Les écrivains français manquent cruellement de modestie. Ils n’hésitent guère à se qualifier eux-mêmes de grands génies, que ce soit sous couvert de fausse modestie ou par vantardise, chleuasme plus ou moins subtil, fierté ou vanité.
On les excuse ; car la France est la patrie de la littérature et regorge de brillants écrivains. Qui oserait contester à Malherbe son génie poétique, à Corneille sa faconde, à Vigny sa verve alexandrine, à Balzac son talent de créateur, à Hugo sa qualité de « maître », à Dumas sa prépondérance, ou à Chateaubriand son ego démesuré ?
Pourtant, tous ont cédé à la fanfaronnade la plus scandaleuse comme si l’écriture, tel un produit stupéfiant, excitait la fatuité et procurait un sentiment de puissance.
Les écrivains cités dans cet article ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres ; ils donnent une idée de la profusion de ce défaut typiquement français ; mais qu’on les excuse une seconde fois : car, comme nous allons le voir, ces gasconnades s’inscrivent toujours à l’intérieur de textes admirables qui prouvent, s’il en était besoin, que leurs auteurs sont malgré tout légitimes à se couvrir de louanges – et que s’ils ne le faisaient pas, d’autres le feraient, et certainement avec bien moins de style.
1. François de Malherbe : « Ce que Malherbe écrit dure éternellement »
François de Malherbe (1555 – 1628), dont Tallemant des Réaux dit qu’il avait « grand mépris pour tous les hommes en général » et qu’il « se prenait pour le maître de tous les autres, et avec raison », est le fossoyeur du style baroque. Son Commentaire sur Desportes est une correction assassine, vers par vers, façon maître d’école, de la poésie du pauvre conseiller d’État. Malherbe est impitoyable : drapé dans sa supériorité, il chasse les hiatus et les néologismes, corrige les fautes de langue et nettoie les « méchants vers » qui font rimer le simple et le composé (jour et séjour), les opposés (montagne et campagne), les dérivés (admettre et commettre) ou les noms propres (Thessalie et Italie). Sa doctrine tient en trois mots redoutables : pureté, clarté, précision.
Tallemant des Réaux, dans son style truculent et tout plein d’ironie, donne un portrait saisissant de Malherbe.
Il n’avait pas beaucoup de génie ; la méditation et l’art l’ont fait. Il lui fallait bien du temps pour mettre une pièce en état de paraître. On dit qu’il fut trois ans à l’Ode pour le premier président de Verdun, sur la mort de sa femme, et que le président était remarié avant que Malherbe lui eût donné ces vers.
Balzac dit en une de ses lettre que Malherbe disait que quand on avait fait cent vers ou deux feuilles de prose, il fallait se reposer dix ans. Il dit aussi que le bonhomme barbouilla une demi-rame de papier pour corriger une seule stance.
(Historiettes, Tallemant des Réaux)
Nous sommes obligés de citer ce que Tallemant ajoute sur ce terrible poète, car cela parlera mieux que toutes les descriptions – c’est son grand talent, que de décrire par l’anecdote :
Desportes, Bertaut, et des Yveteaux même, critiquèrent tout ce qu’il fit. Il s’en moquait, et dit que s’il s’y mettait, il ferait de leurs fautes des livres plus gros que leurs livres mêmes. Il avait marqué Desportes, et disait qu’il ferait de ses fautes un livre plus gros que toutes ses poésies ensemble. (…) de toute cette volée, il n’estimait que Bertaut, encore ne l’estimait-il guère ; « Car, disait-il, il pleure toujours ; ses stances sont Nihil au dos, et pour trouver une pointe, il fait les trois premiers vers insupportables. » (…) Un habitant d’Aurillac, où Maynard était alors président, vint une fois heurter à la porte en demandant : « Monsieur le président n’est-il point ici ? » Malherbe se lève brusquement à son ordinaire, et dit à ce monsieur le provincial : « Quel président demandez-vous ? Sachez qu’il n’y a que moi qui préside ici. »
(Historiettes, Tallemant des Réaux)
Nous pourrions citer cette historiette dans son intégralité tant elle contient de savoureux propos du poète misanthrope, qui, devançant le Parnasse de deux siècles, disait « qu’un bon poète n’était pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de quilles. » Encore quelques extraits :
Un de ses neveux le vint voir une fois, après avoir été neuf ans au collège. Il lui voulut faire expliquer quelques vers d’Ovide, à quoi ce garçon se trouvait bien empêché. Après l’avoir laisser ânonner un gros quart d’heure, Malherbe lui dit : « Mon neveu, croyez-moi, soyez vaillant ; vous ne valez rien à autre chose. »
(…) Il dit à un homme qui lui montra un méchant poème où il y avait pour titre
POEME AU ROI
qu’il n’y avait qu’à ajouter
POUR SE TORCHER LE CUL.
