« Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire », écrivait Baudelaire en parlant de son ami Théophile Gautier – à qui sont dédiées Les Fleurs du Mal. Ce dernier, assurément, peut être associé à la sorcellerie, tant par ses thèmes de prédilection, souvent fantastiques, que par sa maîtrise absolue du vocabulaire le plus précis, et du français le plus pur.
Les récits fantastiques de Théophile Gautier ne sont pas du divertissement – mais de l’art véritable. Ils sont si bien écrits qu’ils ressemblent plus volontiers à de la prose poétique, voire à des poèmes en prose, qu’à de simples nouvelles de journaux. En une simple phrase, parfois en quelques mots seulement, Gautier parvient à rendre entière une idée qui contient l’infini, par exemple lorsqu’il évoque les « poésies de la nature surprise en déshabillé » ou quand il écrit dans « Jettatura », pour évoquer une chanson populaire de la région napolitaine : « Cela est fait d’un soupir de brise, d’un rayon de lune, d’un parfum d’oranger et d’un battement de cœur. »
Les récits fantastiques de Gautier ont été rassemblés en 1981 par Gallimard ; ils forment un livre surprenant, tant par par sa qualité stylistique, que par sa puissance émotive – et suggestive.
1. La nouvelle, un matériau de choix
Baudelaire, souvent visionnaire en matière d’art – que l’on relise ses critiques (Écrits sur la littérature, Paris, éd. LGF, coll. « Classiques Livre de Poche », 2005) – ne s’est pas trompé sur son ami rapin, lui qui voyait dans Gautier « un parfait homme de lettres », « l’écrivain par excellence », « d’un mérite à la fois nouveau et unique » et doué d’une « immense intelligence innée de la correspondance et du symbolisme universels ». Et le laudateur d’Edgar Allan Poe ajoutait que c’est dans la nouvelle poétique que Gautier s’était montré « le plus élevé ».
La nouvelle justement, très à la mode au dix-neuvième siècle, s’attache particulièrement bien à la théorie artistique des parnassiens – une vision de l’art basée sur la beauté pure où le matériau, ciselé, sculpté jusque dans ses recoins les plus infimes, ne peut que difficilement avoir la taille d’une gigantesque cathédrale. « L’esprit de Théophile Gautier, poétique, pittoresque, méditatif, devait aimer cette forme, la caresser, et l’habiller des différents costumes qui sont le plus à sa guise » écrit encore Baudelaire à ce propos.
« Poétique, pittoresque, méditatif », là est tout Gautier ; à rebours du réalisme cru et de la littérature indignée, l’auteur d’Émaux et camées cherche d’abord et avant tout la pureté et, tout imprégné qu’il est de philosophie antique, l’alliage parfait du Beau, du Juste et du Vrai.
Ses personnages ont gardé quelque chose de l’idéologie artistique de leur créateur : à titre d’exemple, voici comment, dans « Avatar », le héros ravive sans cesse la flamme de son amour – par les mots et leurs sonorités :
J’étais si complètement possédé que je passais des heures à murmurer en façon de litanies d’amour ces deux mots : – Prascovie Labinska, – trouvant un charme indéfinissable dans ces syllabes tantôt égrenées lentement comme des perles, tantôt dites avec la volubilité fiévreuse du dévot que sa prière même exalte.
La pureté des mots, la recherche permanente du vocable précis, est un critère d’excellence chez le parnassien Gautier.
2. La manie du mot juste
Le Parnasse auquel s’identifie Gautier – et que résume cette fameuse formule de « l’Art pour l’art » –a toujours eu la passion, la manie du mot juste. Charles Baudelaire se plaisait à citer cette devise qui aurait été prononcée par son ami et qui traduit toute la préciosité des parnassiens : « L’écrivain qui ne sait pas tout dire, celui qu’une idée si étrange, si subtile qu’on la suppose, si imprévue, tombant comme une pierre de la lune, prend au dépourvu et sans matériel pour lui donner corps, n’est pas un écrivain. »
Gautier a cette frénésie du vocabulaire précis ; Sartre disait que « la prose se sert des mots, la poésie sert les mots » ; l’auteur de la nouvelle « Avatar », un récit admirable autant par sa structure que par la finesse de son langage, semble avoir retourné la maxime sartrienne, car chez lui, c’est bien la prose qui sert les mots – et toujours aidé de sa culture formidable, il utilise, au besoin, les ressources de l’art le plus développé pour filer de sublimes métaphores :
Ce beau soleil si vanté lui avait semblé noir comme celui de la gravure d’Albert Durer ; la chauve-souris qui porte écrit dans son aile ce mot : melancholia, fouettait cet azur étincelant de ses membranes poussiéreuses et voletait entre la lumière et lui ; il s’était senti glacé sur le quai de la Mergellina, où les lazzaroni demi-nus se cuisent et donnent à leur peau une patine de bronze.
