agonie – que l’on lise dans les Choses vues de Victor Hugo le témoignage de ses dernières heures –, il a passé toute une vie à combler des dettes par son seul talent, et la hauteur de celles-ci donne une idée de la grandeur de celui-là.
Balzac, qui disait en parlant de Napoléon : « Ce qu’il a accompli par l’épée, je le ferai par la plume » est mort au même âge que l’exilé de Sainte-Hélène ; on peut dire qu’il a réussi son pari : il a marqué l’histoire des lettres autant que l’empereur celui des armes.
L’auteur de la Comédie humaine n’est pas qu’un romancier ; il est d’abord et avant tout le « secrétaire » de la Société française – pour reprendre ses mots. Il écrit : « Le hasard est le plus grand romancier du monde : pour être fécond, il n’y a qu’à l’étudier. » Et en décrivant le hasard, il se fait le témoin majeur d’une époque ayant marqué un véritable tournant dans l’organisation économique, philosophique et politique des cultures occidentales.
Balzac, enfin, est un incroyable observateur ; ses yeux voient tout ce qu’il faut voir et ses sens perçoivent tout ce qu’il faut percevoir. Comme il le dit lui-même, « raisonner là où il faut sentir est le propre des âmes sans portée. » Or, lui sait parfaitement sélectionner les détails les plus parlants, rendre par l’écriture les mimiques et les comportements les plus fins et les plus éloquents, retranscrire les illusions perdues et les déceptions lentes, les chagrins sentimentaux et les revers de fortune.
Stefan Zweig, dans sa belle biographie de Balzac, montre à quel point les femmes ont été touchées par l’analyse qu’il a faite de leur condition sociale. Mieux que personne, mieux peut-être – oserons-nous le dire ? – que n’importe quelle femme, il a su décrire l’oppression terrible que constitue le jeu social du mariage et la dépression lente qui s’empare des épouses déçues par une union ratée et une insatisfaisante maternité.
Tandis que Balzac désespère déjà de réussir à trouver une femme, les femmes se mettent à le rechercher. Elles aiment toujours, entre tous, les écrivains qui s’occupent d’elles, et la partialité de Balzac peignant en elles des victimes malheureuses et incomprises de l’homme, son indulgence qui excuse toutes leurs fautes, sa sympathie pour toutes celles que l’on abandonne, que l’on repousse, que l’âge a fanées, n’a pas seulement attiré sur lui la curiosité des Parisiennes et des Françaises. De tous les coins imaginables de la province, d’Allemagne, de Russie, de Pologne arrivent des lettres à ce connaisseur des sommets et des abîmes.
(Balzac : le roman de sa vie, S. Zweig)
Balzac, dans La Femme de trente ans, fait une peinture de la femme d’un réalisme saisissant où la description se mêle à la poésie. L’auteur, qui écrivait dans La Peau de chagrin que « chaque suicide est un poème sublime de mélancolie », voit par une distinction originale le bonheur dans l’unité et la poésie dans la multiplicité qui marque la douleur.
Le ciel et l’enfer sont deux grands poèmes qui formulent les deux seuls points sur lesquels tourne notre existence : la joie ou la douleur. Le ciel n’est-il pas, ne sera-t-il pas toujours une image de l’infini de nos sentiments qui ne sera jamais peint que dans ses détails, parce que le bonheur est un ; et l’enfer ne représente-t-il pas les tortures infinies de nos douleurs dont nous pouvons faire œuvre de poésie, parce qu’elles sont toutes dissemblables ?
Le parallèle avec Baudelaire est saisissant ; l’auteur des Fleurs du mal écrivait dans un article sur Wagner publié en 1861 que « tout cerveau bien conformé porte en lui deux infinis, le ciel et l’enfer, et dans toute image de l’un de ces infinis il reconnaît subitement la moitié de lui-même. »
Balzac, qui voit la poésie dans la douleur, est donc à la fois baudelairien et flaubertien et La Femme de trente ans, plus qu’un roman, est un véritable poème. L’auteur, plus que jamais réaliste – all is true – y décrit les multiples facettes d’une femme aux différents âges de sa vie, – et qui souffre.