Un président de Provence avait mis une méchante devise sur sa cheminée, et croyant avoir fait merveilles, il dit à Malherbe : « Que vous en semble ? – Il ne fallait, répondit Malherbe, que la mettre un peu plus bas. » – Dans le feu.
(…) Quand les pauvres lui disaient qu’ils prieraient Dieu pour lui, il leur répondait « qu’il ne croyait pas qu’ils eussent grand crédit auprès de Dieu, vu le pitoyable état où il les laissait, et qu’il eût mieux aimé que M. de Luynes ou M. le Surintendant lui eût fait cette promesse. »
(…) Un homme de la robe de fort bonne condition lui apporta d’assez fichus vers qu’il avait faits à la louange d’une dame, et lui dit, avant que de les lui lire, que des considérations l’avaient obligé à les faire. Malherbe les lut d’un air fort chagrin, et lui dit : « Avez-vous été condamné à être pendu, ou à faire ces vers ? car, à moins que de cela, on ne vous le saurait pardonner. »
(Historiettes, Tallemant des Réaux)
Malherbe est si dur que même Ronsard ne trouve aucune grâce à ses yeux :
Il avait effacé plus de la moitié de son Ronsard, et en cotait les raisons à la marge. Un jour, Racan, Colomby, Yvrande et autres de ses amis le feuilletaient sur sa table, et Racan lui demanda s’il approuvait ce qu’il n’avait point effacé. « Pas plus que le reste », dit-il. Cela donna sujet à la compagnie, et entre autres à Colomby, de lui dire qu’après sa mort ceux qui rencontreraient ce livre croiraient qu’il avait trouvé bon tout ce qu’il n’avait point rayé. « Vous avez raison », répondit Malherbe. Et sur l’heure il acheva d’effacer le reste.
(Historiettes, Tallemant des Réaux)
Maigre consolation, les victimes de cet abominable moqueur furent en partie vengées par cette épigramme magnifique du cavalier Marin :
Il gâtait ses beaux vers en les prononçant ; outre qu’on ne l’entendait presque point, à cause de l’empêchement de sa langue et de l’obscurité de sa voix ; avec cela, il crachait au moins six fois en disant une stance de quatre vers. C’est pourquoi le cavalier Marin disait qu’il n’avait jamais vu d’homme plus humide ni de poète plus sec.
(Historiettes, Tallemant des Réaux)
Ceci étant, Malherbe fut véritablement un poète admirable. Le sonnet qu’il a composé au sujet de la mort de son fils, qui est un modèle d’esthétique classique, est poignant par sa retenue :
Que mon fils ait perdu sa dépouille mortelle,
Ce fils qui fut si brave, et que j’aimai si fort,
Je ne l’impute point à l’injure du sort,
Puisque finir à l’homme est chose naturelle.
Mais que de deux marauds la surprise infidèle
Ait terminé ses jours d’une tragique mort,
En cela ma douleur n’a point de réconfort,
Et tous mes sentiments sont d’accord avec elle.
Ô mon Dieu, mon Sauveur, puisque par la raison
Le trouble de mon âme était sans guérison,
Le vœu de ma vengeance est un vœu légitime,
Fais que de ton appui je sois fortifié :
Ta justice t’en prie, et les auteurs du crime
Sont fils de ces bourreaux qui t’ont crucifié.
Malherbe est aussi l’auteur de ce poème adressé au roi Louis XIII, dans lequel il fait montre avec éclat de son immodestie la plus totale, et qui restera dans l’histoire comme la plus belle des vantardises :
Qu’avec une valeur à nulle autre seconde,
Et qui seule est fatale à notre guérison,
Votre courage, mûr en sa verte saison,
Nous ait acquis la paix sur la terre et sur l’onde ;
Que l’hydre de la France, en révoltes féconde,
Par vous soit du tout morte ou n’ait plus de poison,
Certes, c’est un bonheur dont la juste raison
Promet à votre front la couronne du monde.
Mais qu’en de si beaux faits vous m’ayez pour témoin,
Connaissez-le, mon Roy, c’est le comble du soin
Que de vous obliger ont eu les Destinées.