Ce n’est pas pour rien que Gautier se reconnaît dans les gravures de Durer : c’est que l’écrivain a le même sens de la précision que le graveur, et le graveur la même passion des symboles que l’écrivain. Le symbole est chez Gautier, qui est d’abord et avant tout un romantique de son temps influencé, comme nous allons le voir, par la marée fantastique venue d’Allemagne, l’une des matières premières de l’art. On sait tous les liens qui unissent le romantisme au symbolisme : Gautier, ami de Hugo et de Baudelaire, fait ici figure de « pont littéraire », reliant ces mouvements d’un bord à l’autre.
3. L’influence d’Hoffmann
Jean Gaudon, dans sa préface à La Morte amoureuse, Avatar et autres récits fantastiques (Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio Classique », 1981), qui fait l’objet du présent article, rappelle l’influence des contes d’Hoffmann sur le lectorat de l’époque de Gautier. Ces contes, le poète s’en inspire évidemment – comme Balzac, lui aussi « marqué par sa lecture des Élixirs du diable d’Hoffmann », et qui avoua même son emprunt, au début de L’Élixir de longue vie. Pour autant, Gautier n’est ni un plagiaire, ni un pasticheur ; les trames narratives, il les maîtrise à la perfection : il sait tenir son public en haleine, le guider quand il faut – et son imagination n’a nul besoin de béquille. À vrai dire, Gaudon voit deux schémas types dans les nouvelles de T. Gautier. Le premier :
Un jeune homme vit, dans le temps autre, une aventure amoureuse, dont il apparaît qu’elle transgresse une loi qui est tout simplement la loi de la vie (autre nom de la loi du temps). Un personnage autoritaire de type paternel intervient alors et élimine l’être tentateur. Avec cette élimination physique, le jeune homme (qui est dans quatre cas sur cinq le narrateur) se retrouve dans le temps réel, mais garde l’empreinte de son excursion hors du temps et de la norme. La pénétration du temps « autre » a été progressive. Le retour du temps « réel » est brutal, comme a été brutale la mise à mort du succube : elle remet le narrateur dans le droit chemin par un acte qui ressemble à un meurtre. C’est « la mort dans la vie », la chute, l’expulsion du paradis terrestre.
Et le second :
Dans une autre série de contes […] pleurs et grincements de dents laissent la place à la jubilation. Plus de temps autre, plus d’ailleurs, plus de nostalgie du paradis perdu. La dualité que nous avons cru constituer l’essence du fantastique [réalité/illusion], certes, ne disparaît pas. Elle devient même plus typique, plus marquée, grâce à l’utilisation d’un thème traditionnel que nous n’avons pas rencontré, en tant que tel, dans la première série, le thème du double (Doppelgänger). Envisagé schématiquement, le récit consistera à réduire cette dualité (la face maléfique du double) à une unité euphorique, dans la paix et la plénitude qui caractérisent l’intégration parfaite à un milieu social. Ève, la tentatrice dont on pensait toujours qu’elle était trop prête à s’acoquiner au démoniaque, a traîtreusement rejoint l’autre camp. Elle est l’initiatrice de la réintégration et la récompense accordée au jeune homme amené violemment à échanger sa dualité fantastique contre une identité socialement acceptable.
Le second type correspond aussi bien à « Avatar » où deux âmes échangent de corps, qu’au « Chevalier double » où le héros – placé sous le signe de l’étoile verte – se retrouve contraint d’affronter son moi maléfique – placé sous le signe de l’étoile rouge –, et qui termine par une morale digne de La Fontaine :
Jeunes femmes, ne jetez jamais les yeux sur les maîtres chanteurs de Bohème, qui récitent des poésies enivrantes et diaboliques. Vous, jeunes filles, ne vous fiez qu’à l’étoile verte ; et vous qui avez le malheur d’être double, combattez bravement, quand même vous devriez frapper sur vous et vous blesser de votre propre épée, l’adversaire intérieur, le méchant chevalier.
4. Le romantisme noir
Gautier, avant que d’être un parnassien, est un romantique de la première heure – que l’on lise et relise son Histoire du romantisme, pleine de souvenirs épiques, d’anecdotes croustillantes et de regrets lancinants.
Comme tous les romantiques, Gautier aime à décrire ce que Van Tieghem appelle, dans son ouvrage Le Romantisme français, la « diversité historique et locale » :
Le Romantisme, en effet, en faisant de l’individu et de ses états d’âme personnels un objet de littérature, a permis la création du roman personnel ; […] par son goût de la couleur locale historique, qui n’est qu’un aspect particulier du goût du vrai, il a développé et transformé le roman historique ; enfin, sa conception des rapports de la passion et de la vie s’appliquait merveilleusement au roman d’amour, comme son goût du mouvement, réaction contre la « froideur » classique, devait renouveler le roman d’aventures, en l’intégrant au roman historique.
