La première partie de cet article est à retrouver juste ici.
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Retz, à la fin de l’année 1649, venait de se compromettre gravement à l’occasion de la Fronde parlementaire – à laquelle il avait pris une part active. La Couronne, furieuse, cherchait à le réduire au silence, en l’accusant de tentative d’assassinat contre le prince de Condé. Si la procédure allait bientôt finir par reconnaître l’innocence du coadjuteur, ce dernier ne pouvait cependant manquer de s’inquiéter quant à l’incertitude de son avenir.
4. Offense
Gondi, que les scrupules n’étouffaient pas, n’était pas homme à se morfondre ; plutôt que de se résigner à son sort, il choisissait d’aller de l’avant, et sollicitait la protection de la Couronne qu’il venait pourtant de combattre. Son calcul n’était pas si fou : car la régente, Anne d’Autriche, et son cardinal-ministre, Mazarin, cherchaient justement à rallier la vieille Fronde afin de faire barrage aux ambitions démesurées du prince de Condé. La Reine, à la mi-janvier de l’année 1650, n’hésitait pas à lui promettre le cardinalat.
Je me trouvai à minuit au cloître de Saint-Honoré, où Gabouri, portemanteau de la Reine, me vint prendre et me mena, par un escalier dérobé, au petit oratoire où elle [la Reine] était toute seule enfermée. Elle me témoigna toutes les bontés que la haine qu’elle avait contre Monsieur le Prince [de Condé] lui pouvait inspirer, et que l’attachement qu’elle avait pour M. le cardinal Mazarin lui pouvait permettre. Le dernier me parut encore au-dessus de l’autre. Je crois qu’elle me répéta vingt fois ces paroles : « Le pauvre Monsieur le Cardinal ! » en me parlant de la guerre civile et de l’amitié qu’il avait pour moi. Il entra une demi-heure après. Il supplia la Reine de permettre qu’il manquât au respect qu’il lui devait pour m’embrasser devant elle. Il […] me parla tant de grâces, de récompenses et de bienfaits, que je fus obligé de m’expliquer, quoique j’eusse résolu de ne le pas faire pour la première fois, n’ignorant pas que rien ne jette plus de défiance dans les réconciliations nouvelles, que l’aversion que l’on témoigne à être obligé à ceux avec lesquels on se réconcilie. Je répondis à Monsieur le Cardinal que l’honneur de servir la Reine faisait la récompense la plus signalée que je dusse jamais espérer, quand même j’aurais sauvé la couronne ; que je la suppliais très humblement de ne me donner jamais que celle-là, afin que j’eusse au moins la satisfaction de lui faire connaître qu’elle était la seule que j’estimais et qui me pût être sensible.
Monsieur le Cardinal prit la parole, et supplia la Reine de me commander de recevoir la nomination au cardinalat […].
(Mémoires, Cardinal de Retz)
Le 18 janvier 1650, la Reine et le Cardinal, par un acte hardi tout à fait inattendu, faisaient arrêter les princes de Condé et de Conti. Les raisons de cette incarcération seraient trop longues à détailler : pour le dire en un mot, le crime du premier n’était que de trop obombrer le pouvoir, et celui du second, d’avoir été ligué avec les Frondeurs. Retz, dans la foulée, obtenait un non-lieu, et ralliait officiellement le parti de la Couronne.
Ce serait cependant une erreur que de croire qu’il en restait quitte pour si peu. Le coadjuteur, qui ne put jamais demeurer sage, continuait de haïr Mazarin, notamment parce que ce dernier tardait trop à lui donner le chapeau de cardinal qu’il lui avait pourtant promis ; il finit par tant le haïr qu’il chercha, au cours de l’été, à tourner Gaston d’Orléans (le frère du roi Louis XIII) contre le ministre.