Tous vous savent louer, mais non également ;
Les ouvrages communs vivent quelques années.
Ce que Malherbe écrit dure éternellement.
Certes, « ce que Malherbe écrit dure éternellement », puisqu’il fut l’un de nos plus grands poètes. Laissons Tallemant conclure cette vie pleine d’effronterie – et aussi, sans aucun doute, d’humour et de dérision :
On dit qu’une heure avant que de mourir, il se réveilla comme en sursaut d’un grand assoupissement, pour reprendre son hôtesse, qui lui servait de garde, d’un mot qui n’était pas bien français à son gré ; et comme son confesseur lui en voulut faire réprimande, il lui dit qu’il n’avait pu s’en empêcher, et qu’il avait voulu jusqu’à la mort maintenir la pureté de la langue française.
(Historiettes, Tallemant des Réaux)
2. Pierre Corneille : « Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit. »
Le théâtre de Pierre Corneille, auteur du Cid et de L’Illusion comique, est celui des hommes et de la volonté – au contraire du théâtre de Jean Racine, qui est celui des femmes où les passions dominent. Chez Corneille, la liberté est grande : le héros s’en sort toujours – il finit immanquablement par résoudre à son profit le « dilemme cornélien ».
Pierre Corneille est surtout connu pour Le Cid, pièce de théâtre de facture baroque qui a entraîné une violente querelle littéraire – c’est une passion française. Les uns lui reprochaient son manquement aux règles élémentaires de l’art dramaturgique ; les autres lui opposaient sa beauté, qui est devenue proverbiale.
L’auteur, en cette affaire, ne s’est jamais laissé démonter ; au contraire, il s’est battu comme un lion pour défendre son honneur (et au passage son talent, qu’il savait immense). Dans son Excuse à Ariste Corneille, vexé comme un pou, fait étalage de son immodestie et se décerne un beau satisfecit.
Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit :
Pour me faire admirer je ne fais point de ligue,
J’ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue,
Et mon ambition pour faire plus de bruit
Ne les va point quêter de réduit en réduit.
Mon travail sans appui monte sur le théâtre,
Chacun en liberté l’y blâme ou l’idolâtre,
Là sans que mes amis prêchent leurs sentiments,
J’arrache quelquefois trop d’applaudissements,
Là content du succès que le mérite donne
Par d’illustres avis je n’éblouis personne,
Je satisfais ensemble et peuple et courtisans
Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans ;
Par leur seule beauté ma plume est estimée
Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée.
(Excuse à Ariste, P. Corneille)
Corneille avait bien de quoi être fâché ; car Scudéry, que plus personne ne connaît aujourd’hui, s’en était pris violemment à lui, disant de sa pièce qu’elle semblait de loin une étoile, et de près un vermisseau. La réponse de l’intéressé ne se fit pas attendre :
Certes on me blâmerait avec justice, si je vous voulais du mal pour une chose qui a été l’accomplissement de ma gloire, et dont le Cid a reçu cet avantage, que de tant de beaux poèmes qui ont paru jusqu’à présent il a été le seul dont l’éclat ait pu obliger l’envie à prendre la plume. Je me contente pour toute apologie de ce que vous avouez qu’il a eu l’approbation des savants et de la Cour : cet éloge véritable par où vous commencez vos censures, détruit tout ce que vous pouvez dire après. Il suffit que vous ayez fait une folie à m’attaquer sans que j’en fasse une à vous répondre comme vous m’y conviez ; et puisque les plus courtes sont les meilleures, je ne ferai point revivre la vôtre par la mienne. Résistez aux tentations de ces gaillardises qui font rire le public à vos dépens, et continuez à vouloir être mon ami, afin que je me puisse dire le vôtre.
(Lettre de réponse aux Observations faites par le sieur de Scudéry sur le Cid, P. Corneille)
Certes, on ne saurait blâmer celui que l’histoire a retenu comme l’un de nos plus grands dramaturges, et que seul Racine saurait un jour détrôner.
3. François-René de Chateaubriand : « Je reste pour enterrer mon siècle. »
Il faut lire la biographie amoureuse de Jean d’Ormesson sur Chateaubriand (Mon dernier rêve sera pour vous), qui montre à merveille toute l’ambivalence et tout le génie du célèbre mémorialiste. Cet « antimoderne » – pour utiliser un mot remis à la mode par Antoine Compagnon dans son récent ouvrage – fut le guide du premier romantisme, celui non point socialiste mais volontiers réactionnaire, c’est-à-dire tout empreint de monarchie, de religion et de liberté.