1. La jeunesse – quinze ans
Julie d’Aiglemont est une jeune fille avant que d’être une femme. C’est l’innocence qui caractérise l’enfance, Balzac le sait bien – et l’innocence est bien le trait mis en avant dans la description de la jeune Julie. Elle n’est d’ailleurs pas seule : elle a encore besoin d’un tuteur, d’un vieux père un peu caricatural chargé de lui apprendre la vie du haut de ses années passées. Mais laissons l’écrivain décrire la fraîcheur de la jeune fille, à travers, bien entendu, les yeux de celui qui l’aime le plus :
Il semblait avoir de la coquetterie pour sa fille, et jouissait peut-être plus qu’elle des œillades que les curieux lançaient sur ses petits pieds chaussés de brodequins en prunelle puce, sur une taille délicieuse dessinée par une robe à guimpe, et sur le cou frais qu’une collerette brodée ne cachait pas entièrement. Les mouvements de la marche relevaient par instants la robe de la jeune fille, et permettaient de voir, au-dessus des brodequins, la rondeur d’une jambe finement moulée par un bas de soie à jours. Aussi, plus d’un promeneur dépassa-t-il le couple pour admirer ou pour revoir la jeune figure autour de laquelle se jouaient quelques rouleaux de cheveux bruns, et dont la blancheur et l’incarnat étaient rehaussés autant par les reflets du satin rose qui doublait une élégante capote que par le désir et l’impatience qui pétillaient dans tous les traits de cette jolie personne. Une douce malice animait ses beaux yeux noirs, fendus en amande, surmontés de sourcils bien arqués, bordés de longs cils et qui nageaient dans un fluide pur. La vie et la jeunesse étalaient leurs trésors sur ce visage mutin et sur un buste, gracieux encore, malgré la ceinture alors placée sous le sein. Insensible aux hommages, la jeune fille regardait avec une espèce d’anxiété le château des Tuileries, sans doute le but de sa pétulante promenade. Il était midi moins un quart. Quelque matinale que fût cette heure, plusieurs femmes, qui toutes avaient voulu se montrer en toilette, revenaient du château, non sans retourner la tête d’un air boudeur, comme si elles se repentaient d’être venues trop tard pour jouir d’un spectacle désiré. Quelques mots échappés à la mauvaise humeur de ces belles promeneuses désappointées et saisis au vol par la jolie inconnue, l’avaient singulièrement inquiétée. Le vieillard épiait d’un œil plus curieux que moqueur les signes d’impatience et de crainte qui se jouaient sur le charmant visage de sa compagne, et l’observait peut-être avec trop de soin pour ne pas avoir quelque arrière-pensée paternelle.
Qui aime bien châtie bien, dit le proverbe, et le père de Julie doit furieusement l’aimer pour la rabrouer comme il va le faire l’instant d’après. Car sa fille est amoureuse, bêtement amoureuse, et ni l’auteur ni les lecteurs ne sont dupes. Tout au long du roman Balzac va chercher à prévenir sa créature pour la sauver du piège de ses passions. Le voici, sous les traits du père, qui en faisant la morale à Julie tente un premier sauvetage :
— Eh ! bien, mon enfant, écoute-moi. Les jeunes filles se créent souvent de nobles, de ravissantes images, des figures tout idéales, et se forgent des idées chimériques sur les hommes, sur les sentiments, sur le monde ; puis elles attribuent innocemment à un caractère les perfections qu’elles ont rêvées, et s’y confient ; elles aiment dans l’homme de leur choix cette créature imaginaire ; mais plus tard, quand il n’est plus temps de s’affranchir du malheur, la trompeuse apparence qu’elles ont embellie, leur première idole enfin se change en un squelette odieux. Julie, j’aimerais mieux te savoir amoureuse d’un vieillard que de te voir aimant le colonel. Ah ! si tu pouvais te placer à dix ans d’ici dans la vie, tu rendrais justice à mon expérience. Je connais Victor : sa gaieté est une gaieté sans esprit, une gaieté de caserne, il est sans talent et dépensier. C’est un de ces hommes que le ciel a créés pour prendre et digérer quatre repas par jour, dormir, aimer la première venue et se battre. Il n’entend pas la vie. Son bon cœur, car il a bon cœur, l’entraînera peut-être à donner sa bourse à un malheureux, à un camarade ; mais il est insouciant, mais il n’est pas doué de cette délicatesse de cœur qui nous rend esclaves du bonheur d’une femme ; mais il est ignorant, égoïste… Il y a beaucoup de mais.