La vérité est que tous les subalternes, sans exception, qui appréhendaient une union véritable du Cardinal et de moi, et qui croyaient qu’elle serait facile par le mariage de l’aîné Manchini [le neveu de Mazarin], qui avait du cœur et du mérite, avec Mlle de Rais [la nièce de Retz], qui est présentement religieuse, ne songèrent qu’à nous brouiller dès le lendemain que nous fûmes raccommodés ; et ils y trouvèrent toute sorte de facilité, et parce que, d’un côté, les ménagements que j’étais obligé de garder avec le public [favorable à la Fronde], pour ne m’y pas perdre, leur donnaient tout lieu de les interpréter à leur mode auprès du Mazarin, et parce que la confiance que M. le duc d’Orléans [le frère de Louis XIII, favorable à la Fronde] prit en moi, aussitôt après la prison de Monsieur le Prince [de Condé], devait par elle-même produire, dans son esprit, une défiance très naturelle. […]
Toutes ces indispositions jointes ensemble n’étaient pas des ingrédients bien propres à consolider une plaie qui était fraîchement fermée ; je vous puis toutefois assurer pour la vérité qu’elles ne me firent pas faire un pas contre les intérêts du parti dans lequel je venais de rentrer.
(Mémoires, Cardinal de Retz)
Retz n’était pas qu’ambitieux, il était surtout intéressé : car la nomination au cardinalat, outre le fait qu’elle pouvait le propulser au poste si convoité de premier ministre, pouvait encore le mettre à l’abri d’une vengeance de Condé ou de Mazarin.
[M. de Caumartin] m’avait représenté, plusieurs fois, […] que Monsieur le Prince [de Condé] m’avait cruellement offensé par l’accusation qu’il avait intentée contre moi ; que je l’avais outragé par sa prison ; que je voyais, par le procédé du Cardinal avec moi, qu’il était aussi blessé des services que je rendais à la Reine qu’il l’avait été de ceux que j’avais rendus au Parlement ; que ces considérations me devaient faire comprendre la nécessité où je me trouvais de songer à me mettre à couvert du ressentiment d’un prince et de la jalousie d’un ministre qui pouvaient, à tous les instants, s’accorder ensemble ; qu’il n’y avait que le chapeau de cardinal qui pût m’égaler à l’un et à l’autre par la dignité, et que la mitre de Paris ne pouvait, avec tous ses brillants, faire cet effet, qui est toutefois nécessaire pour se soutenir, particulièrement dans les temps calmes, contre ceux auxquels la supériorité de rang donne presque toujours autant de considération et autant de force que de pompe et d’éclat.
(Mémoires, Cardinal de Retz)
Il faut lire les Mémoires pour avoir une idée de toute l’énergie déployée par Retz dans le complot : il brillait par les manigances. À la fin du mois de janvier de l’année 1651, après avoir pendant des mois travaillé au rapprochement de la vieille Fronde et de celle des princes, il concluait enfin l’accord des mécontents. Et c’est ainsi qu’après avoir successivement combattu et rallié la Couronne, il la défiait de nouveau !
Nous conférâmes, nous signâmes le traité, et M. de Beaufort et moi […], pour faire voir au parti des princes notre union[…]. Nous convînmes que ce traité serait mis en dépôt entre les mains de Blancmesnil, qui, tel que vous le connaissez, faisait en ce temps-là quelque sorte de figure, à cause qu’il avait été des premiers à déclamer dans le Parlement contre le Cardinal. Ce traité est, à l’heure qu’il est, en original, entre les mains de Caumartin, qui, étant avec moi à Joigni il y a huit ou dix ans, le trouva abandonné dans une vieille armoire de garde-robe.
(Mémoires, Cardinal de Retz)
Gaston d’Orléans signait l’accord le 1er février : « Enfin Monsieur signa son traité, mais d’une manière qui marquera mieux son génie que tout ce que je vous en ai dit. Caumartin l’avait dans sa poche avec un écritoire de l’autre côté, il l’attrapa entre deux portes, il lui mit une plume entre ses doigts et il signa, à ce que Mlle de Chevreuse disait en ce temps-là, comme il aurait signé la cédule du sabbat [pactisé avec le diable], si il avait eu peur d’y être surpris par son bon ange. »
Le Parlement, agissant de concert, multipliait auprès de la Cour les demandes et remontrances, les accompagnant de démonstrations de force censées faire pression pour que 1° la Reine libérât les princes, et 2° se séparât de son ministre Mazarin. Dans la nuit du 6 au 7 février, ce dernier, abhorré de partout, devait fuir en hâte pour empêcher de nouveaux soulèvements.
Comme j’étais, le soir, chez moi, les princes de Guéméné et Béthune y entrèrent et me dirent que le Cardinal s’était sauvé […] ; qu’il était sorti de Paris […], et que le Palais-Royal était dans une consternation effroyable.