Le natif de Saint-Malo a eu le rare privilège de pouvoir contempler, de son vivant, toute la portée de son travail – ses œuvres complètes sont publiées dès 1826, alors que lui-même ne s’éteindra qu’en 1848. Cela sans aucun doute avait de quoi monter à la tête. Dans la préface de la première édition de son Itinéraire de Paris à Jérusalem, déjà, il prévient le lecteur : romantique, il sera lyrique, et privilégiera le « moi » au « nous » si cher à Maurras :
C’est l’homme beaucoup plus que l’auteur que l’on verra partout ; je parle éternellement de moi, et j’en parlais en sûreté, puisque je ne comptais point publier ces Mémoires. Mais comme je n’ai rien dans le cœur que je craigne de montrer au dehors, je n’ai rien retranché de mes notes originales. Enfin, j’aurai atteint le but que je me propose si l’on sent d’un bout à l’autre de cet ouvrage une parfaite sincérité.
(Itinéraire de Paris à Jérusalem, préface de la première édition)
Le Génie du christianisme est sans doute l’ouvrage qui a fait de lui le maître des contre-révolutionnaires ; louant l’apport immense de la religion chrétienne dans la formation des sociétés évoluées, il regrettait vertement les excès des jacobins qui s’étaient violemment attaqués au culte catholique. Ce livre eut un succès pérenne : de quoi réjouir son auteur.
La littérature se teignit en partie des couleurs du Génie du Christianisme ; des écrivains me firent l’honneur d’imiter les phrases de René et d’Atala, de même que la chaire emprunta et emprunte encore tous les jours ce que j’ai dit des cérémonies, des missions et des bienfaits du christianisme.
(…)
Les fidèles se crurent sauvés par l’apparition d’un livre qui répondait si bien à leurs dispositions intérieures : on avait alors un besoin de foi, une avidité de consolations religieuses, qui venait de la privation même de ces consolations depuis de longues années.
(…)
Rempli des souvenirs de nos antiques mœurs, de la gloire et des monuments de nos rois, le Génie du Christianisme respirait l’ancienne monarchie tout entière : l’héritier légitime était pour ainsi dire caché au fond du sanctuaire dont je soulevais le voile, et la couronne de saint Louis suspendue au-dessus de l’autel du Dieu de saint Louis. Les François apprirent à porter avec regret leur regard sur le passé ; les voies de l’avenir furent préparées, et des espérances presque éteintes se ranimèrent.
(…)
Au moment de sa chute Buonaparte avoua que l’ouvrage qui avait le plus nui à son pouvoir était le Génie du Christianisme.
Mais Buonaparte, qui aimait la gloire, se laissait prendre à ce qui en avait l’air ; le bruit lui imposait, et quoiqu’il devînt promptement inquiet de toute renommée, il cherchait d’abord à s’emparer de l’homme dans lequel il reconnaissait une force. Ce fut par cette raison que l’Institut n’ayant pas compris le Génie du Christianisme dans les ouvrages qui concouraient pour le prix décennal, reçut l’ordre de faire un rapport sur cet ouvrage ; et, bien qu’alors j’eusse blessé mortellement Buonaparte, ce maître du monde entretenait tous les jours M. de Fontanes des places qu’il avait l’intention de créer pour moi, des choses extraordinaires qu’il réservait à ma fortune.
(Génie du christianisme, préface de l’édition de 1828, Chateaubriand)
Mais ce sont bien sûr les Mémoires qui resteront le « grand œuvre » de sa production littéraire. Chateaubriand est un homme plein de contradictions ; cela vaut aussi pour son style, tout en fausse modestie. Il est l’expert du chleuasme : il se plaint pour qu’on le plaigne, et qu’on le console. Sa préface aux Mémoires est l’illustration parfaite de ce caractère. Après une énumération impressionnante de ses voyages, de ses fonctions et de ses rencontres, agrémentée de belles phrases comme celle-ci : « J’ai porté le mousquet du soldat, le bâton du voyageur, le bourdon du pèlerin : navigateur, mes destinées ont eu l’inconstance de ma voile ; alcyon, j’ai fait mon nid sur les flots », l’auteur adopte un ton plaintif, tout en enjoignant au lecteur de ne pas le plaindre – et semblant vouloir qu’il le plaigne malgré tout. Et le voici de s’approprier le siècle –
La France n’a presque plus rien de son passé si riche, elle commence une autre ère : je reste pour enterrer mon siècle, comme le vieux prêtre qui, dans le sac de Béziers, devait sonner la cloche avant de tomber lui-même, lorsque le dernier citoyen aurait expiré.