Gautier s’inscrit pleinement dans cette tradition. Une grande partie de ses nouvelles se passe à l’étranger, en Italie le plus souvent – déjà décrite et visitée à son époque par Stendhal, mais aussi Balzac dans Facino Cane et Dumas dans ses fameuses Impressions de voyage –, et par le biais de mystérieux voyages dans le temps, à des époques aussi lointaines que la vieille Antiquité latine ou pharaonique.
Mais surtout, les nouvelles de Gautier sont morbides. Elles rappellent aussi la face noire du romantisme, et prennent souvent, paradoxalement, des airs de tragédie classique, grecque ou racinienne. Jean Gaudon, à propos de « Jettatura », écrit que « ce récit qui se présentait comme une histoire d’amour dans un cadre vaguement exotique prend ainsi des allures de tragédie grecque, une tragédie dans laquelle la fatalité, ou le destin, serait une superstition populaire. » Et il ajoute : « Tel est le fantastique selon Gautier : sous les figures et les arabesques d’un décor littéraire somptueux, une vanitas laïque et moderne, où l’on peut reconnaître l’équivalent, pour le ⅩⅨᵉ siècle, de la tragédie classique. »
Chez Gautier, l’Enfer et le diabolique côtoient la mort et les spectres. Dans « La Morte amoureuse », le héros, charmé par le diable, se transforme presque littéralement en démon :
Les aigrettes d’étincelles que les fers de nos chevaux arrachaient aux cailloux laissaient sur notre passage comme une traînée de feu, et si quelqu’un, à cette heure de nuit, nous eût vus, mon conducteur et moi, il nous eût pris pour deux spectres à cheval sur le cauchemar.
Dans « Avatar », le héros meurt d’amour – au sens propre :
— […] C’est une aventure très simple, très commune, très usée ; mais, comme dit la chanson de Henri Heine, celui à qui elle arrive la trouve toujours nouvelle, et il en a le cœur brisé. En vérité, j’ai honte de dire quelque chose de si vulgaire à un homme qui a vécu dans les pays les plus fabuleux et les plus chimériques.
— N’ayez aucune crainte ; il n’y a plus que le commun qui soit extraordinaire pour moi, dit le docteur en souriant.
— Eh bien, docteur, je me meurs d’amour.
Et dans « Jettatura », Alicia est semblable à une reine antique frappée par le sort, et totalement soumise à la Fatalité – une Phèdre, une Bérénice :
La beauté si parfaite d’Alicia se spiritualisait par la souffrance : la femme avait presque disparu pour faire place à l’ange : ses chairs étaient transparentes, éthérées, lumineuses ; on apercevait l’âme à travers comme une lueur dans une lampe d’albâtre. Ses yeux avaient l’infini du ciel et la scintillation de l’étoile ; à peine si la vie mettait sa signature rouge dans l’incarnat de ses lèvres.
Conclusion
Laissons Baudelaire conclure cet article – c’est encore lui qui parle le mieux du dédicataire des si précieuses Fleurs du Mal.
Il y a dans le style de Théophile Gautier une justesse qui ravit, qui étonne, et qui fait songer à ces miracles produits dans le jeu par une profonde science mathématique. Je me rappelle que, très jeune, quand je goûtai pour la première fois aux œuvres de notre poète, la sensation de la touche posée juste, du coup porté droit, me faisait tressaillir, et que l’admiration engendrait en moi une sorte de convulsion nerveuse. Peu à peu je m’accoutumai à la perfection, et je m’abandonnai au mouvement de ce beau style onduleux et brillanté, comme un homme monté sur un cheval sûr qui lui permet la rêverie, ou sur un navire assez solide pour défier les temps non prévus par la boussole, et qui peut contempler à loisir les magnifiques décors sans erreur que construit la nature dans ses heures de génie.
Jamais à court d’éloges, le poète roi des symboles qui écrit encore et encore sur le génie de Gautier ajoute cette sentence flatteuse –
Nos voisins disent : Shakespeare et Goethe ! nous pouvons leur répondre : Victor Hugo et Théophile Gautier !
– et va jusqu’à s’exclamer, emporté par sa passion :
Heureux homme ! homme digne d’envie ! il n’a aimé que le Beau ; il n’a cherché que le Beau ; et quand un objet grotesque ou hideux s’est offert à ses yeux, il a su encore en extraire une mystérieuse et symbolique beauté ! Homme doué d’une faculté unique, puissante comme la Fatalité, il a exprimé, sans fatigue, sans effort, toutes les attitudes, tous les regards, toutes les couleurs qu’adopte la nature, ainsi que le sens intime contenu dans tous les objets qui s’offrent à la contemplation de l’œil humain. […] Parmi les clairvoyants, qui ne comprend qu’on citera un jour Théophile Gautier comme on cite La Bruyère, Buffon, Chateaubriand, c’est-à-dire comme un des maîtres les plus sûrs et les plus rares en matière de langue et de style ?
Lecture conseillée :
- La Morte amoureuse, Avatar et autres récits fantastiques, T. Gautier, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio Classique », 1981