[…] L’on raisonna beaucoup sur l’évasion du Cardinal, chacun y voulant chercher des motifs à sa mode. Je suis persuadé que la frayeur en fut l’unique cause, et qu’il ne se put donner à lui-même le temps qu’il eût fallu pour emmener le Roi et la Reine. Vous verrez dans peu qu’il ne tint pas à lui de les tirer de Paris bientôt après, et apparemment le dessein en était formé devant qu’il s’en allât : je n’ai jamais pu comprendre ce qui le put obliger à ne l’exécuter pas dans une occasion où il avait, à toutes les heures du jour, sujet de craindre que l’on ne s’y opposât.
(Mémoires, Cardinal de Retz)
Si le Parlement remerciait la Reine pour l’éloignement du Cardinal, il ne manquait pas de la supplier fermement de l’exiler beaucoup plus loin que Saint-Germain, et non à titre temporaire, mais définitif, et répétait en outre sa demande expresse au sujet de la libération des princes. La Reine ne temporisait que pour gagner du temps : car elle ne pensait plus qu’à fuir à son tour, et suivre Mazarin.
Retz ayant appris, dans la nuit du 9 au 10 février, le projet d’évasion d’Anne d’Autriche et de son fils le futur Louis XIV, ordonnait aussitôt à la milice bourgeoise de bloquer les issues du Palais-Royal. Trois jours plus tard, le Cardinal, pris de panique, consentait enfin à libérer Condé et Conti, et rendait même au premier une visite de courtoisie. Retz, sur ce coup, fut trompé par plus fort que lui en matière d’intrigues ; car s’il crut, sur le moment, que « le Mazarin » se ridiculisa par ces manières malvenues, il allait avant longtemps regretter amèrement la libération du prince trop ambitieux.
La Reine et son fils demeurèrent pendant deux mois prisonniers de la Fronde. La régente, afin de prouver à la foule dubitative qu’elle ne songeait nullement à s’enfuir, dut lui permettre de défiler devant son enfant de douze ans qui faisait semblant de dormir : humiliation terrible dont le Roi-Soleil allait garder toute sa vie le souvenir.
Cependant le plan de Mazarin fonctionnait à merveille, et dépassait même ses espoirs ; Condé, par sa prétention démesurée, provoquait en effet, à peine revenu à Paris, la division parmi les frondeurs. Les princes (Condé et Conti), invités au Parlement, allèrent jusqu’à soutenir avec force une déclaration visant à exclure des conseils du Roi les cardinaux tant français qu’étrangers, déclaration dirigée, nul n’en pouvait douter, contre Retz dont on ne connaissait que trop bien les ambitions, autant que contre Mazarin.
Le 15 avril 1651, le prince de Condé, en annulant le mariage prévu de Mlle de Chevreuse, maîtresse de Retz, avec le prince de Conti, prince du sang, mettait un terme brutal à l’union des Frondes. Le coadjuteur, qui sentait la situation lui glisser des mains, se retirait au cloître, moins pour prier que pour intriguer en paix…
Je me retirai […] à mon cloître de Notre-Dame, où je ne m’abandonnai pas si fort à la Providence, que je ne me servisse aussi de moyens humains pour me défendre de l’insulte de mes ennemis. […] Je fis faire, en ce temps-là, une volière dans une croisée, et Nogent en fit le proverbe : « Le coadjuteur siffle ses linottes. »
(Mémoires, Cardinal de Retz)
En août 1651, Retz concluait un nouvel accord secret avec la Reine (!) : son soutien, en échange du chapeau de cardinal.
Nous convînmes que je me trouverais à minuit dans le cloître Saint-Honoré. Je n’y manquai pas. [Le maréchal Du Plessis] me mena au petit oratoire, par un degré dérobé. La Reine y entra un quart d’heure après. Le maréchal sortit, et je demeurai seul avec elle ; elle n’oublia rien, pour me persuader de prendre le titre de ministre et l’appartement du Cardinal [Mazarin] au Palais-Royal, que ce qui était précisément et uniquement nécessaire pour m’y résoudre, car je connus clairement qu’elle avait plus que jamais le Cardinal dans l’esprit et dans le cœur ; et quoiqu’elle affectât de me dire que, bien qu’elle l’estimât beaucoup, et qu’elle l’aimât fort, elle ne voulait point perdre l’État pour lui, j’eus tout sujet de croire qu’elle y était plus disposée que jamais.