Balzac est un auteur réaliste : aussi n’est-il pas surprenant que Julie n’écoute pas son père. Bovary avant l’heure, poussée par son désir immédiat plus que par son véritable cœur, elle saute le pas et se lance pleine d’allant et d’entrain dans l’éternelle prison du mariage.
2. Le mariage – vingt ans
Julie est mariée à Victor d’Aiglemont. La belle heureuse unité de sa jeunesse s’efface. Les plis, les teintes inquiétantes commencent à se multiplier sur son visage et ses vêtements ; le poème commence.
Julie avança la tête hors de la calèche. Un bonnet de martre lui servait de coiffure, et les plis du manteau fourré dans lequel elle était enveloppée déguisaient si bien ses formes qu’on ne pouvait plus voir que sa figure. Julie d’Aiglemont ne ressemblait déjà plus à la jeune fille qui courait naguère avec joie et bonheur à la revue des Tuileries. Son visage, toujours délicat, était privé des couleurs roses qui jadis lui donnaient un si riche éclat. Les touffes noires de quelques cheveux défrisés par l’humidité de la nuit faisaient ressortir la blancheur mate de sa tête, dont la vivacité semblait engourdie. Cependant ses yeux brillaient d’un feu surnaturel ; mais au-dessous de leurs paupières, quelques teintes violettes se dessinaient sur les joues fatiguées.
La nouvelle comtesse peut heureusement compter sur une amie précieuse, la comtesse de Listomère – qui « meurt de joie » au retour des Bourbons (!). Madame de Listomère, après le père de Julie, se fait à son tour le relais des tiers observateurs – car le roman La Femme de trente ans est rempli d’interventions de l’auteur-narrateur ; Balzac ne cesse de vouloir venir en aide à sa protégée, par le biais du père, de l’amie ou, comme nous allons le voir, du prêtre ; mais, perversité de l’écrivain ou indépendance du personnage qui échappe à son créateur, Madame d’Aiglemont refuse d’un bout à l’autre d’écouter les conseils qu’on lui donne et sombre dans le désespoir. Balzac, comme l’a brillamment démontré René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque, est d’abord et avant tout un moraliste : loin d’encourager la liberté des pulsions, il met en garde contre le prétendu désir spontané.
Madame de Listomère, donc, cherche à secourir son amie Julie accablée de malheur.
La comtesse était une de ces femmes nées pour être aimables, et qui semblent apporter avec elles le bonheur. Sa société devint si douce et si précieuse à madame de Listomère, qu’elle s’affola de sa nièce, et désira ne plus la quitter. Un mois suffit pour établir entre elles une éternelle amitié. La vieille dame remarqua, non sans surprise, les changements qui se firent dans la physionomie de madame d’Aiglemont. Les couleurs vives qui embrasaient le teint s’éteignirent insensiblement, et la figure prit des tons mats et pâles. En perdant son éclat primitif, Julie devenait moins triste. Parfois la douairière réveillait chez sa jeune parente des élans de gaieté ou des rires folâtres bientôt réprimés par une pensée importune. Elle devina que ni le souvenir paternel ni l’absence de Victor n’étaient la cause de la mélancolie profonde qui jetait un voile sur la vie de sa nièce ; puis elle eut tant de mauvais soupçons qu’il lui fut difficile de s’arrêter à la véritable cause du mal, car nous ne rencontrons peut-être le vrai que par hasard.
Hélas, le « hasard », qui est le maître-mot du romancier Balzac, est autant synonyme du vrai que du malheur. Madame de Listomère disparaît et la comtesse se retrouve cette fois-ci bien seule au monde.
La marquise, chargée de tous les malheurs de cette triste existence, devait sourire encore à son maître imbécile, parer de fleurs une maison de deuil, et afficher le bonheur sur un visage pâli par de secrets supplices. Cette responsabilité d’honneur, cette abnégation magnifique donnèrent insensiblement à la jeune marquise une dignité de femme, une conscience de vertu qui lui servirent de sauvegarde contre les dangers du monde.