(Mémoires d’outre-tombe, préface, Chateaubriand)
– avant que de conclure, désabusé : « La vie me sied mal ; la mort m’ira peut-être mieux. »
4. Alphonse de Lamartine : « J’étais une glace vivante qui réverbérait l’œuvre de Dieu ! »
C’est un caractère des romantiques antimodernes que de jouer de fausse modestie : Lamartine, comme Chateaubriand, se vante par humilité. Dès la préface à ses Œuvres complètes, il donne le ton :
Voilà mes œuvres ! Je ne les publie pas par vanité ; je ne dis pas comme Horace : Exegi monumentum. Je suis si loin de me glorifier devant ce monceau de feuilles mortes ou éphémères tombées du rameau de l’arbre de ma vie, dont je sens déjà les racines mourir, que je dis en toute sincérité : Je voudrais n’avoir jamais su écrire.
(Œuvres complètes, préface, Lamartine)
Bien sûr qu’il aurait toujours voulu savoir écrire, et bien sûr qu’il y a quelque vanité à publier de son vivant ses œuvres complètes.
L’auteur, pourtant « loin de [se] glorifier devant ce monceau de feuilles mortes », se compare ensuite à Virgile, le plus grand poète latin. Comme Chateaubriand – leurs préfaces sont étonnamment similaires par le style et par l’idée –, Lamartine ne cesse de se plaindre –
J’ai eu de l’âme, c’est vrai ; voilà tout. J’ai jeté quelques cris justes du cœur. Mais si l’âme suffit pour sentir, elle ne suffit pas pour exprimer. Le temps m’a manqué pour une œuvre parfaite, parce que j’ai dilapidé le temps, ce capital du génie.
Prodigue du temps, il est juste que l’avenir me manque. Je m’en afflige, mais ne m’en plains pas.
– Ce faisant, il en profite pour nous dévoiler habilement sa vie haute en couleurs, dont il a tant désir de nous entretenir (« Je parle éternellement de moi », disait Chateaubriand, ce qui pourrait être la devise d’un certain romantisme).
Ces volumes ne sont pas un monument, ce sont des traces, des pierres milliaires marquées de mon nom et laissées sur la route du temps pour mesurer les pas de la pensée. Ce demi-siècle a passé par les mêmes traces que moi ; j’ai noté les miennes en vers, en prose, en harangues, en actions plus ou moins mémorables ; les autres n’ont pas noté leur passage dans la vie. Voilà toute la différence.
Le poète finit sans doute par avoir conscience de la grossièreté de son piège. Après quelques lignes il écrit cette phrase, digne d’une maxime ou d’un caractère d’un moraliste du Grand Siècle : « je vends de l’amour-propre : car je ne prétends pas me glorifier de ces œuvres. »
Cependant l’auteur aimerait mieux « livrer au vent du soir » la fumée du bûcher de ses œuvres – ce qui ne lui empêche pas d’en publier une édition complète.
Nouvelle similitude avec Chateaubriand, il conclut sa préface, comme le mémorialiste, par une référence à la tombe : « La mort est l’amnistie de la vie. »
La préface aux Méditations, écrite des années auparavant, révèle un caractère tout aussi fragile mais nettement moins désabusé, et donc un peu plus vaniteux : « voyons comment je naquis avec une parcelle de ce qu’on appelle poésie dans ma nature, et comment cette parcelle de feu divin s’alluma en moi à mon insu ».
Lamartine est moins dans la plainte que dans l’analyse de l’âme. Persuadé d’être animé par un feu divin, il n’hésite pas à se considérer comme une sorte d’élu et voit dans la poésie une expression matérielle de cette flamme de Dieu :
J’aimais et j’incorporais en moi ce qui m’avait ému ; j’étais une glace vivante qu’aucune poussière de ce monde n’avait encore ternie, et qui réverbérait l’œuvre de Dieu ! De là à chanter ce cantique intérieur qui s’élève en nous, il n’y avait pas loin. Il ne manquait que la voix. Cette voix que je cherchais et qui balbutiait sur mes lèvres d’enfant, c’était la poésie. Voici les plus lointaines traces que je retrouve au fond de mes souvenirs presque effacés des premières révélations du sentiment poétique qui allait me saisir à mon insu et me faire à mon tour chanter des vers au bord de mon nid, comme l’oiseau.