[…] « Je vous ai offert place dans le Conseil, je vous offre la nomination au cardinalat ; que ferez-vous pour moi ? — Si Votre Majesté, Madame, lui répondis-je, m’avait permis d’achever ce que j’avais tantôt commencé, elle aurait déjà vu que je ne suis pas venu ici pour recevoir des grâces, mais pour essayer de les mériter. » Le visage de la Reine s’épanouit à ce mot. « Et que ferez-vous ? me dit-elle fort doucement. — Votre Majesté me permet-elle, ou plutôt me commande-t-elle, lui répondis-je, de dire une sottise ? parce que ce sera manquer au respect que l’on doit au sang royal. — Dites, dites, reprit la Reine, même avec impatience. — J’obligerai, Madame, lui répartis-je, Monsieur le Prince [de Condé] de sortir de Paris devant qu’il soit huit jours, et je lui enlèverai Monsieur [frère du roi] dès demain. » La Reine, transportée de joie, me tendit la main, en me disant : « Touchez là, vous êtes après-demain cardinal, et, de plus, le second de mes amis. »
(Mémoires, Cardinal de Retz)
Le 17 août 1651, la régente, rassérénée par le soutien précieux du coadjuteur, faisait lire au Parlement un texte dirigé contre le prince de Condé, qui l’accusait notamment de mauvaise conduite, d’intelligence avec l’Espagne, et de séparatisme. Le prince, outré, accusait le coadjuteur, dont il ne doutait qu’il ne fût derrière cette diatribe, de calomnie, et réclamait justice : « Aussitôt que l’on eut achevé la lecture de ces […] écrits, Monsieur le Prince dit qu’il ne doutait pas que je ne fusse l’auteur de celui qui avait été fait contre lui, et que c’était un ouvrage digne d’un homme qui avait donné un conseil aussi violent que celui d’armer Paris […]. » Cette fois-ci, la rupture était consommée.
Le 21 août, au cours d’une « séance mémorable » (M. Pernot) au palais de la Cité, Retz, accompagné de ses partisans en armes, s’opposait violemment à Condé également accompagné de ses partisans. C’est durant cette séance que La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, coinçait la tête de Gondi entre deux battants de la porte du parquet des huissiers, et appelait la foule à le poignarder !
Le lundi 21 d’août, tous les serviteurs de Monsieur le Prince [de Condé] se trouvèrent, à sept heures du matin, chez lui, et mes amis se trouvèrent chez moi, entre cinq et six.
[…] J’arrivai au Palais un quart d’heure auparavant Monsieur le Prince, qui y vint extrêmement accompagné. […]
Comme Monsieur le Prince eut pris sa place, il dit à la Compagnie qu’il ne pouvait assez s’étonner de l’état où il trouvait le Palais ; qu’il paraissait plutôt un camp qu’un temple de justice ; qu’il y avait des postes pris, des gens commandés, des mots de ralliement, et qu’il ne concevait pas qu’il se pût trouver dans le royaume des gens assez insolents pour prétendre de lui disputer le pavé. Il répéta deux fois cette dernière parole. Je lui fis une profonde révérence, et je lui dis que je suppliais très humblement Son Altesse de me pardonner si je lui disais que je ne croyais pas qu’il y eût personne dans le royaume qui fût assez insolent pour prétendre de lui disputer le haut du pavé, mais que j’étais persuadé qu’il y en avait qui ne pouvaient et ne devaient, par leur dignité, quitter le pavé qu’au Roi. Monsieur le Prince me répondit qu’il me le ferait bien quitter. Je lui répondis qu’il ne serait pas aisé. La cohue s’éleva à cet instant. Les jeunes conseillers de l’un et de l’autre parti s’intéressèrent dans ce commencement de contestation, qui commençait, comme vous voyez, assez aigrement. Les présidents se jetèrent entre Monsieur le Prince et moi ; ils le conjurèrent d’avoir égard au temple de la justice et à la conservation de la ville ; ils le supplièrent d’agréer que l’on fît sortir de la salle tout ce qu’il y avait de noblesse et de gens armés. Il le trouva bon, et il pria même M. de La Rochefoucauld de l’aller dire, de sa part, à ses amis : ce fut le terme dont il se servit. Il fut beau et modeste dans sa bouche ; il n’y eut que l’événement qui empêcha qu’il ne fût ridicule dans la mienne ; il ne l’en est pas moins dans ma pensée, et j’ai encore regret de ce qu’il dépara la première réponse que j’avais faite à Monsieur le Prince, touchant le pavé, qui était juste et raisonnable. Comme il eut prié M. de La Rochefoucauld d’aller faire sortir ses amis, je me levai en disant très imprudemment : « Je vais prier les miens de se retirer. » Le jeune d’Avaux, que vous voyez présentement le président de Mesme, et qui était, en ce temps-là, dans les intérêts de Monsieur le Prince, me dit « Vous êtes donc armés ? — Qui en doute ? » lui répondis-je. Et voilà ma seconde sottise en un demi quart d’heure. Il n’est jamais permis à un inférieur de s’égaler en parole à celui à qui il doit du respect, quoiqu’il s’y égale dans l’action ; et il l’est aussi peu à un ecclésiastique de confesser qu’il est armé, même quand il l’est. Il y a des matières sur lesquelles il est constant que le monde veut être trompé. Les occasions justifient assez souvent, à l’égard de la réputation publique, les hommes de ce qu’ils font contre leurs professions : je n’en ai jamais vu qui les justifient de ce qu’ils disent qui y soit contraire.