3. Le premier amant – vingt-six ans
Comme Emma Bovary, Julie d’Aiglemont est l’illustration parfaite de la théorie kierkegaardienne des trois stades de l’existence. D’abord soumise au stade esthétique, elle se rue aux plaisirs immédiats. Puis, le mariage l’enferme brusquement dans le carcan du stade éthique : tenue de garder l’apparence du devoir, elle se sent terriblement malheureuse car corsetée dans un système beaucoup trop difficile à supporter. La comtesse pourrait trouver dans la religion une magnifique porte de sortie ; et cette issue de secours lui est présentée par le romancier-démiurge au travers du prêtre qui tente de la convertir. Pour la troisième fois, l’auteur cherche à sauver son héroïne. Julie d’Aiglemont, comme Bovary, va cependant choisir de s’extraire de l’éthique par l’esthétique : en d’autres termes, de tromper l’ennui de son mariage en trompant son mari.
Les pièges les plus tentants sont ceux qui offrent un plaisir immédiat – mais de plus en plus fugitif. Comme la jeune fille était tombée dans le piège du mariage, la femme tombe dans le piège de la tromperie :
Cette Julie semblait être une nouvelle femme. La marquise avait les franches couleurs de la santé. Ses yeux, vivifiés par une féconde puissance, étincelaient à travers une humide vapeur, semblable au fluide qui donne à ceux des enfants d’irrésistibles attraits. Elle souriait à plein, elle était heureuse de vivre, et concevait la vie. À la manière dont elle levait ses pieds mignons, il était facile de voir que nulle souffrance n’alourdissait comme autrefois ses moindres mouvements, n’alanguissait ni ses regards, ni ses paroles, ni ses gestes. Sous l’ombrelle de soie blanche qui la garantissait des chauds rayons du soleil, elle ressemblait à une jeune mariée sous son voile, à une vierge prête à se livrer aux enchantements de l’amour.
Julie ne fait que reculer pour mieux sauter ; si elle trouve au départ une satisfaction dans sa nouvelle idylle, le contre-coup est terrible. Quand elle s’aperçoit de la vanité de ses divertissements, elle contemple le néant et se retrouve soudain, comme Pascal, prise de vertiges métaphysiques.
Cette femme avait vingt-six ans. À cet âge, une âme encore pleine de poétiques illusions aime à savourer la mort, quand elle lui semble bienfaisante. Mais la mort a de la coquetterie pour les jeunes gens ; pour eux, elle s’avance et se retire, se montre et se cache ; sa lenteur les désenchante d’elle, et l’incertitude que leur cause son lendemain finit par les rejeter dans le monde où ils rencontreront la douleur, qui, plus impitoyable que ne l’est la mort, les frappera sans se laisser attendre. Or, cette femme qui se refusait à vivre allait éprouver l’amertume de ces retardements au fond de sa solitude, et y faire, dans une agonie morale que la mort ne terminerait pas, un terrible apprentissage d’égoïsme qui devait lui déflorer le cœur et le façonner au monde.
4. Le second amant : trente ans
Julie a goûté une fois au charme de la tromperie et cette seule fois a suffi pour lancer son addiction, une addiction qui sera mortelle et destructrice. Après Lord Grenville, c’est le jeune marquis de Vandenesse – personnage fameux de la Comédie humaine – qui sert de produit de synthèse à la dépendante qu’est devenue la femme malheureuse. Julie d’Aiglemont a alors atteint l’âge qui est, pour Balzac, le sommet de la poésie humaine : trente ans. La femme est à ce moment précis pile entre le ciel et l’enfer et compose le poème idéal : elle conserve encore les attraits d’une jeunesse belle par la pureté de ses lignes et accuse déjà le coup d’une vie marquée par de douloureux apprentissages ; puisque l’innocence autant que le vice sont des objets de poésie, la femme qui combine ces deux catalyseurs de beauté est presque la créature parfaite.