(Méditations poétiques, préface, Lamartine)
Après avoir adressé une charge sévère au pauvre La Fontaine (« Ces vers boiteux, disloqués, inégaux, sans symétrie ni dans l’oreille ni sur la page, me rebutaient. (…) Douze vers sonores, sublimes, religieux d’Athalie m’effaçaient de l’oreille toutes les cigales, tous les corbeaux et tous les renards de cette ménagerie puérile »), le poète raconte ses premiers émois littéraires de jeunesse, ses années passées à lire et relire les grands écrivains, ses premières tentatives d’écriture, ses échecs ; il conclut ces quelques lignes sublimes par une définition de l’art qui le définit tout entier : « C’est là le véritable art : être touché ; oublier tout art pour atteindre le souverain art, la nature. »
Dans la seconde préface Des destinées de la poésie, emporté par son style et ivre d’écriture, il ne peut s’empêcher de fissurer quelque peu le vernis de sa modestie.
Et moi j’étais là aussi, pour chanter toutes ces choses ; pour étudier les siècles à leur berceau ; pour remonter jusqu’à sa source le cours inconnu d’une civilisation, d’une religion ; pour m’inspirer de l’esprit des lieux et du sens caché des histoires et des monuments sur ces bords qui furent le point de départ du monde moderne, et pour nourrir d’une sagesse plus réelle, et d’une philosophie plus vraie, la poésie grave et pensée de l’époque avancée où nous vivons !
(Des destinées de la poésie, seconde préface, A. de Lamartine)
Lamartine cependant a de quoi se vanter : car ses Méditations poétiques, si elles n’ont pas inventées le romantisme, peuvent cependant en être considérées comme l’acte de naissance. 1820, l’année de leur parution, est l’une des dates les plus importantes de l’histoire de la littérature française. Elle marque véritablement le passage d’une écriture rationnelle héritée des Lumières et du classicisme à une expression passionnée, et toute personnelle, du « moi » haï par Pascal et des sentiments intimes.
Laissons-le conclure cet article par une magnifique définition de la poésie :
Qu’est-ce, en effet, que la poésie ? Comme tout ce qui est divin en nous, cela ne peut se définir par un mot ni par mille. C’est l’incarnation de ce que l’homme a de plus intime dans le cœur et de plus divin dans la pensée, dans ce que la nature visible a de plus magnifique dans les images et de plus mélodieux dans les sons ! C’est à la fois sentiment et sensation, esprit et matière ; et voilà pourquoi c’est la langue complète, la langue par excellence qui saisit l’homme par son humanité tout entière, idée pour l’esprit, sentiment pour l’âme, image pour l’imagination, et musique pour l’oreille ! Voilà pourquoi cette langue, quand elle est bien parlée, foudroie l’homme comme la foudre, et l’anéantit de conviction intérieure et d’évidence irréfléchie, ou l’enchante comme un philtre, et le berce immobile et charmé, comme un enfant dans son berceau, aux refrains sympathiques de la voix d’une mère ! Voilà pourquoi aussi l’homme ne peut ni produire ni supporter beaucoup de poésie ; c’est que le saisissant tout entier par l’âme et par les sens, et exaltant à la fois sa double faculté, la pensée par la pensée, les sens par les sensations, elle l’épuise, elle l’accable bientôt, comme toute jouissance trop complète, d’une voluptueuse fatigue, et lui fait rendre en peu de vers, en peu d’instants, tout ce qu’il y a de vie intérieure et de force de sentiment dans sa double organisation. La prose ne s’adresse qu’à l’idée, le vers parle et l’idée et à la sensation tout à la fois. Cette langue, toute mystérieuse, tout instinctive qu’elle soit, ou plutôt par cela même qu’elle est instinctive et mystérieuse, cette langue ne mourra jamais !
(Méditations poétiques, préface, A. de Lamartine)
Lectures conseillées :
- Poésies, F. de Malherbe (Gallimard)
- Historiettes, Tallemant des Réaux
- Le Cid, P. Corneille
- Le Génie du christianisme, F.-R. de Chateaubriand
- Mémoires d’outre-tombe, F.-R. de Chateaubriand
- Mon dernier rêve sera pour vous, J. d’Ormesson
- Méditations poétiques, A. de Lamartine