Comme je sortais de la Grande Chambre, je rencontrai, dans le parquet des huissiers, M. de La Rochefoucauld, qui rentrait. Je n’y fis point de réflexion, et j’allai dans la salle pour prier mes amis de se retirer. Je revins après le leur avoir dit ; et comme je mis le pied sur la porte du parquet, j’entendis une fort grande rumeur, dans la salle, de gens qui criaient : « Aux armes ! » Je me voulus retourner pour voir ce que c’était ; mais je n’en eus pas le temps, parce que je me sentis le cou pris entre les deux battants de la porte, que M. de La Rochefoucauld avait fermée sur moi, en criant à MM. de Coligni et de Ricousse de me tuer. Le premier se contenta de ne le pas croire ; le second lui dit qu’il n’en avait point d’ordre de Monsieur le Prince. […] M. de Champlâtreux, qui était accouru au bruit qui se faisait dans la salle, me voyant en cette extrémité, poussa avec vigueur M. de La Rochefoucauld : il lui dit que c’était une honte et une horreur qu’un assassinat de cette nature ; il ouvrit la porte et il me fit entrer.
(Mémoires, Cardinal de Retz)
Ce jour, les bousculades succédèrent aux bousculades, les empoignades aux empoignades, et les tentatives d’assassinat aux tentatives d’assassinat. Retz se retrouvait comme englué dans une situation inextricable en apparence… « J’étais sur la pente du plus fâcheux et du plus dangereux précipice où un particulier se fût peut-être jamais trouvé. Le mieux qui me pouvait arriver était d’avoir avantage sur Monsieur le Prince, et ce mieux se fût terminé, si il y eût péri, à passer pour l’assassin du premier prince du sang, à être immanquablement désavoué par la Reine, et à donner tout le fruit et de mes peines et de mes périls au Cardinal par l’événement, qui ne manque jamais de tourner toujours en faveur de l’autorité royale tous les désordres qui passent jusques aux derniers excès. »
Pour calmer le jeu, il ne fallait plus que Condé quittât Paris et préparât la guerre civile : ce fut chose faite dans les semaines qui suivirent. Et ainsi, cependant qu’était proclamée le 7 septembre 1651 la majorité de Louis XIV, et que le 19 février 1652, Retz devenait enfin cardinal – ce qui le plaçait dans une position délicate, puisqu’en même temps qu’il devait soutenir la Cour tout en combattant Mazarin, il ne pouvait plus, de par sa qualité nouvelle, siéger au Parlement –, les troupes royales se préparaient à lutter contre les troupes condéennes.
La guerre civile fit rage au printemps et à l’été de l’année 1652. Le 2 juillet, le Grand Condé était battu par Turenne aux portes de Paris, à Saint-Antoine.