Personne, aucun écrivain, ni avant ni après la publication de La Femme de trente ans, n’a mieux résumé que Balzac dans ces quelques lignes tout le physique et tout le moral contenus dans une jeune femme, mariée, volage, et terriblement malheureuse :
La marquise, alors âgée de trente ans, était belle quoique frêle de formes et d’une excessive délicatesse. Son plus grand charme venait d’une physionomie dont le calme trahissait une étonnante profondeur dans l’âme. Son œil plein d’éclat, mais qui semblait voilé par une pensée constante, accusait une vie fiévreuse et la résignation la plus étendue. Ses paupières, presque toujours chastement baissées vers la terre, se relevaient rarement. Si elle jetait des regards autour d’elle, c’était par un mouvement triste, et vous eussiez dit qu’elle réservait le feu de ses yeux pour d’occultes contemplations. Aussi tout homme supérieur se sentait-il curieusement attiré vers cette femme douce et silencieuse. Si l’esprit cherchait à deviner les mystères de la perpétuelle réaction qui se faisait en elle du présent vers le passé, du monde à sa solitude, l’âme n’était pas moins intéressée à s’initier aux secrets d’un cœur en quelque sorte orgueilleux de ses souffrances. En elle, rien d’ailleurs ne démentait les idées qu’elle inspirait tout d’abord. Comme presque toutes les femmes qui ont de très-longs cheveux, elle était pâle et parfaitement blanche. Sa peau, d’une finesse prodigieuse, symptôme rarement trompeur, annonçait une vraie sensibilité, justifiée par la nature de ses traits qui avaient ce fini merveilleux que les peintres chinois répandent sur leurs figures fantastiques. Son cou était un peu long peut-être ; mais ces sortes de cous sont les plus gracieux, et donnent aux têtes de femmes de vagues affinités avec les magnétiques ondulations du serpent. S’il n’existait pas un seul des mille indices par lesquels les caractères les plus dissimulés se révèlent à l’observateur, il lui suffirait d’examiner attentivement les gestes de la tête et les torsions du cou, si variées, si expressives, pour juger une femme. Chez madame d’Aiglemont, la mise était en harmonie avec la pensée qui dominait sa personne. Les nattes de sa chevelure largement tressée formaient au-dessus de sa tête une haute couronne à laquelle ne se mêlait aucun ornement, car elle semblait avoir dit adieu pour toujours aux recherches de la toilette. Aussi ne surprenait-on jamais en elle ces petits calculs de coquetterie qui gâtent beaucoup de femmes. Seulement, quelque modeste que fût son corsage, il ne cachait pas entièrement l’élégance de sa taille. Puis le luxe de sa longue robe consistait dans une coupe extrêmement distinguée ; et, s’il est permis de chercher des idées dans l’arrangement d’une étoffe, on pourrait dire que les plis nombreux et simples de sa robe lui communiquaient une grande noblesse. Néanmoins, peut-être trahissait-elle les indélébiles faiblesses de la femme par les soins minutieux qu’elle prenait de sa main et de son pied ; mais si elle les montrait avec quelque plaisir, il eût été difficile à la plus malicieuse rivale de trouver ses gestes affectés, tant ils paraissaient involontaires, ou dus à d’enfantines habitudes. Ce reste de coquetterie se faisait même excuser par une gracieuse nonchalance. Cette masse de traits, cet ensemble de petites choses qui font une femme laide ou jolie, attrayante ou désagréable, ne peuvent être qu’indiqués, surtout lorsque, comme chez madame d’Aiglemont, l’âme est le lien de tous les détails, et leur imprime une délicieuse unité. Aussi son maintien s’accordait-il parfaitement avec le caractère de sa figure et de sa mise. À un certain âge seulement, certaines femmes choisies savent seules donner un langage à leur attitude. Est-ce le chagrin, est-ce le bonheur qui prête à la femme de trente ans, à la femme heureuse ou malheureuse, le secret de cette contenance éloquente ? Ce sera toujours une vivante énigme que chacun interprète au gré de ses désirs, de ses espérances ou de son système. La manière dont la marquise tenait ses deux coudes appuyés sur les bras de son fauteuil, et joignait les extrémités des doigts de chaque main en ayant l’air de jouer ; la courbure de son cou, le laisser-aller de son corps fatigué mais souple, qui paraissait élégamment brisé dans le fauteuil, l’abandon de ses jambes, l’insouciance de sa pose, ses mouvements pleins de lassitude, tout révélait une femme sans intérêt dans la vie, qui n’a point connu les plaisirs de l’amour, mais qui les a rêvés, et qui se courbe sous les fardeaux dont l’accable sa mémoire ; une femme qui depuis longtemps a désespéré de l’avenir ou d’elle-même ; une femme inoccupée qui prend le vide pour le néant.