[Monsieur le Prince de Condé] marcha vers Paris, en dessein d’arriver au jour à Charenton, d’y passer la Marne et de prendre un poste dans lequel il ne pourrait être attaqué. M. de Turenne ne lui en donna pas le temps, car il attaqua son arrière-garde dans le faubourg Saint-Denis. Monsieur le Prince en fut quitte pour quelques hommes qu’il perdit du régiment de Conti, et il manda à Monsieur, par le comte de Fiesque, qu’il lui répondait qu’il gagnerait le faubourg Saint-Antoine, dans lequel il prétendait qu’il aurait plus de lieu de se défendre. C’est en cet endroit où je regrette, plus que je n’ai jamais fait, que Monsieur le Prince ne m’ait pas tenu la parole qu’il m’avait donnée, de me donner le mémoire de ses actions. Celle qu’il fit en ce rencontre est l’une des plus belles de sa vie. J’ai ouï dire à Lanques, qui ne le quitta point ce jour-là, qui est homme du métier et qui est plus mécontent de lui que personne qui vive, qu’il y eut quelque chose de surhumain dans sa valeur et dans sa capacité en cette occasion.
(Mémoires, Cardinal de Retz)
Vaincu, Condé se replia dans Paris où il fit régner la terreur. Retz mit Notre-Dame en état de défense (« Je garnis tout mon logis et toutes les tours de Notre-Dame de grenades ; je pris mes mesures, en cas d’attaque, avec les bourgeois des ponts Notre-Dame et de Saint-Michel qui m’étaient fort affectionnés. Enfin je me mis en état de disputer le terrain et de n’être plus exposé à l’insulte ») et mena une guerre de pamphlets contre le prince rebelle.
Cette situation ne pouvait durer. Vaguement inquiet, le Cardinal, qui décida soudainement de se mettre à la tête d’un parti de la paix, se rendit à Compiègne où séjournait la Cour, et trouva bon de faire la leçon à Louis XIV.
« […] Il est, Sire, de votre devoir de prévenir par des actions de piété et de justice les châtiments du Ciel, qui menacent un royaume dont vous êtes le père ; il est, Sire, de votre devoir d’arrêter, par une bonne et prompte paix, le cours de ces profanations abominables qui déshonorent la terre et qui attirent les foudres du Ciel ; vous le devez comme chrétien, vous le devez et vous le pouvez comme roi […]. »
(Mémoires, Cardinal de Retz)
Rien n’y fit : il ne put ni s’accommoder avec le gouvernement, qui lui reprochait décidément sa haine contre Mazarin autant que sa proximité avec l’éternel comploteur Gaston d’Orléans, ni réconcilier ce dernier avec la famille royale. Au terme de l’été de cette année 1652, Condé finissait par quitter Paris, défait, Louis XIV rentrait triomphant à Paris, et Gaston d’Orléans, le frondeur, se voyait exilé à Blois pour le restant de ses jours.
5. Déchéance
Louis XIV n’avait ni la patience de sa mère, ni le cœur à l’intrigue perpétuelle. Il ne balança point : à la fin du mois d’octobre, il rappelait Mazarin ; et au début du mois de décembre, il ordonnait à ses hommes de s’emparer du cardinal de Retz, et de l’enfermer au château de Vincennes.
J’allai ainsi au Louvre, le 19 de décembre, et j’y fus arrêté, dans l’antichambre de la Reine, par M. de Villequier, qui était capitaine des gardes en quartier. Il s’en fallut très peu que M. d’Hacqueville ne me sauvât. Comme j’entrai dans le Louvre, il se promenait dans la cour ; il me joignit à la descente de mon carrosse, et il vint avec moi chez madame la maréchale de Villeroi, où j’allai attendre qu’il fût jour chez le Roi. Il m’y quitta, pour aller en haut, où il trouva Montmège, qui lui dit que tout le monde disait que j’allais être arrêté. Il descendit en diligence pour m’en avertir et pour me faire sortir par la cour des cuisines, qui répondait justement à l’appartement de Mme de Villeroi. Il ne m’y trouva plus ; mais il ne m’y manqua que d’un moment, et ce moment m’eût infailliblement donné la liberté […].
L’on me fit passer, sur les trois heures, toute la grande galerie du Louvre, et l’on me fit descendre par le pavillon de Mademoiselle. Je trouvai un carrosse du Roi, dans lequel M. de Villequier monta avec moi et cinq ou six officiers des gardes du corps […].
J’arrivai à Vincennes entre huit et neuf heures du soir et, M. le maréchal d’Albret m’ayant demandé, à la descente du carrosse, si je n’avais rien à faire savoir au Roi, je lui répondis que je croirais manquer au respect que je lui devais si je prenais cette liberté.
(Mémoires, Cardinal de Retz)
Le Cardinal chutait de toute la hauteur à laquelle il s’était élevé : chute terrible.
Le récit que Retz fit de son incarcération est édifiant : entre locaux insalubres, vexations et surveillances continues, elle tourna bientôt à la véritable torture.
Cet exempt [officier de police] s’appelait Croisat […]. Je ne crois pas que l’on eût pu trouver encore sous le ciel un autre homme fait comme celui-là. Il me vola mon linge, mes habits, mes souliers ; et j’étais obligé de demeurer quelquefois dans le lit huit ou dix jours, faute d’avoir de quoi m’habiller. Je ne crus pas que l’on me pût faire un traitement pareil sans un ordre supérieur et sans un dessein formé de me faire mourir de chagrin. Je m’armai contre ce dessein, et je me résolus à ne pas mourir, au moins de cette sorte de mort. Je me divertis, au commencement, à faire la vie de mon exempt, qui, sans exagération, était aussi fripon que Lazarille de Tormes et que le Buscon [héros de romans picaresques]. Je l’accoutumai à ne me plus tourmenter, à force de lui faire connaître que je ne me tourmentais de rien. Je ne lui témoignai jamais aucun chagrin, je ne me plaignis de quoi que ce soit, et je ne lui laissai pas seulement voir que je m’aperçusse de ce qu’il disait pour me fâcher, quoiqu’il ne proférât pas un mot qui ne fût à cette intention. Il fit travailler à un petit jardin de deux ou trois toises, qui était dans la cour du donjon ; et comme je lui demandai ce qu’il en prétendait faire, il me répondit que son dessein était d’y planter des asperges : vous remarquerez qu’elles ne viennent qu’au bout de trois ans. Voilà l’une de ses plus grandes douceurs ; il y en avait tous les jours une vingtaine de cette force. Je les buvais toutes avec douceur, et cette douceur l’effarouchait, parce qu’il disait que je me moquais de lui.
(Mémoires, Cardinal de Retz)
Au milieu de ces torrents d’humiliation – racontées avec drôlerie dans des scènes d’anthologie –, le cardinal, cuirassé comme le diable, cherchait à se divertir par tous les moyens afin de ne pas tourner fou, imaginait mille plans d’évasion, et parvenait même à entretenir de secrètes correspondances avec des alliés de l’extérieur.
Il semblait, hélas, bel et bien condamné à la réclusion perpétuelle, et l’on pensait même de plus en plus à le transférer à Amiens ou Brest, où il serait oublié par le royaume – ce n’est qu’en simulant la maladie que Retz put retarder ce funeste projet. Le 21 mars 1654, par un hasard extraordinaire (« La manière dont je fus servi en ce rencontre a du prodige »), l’oncle de Retz, l’archevêque Jean-François de Gondi, rendait son dernier soupir. Son neveu, par une ruse rocambolesque, réussissait à récupérer la vacance du siège, en dépit des précautions prises par la Couronne. Une victoire de courte durée : soumis à rude pression, le Cardinal, une semaine plus tard, acceptait finalement de renoncer à l’archevêché.
Le 30 mars 1654, Gondi était finalement transféré au château de Nantes. Épuisé par sa détention, il proposait sa démission au pape, mais ce dernier, qui ne pouvait admettre que les princes disposassent à leur gré des évêchés, la refusait fermement. Mazarin, qui crut à une nouvelle manœuvre de son ennemi, envisagea de le transférer à nouveau à Brest, le condamnant ainsi à l’oubli. Cette fois-ci, c’en était trop : Retz tenta le tout pour le tout, et contre toute attente, parvint à s’évader.
Je me sauvai un samedi 8 d’août, à cinq heures du soir ; la porte du petit jardin se referma après moi presque naturellement ; je descendis, un bâton entre les jambes, très heureusement, du bastion, qui avait quarante pieds de haut. Un valet de chambre, qui est encore à moi, qui s’appelle Fromentin, amusa mes gardes en les faisant boire. Ils s’amusaient eux-mêmes à regarder un jacobin qui se baignait et qui, de plus, se noyait. La sentinelle, qui était à vingt pas de moi, mais en lieu d’où elle ne pouvait pourtant me joindre, n’osa me tirer, parce que, lorsque je lui vis compasser sa mèche, je lui criai que je le ferais pendre si il tirait, et il avoua, à la question, qu’il crut, sur cette menace, que le maréchal était de concert avec moi. Deux petits pages qui se baignaient, et qui, me voyant suspendu à la corde, crièrent que je me sauvais, ne furent pas écoutés, parce que tout le monde s’imagina qu’ils appelaient les gens au secours du jacobin qui se baignait. Mes quatre gentilshommes se trouvent à point nommé au bas du ravelin, où ils avaient fait semblant de faire abreuver leurs chevaux, comme si ils eussent voulu aller à la chasse. Je fus à cheval moi-même devant qu’il y eût seulement la moindre alarme, et, comme j’avais quarante relais posés entre Nantes et Paris, j’y serais arrivé infailliblement le mardi à la pointe du jour, sans un accident que je puis dire avoir été le fatal et le décisif du reste de ma vie.