5. La vieillesse : trente-six ans
Passée trente ans Julie d’Aiglement est trop vieille pour Balzac et ne l’intéresse plus. Elle a trop perdu de son « ciel » et illustre par conséquent un poème déjà moins pur. Elle n’est plus femme, elle n’est que mère. Le romancier y voit encore seulement quelques passagers éclats de beauté :
Assise sur une causeuse à l’autre coin de la cheminée, en face de son mari, la mère était entourée de vêtements épars et restait, un soulier rouge à la main, dans une attitude pleine de laisser-aller. Son indécise sévérité mourait dans un doux sourire gravé sur ses lèvres. Âgée d’environ trente-six ans, elle conservait encore une beauté due à la rare perfection des lignes de son visage, auquel la chaleur, la lumière et le bonheur prêtaient en ce moment un éclat surnaturel. Souvent elle cessait de regarder ses enfants pour reporter ses yeux caressants sur la grave figure de son mari ; et parfois, en se rencontrant, les yeux des deux époux échangeaient de muettes jouissances et de profondes réflexions.
Malgré tout, à mesure que Julie se rapproche de « l’enfer », sa poésie personnelle s’intensifie et redonne de l’intérêt à son créateur qu’est Balzac. Une dernière fois, il cherche à percer toute la beauté artistique que l’on peut rencontrer dans le visage d’une femme meurtrie par une société trop libérale pour ne pas tenter la transgression, et trop conservatrice pour permettre le moindre échappatoire.
Cette femme, vieille avant le temps, eût été, pour quelque poète passant sur le boulevard, un tableau curieux. À la voir assise à l’ombre grêle d’un acacia, l’ombre d’un acacia à midi, tout le monde eût su lire une des mille choses écrites sur ce visage pâle et froid, même au milieu des chauds rayons du soleil. Sa figure pleine d’expression représentait quelque chose de plus grave encore que ne l’est une vie à son déclin, ou de plus profond qu’une âme affaissée par l’expérience. Elle était un de ces types qui, entre mille physionomies dédaignées parce qu’elles sont sans caractère, vous arrêtent un moment, vous font penser ; comme, entre les mille tableaux d’un Musée, vous êtes fortement impressionné, soit par la tête sublime où Murillo peignit la douleur maternelle, soit par le visage de Béatrix Cinci où le Guide sut peindre la plus touchante innocence au fond du plus épouvantable crime, soit par la sombre face de Philippe II où Vélasquez a pour toujours imprimé la majestueuse terreur que doit inspirer la royauté. Certaines figures humaines sont de despotiques images qui vous parlent, vous interrogent, qui répondent à vos pensées secrètes, et font même des poèmes entiers. Le visage glacé de madame d’Aiglemont était une de ces poésies terribles, une de ces faces répandues par milliers dans la Divine Comédie de Dante Alighieri.
Nous l’avons dit, Balzac a un côté baudelairien : il voit dans la douleur des poèmes sublimes et ne fait pas rimer l’art avec le beau, le vrai, le juste et le bien. Aussi la femme meurtrie est-elle pour lui l’un des plus beaux objets de représentation artistique. La femme de trente ans réaliste, c’est-à-dire moyenne et même un peu médiocre, condamnée d’avance à un mariage raté, présente sur sa physionomie toutes les traces du malheur et de la déception : de quoi faire un modèle parfait pour l’écrivain de l’amertume, des échecs et des illusions perdues.
La physionomie des femmes ne commence qu’à trente ans. Jusques à cet âge, le peintre ne trouve dans leurs visages que du rose et du blanc, des sourires et des expressions qui répètent une même pensée, pensée de jeunesse et d’amour, pensée uniforme et sans profondeur ; mais, dans la vieillesse, tout chez la femme a parlé, les passions se sont incrustées sur son visage ; elle a été amante, épouse, mère ; les expressions les plus violentes de la joie et de la douleur ont fini par grimer, torturer ses traits, par s’y empreindre en mille rides, qui toutes ont un langage ; et une tête de femme devient alors sublime d’horreur, belle de mélancolie, ou magnifique de calme.
Lecture conseillée :
- La Femme de trente ans, H. de Balzac