(Mémoires, Cardinal de Retz)
L’accident dont il parle est une chute de cheval dont il fut victime au cours de sa fuite, et qui lui déboîta l’épaule. Cela ne l’empêcha pas de fuir en direction de l’Espagne, puis de débarquer en Toscane, et de rejoindre enfin Rome, le 28 novembre 1654, où il allait demeurer vingt mois.
Je connaissais assez la cour de Rome pour savoir que le poste d’un réfugié et d’un suppliant n’y est pas agréable ; et mon cœur, qui était piqué au jeu contre M. le cardinal Mazarin, était plein de mouvements qui m’eussent porté, avec plus de gaieté, dans les lieux où j’eusse pu donner un champ plus libre à mes ressentiments.
(Mémoires, Cardinal de Retz)
À Rome, la situation de Retz n’avait rien de glorieux. S’il possédait toujours, officiellement, le titre d’archevêque de Paris, sa renonciation de Vincennes ayant été remise en cause, il ne pouvait ni gouverner son diocèse, ni en toucher les revenus, et ne vivait que d’emprunts. Cela ne l’empêcha pas de déployer une grande activité, adressant à la Couronne une lettre ouverte en réponse à la lettre que Louis XIV avait adressé au Pape – et dans laquelle il énumérait tous les crimes de son turbulent sujet –, contribuant en 1655 à l’élection du nouveau pape Alexandre VII, régentant son diocèse à distance par la nomination de vicaires défavorables à Mazarin, enfin jetant de l’huile sur le feu du conflit larvé opposant la Monarchie au Clergé, le Royaume au Saint-Siège, l’église gallicane à la Papauté.
Les Mémoires s’arrêtent ici, brutalement, l’auteur, épuisé après plus de trois mille pages écrites en quelques mois, n’ayant plus eu la force de continuer.
6. Impuissance
Retz ne pouvait lutter contre la puissance absolue du Roi-Soleil : c’est bien la Couronne qui ressortit vainqueur de la Fronde. Il quitta Rome en août 1656, et après une longue clandestinité, finit par s’avouer vaincu, et signa le 14 février 1662 sa démission d’archevêque tout en cherchant à obtenir le pardon du roi.
Confiné à Commercy, il se mêla par la suite de petite politique, conseillant à l’occasion le Roi quant aux affaires de Rome, et finit même par rendre visite à la Cour en 1664. Il revint cependant bien vite à Commercy, où il entreprit la tâche herculéenne de liquider ses quatre millions de livres de dettes.
Au printemps de l’an 1675, il fit ses adieux au monde, et se retira à l’abbaye de Saint-Mihiel. Mais le Pape et le Sacré Collège ayant une nouvelle fois refusé sa démission, il dut bien malgré lui retourner à Commercy, où il commença la rédaction de ses Mémoires.
En avril 1678, il abandonna Commercy et partagea le reste de ses jours entre Paris et l’abbaye de Saint-Denis.
Il rendit l’âme à Dieu le 24 août 1679.
Conclusion
Deux citations, pour conclure – sans commentaire. La première de son pire ennemi, La Rochefoucauld, au moment de ses adieux au monde :
C’est un sacrifice qu’il fait à son orgueil, sous prétexte de dévotion : il quitte la Cour où il ne peut s’attacher, et il s’éloigne du monde, qui s’éloigne de lui.
Et la seconde de Retz lui-même, tirée des Mémoires :
Mon imagination me fournissait toutes les idées du possible ; mon esprit ne les désavouait pas, et je me reprochais à moi-même la contrariété que je trouvais dans mon cœur à les entreprendre.
(Mémoires, Cardinal de Retz)
Lecture conseillée :
- Cardinal de Retz, Mémoires, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 2003 (édition de Michel Pernot)