Je ne recommanderai jamais assez la lecture de Renan, esprit brillant, superbe, génial à bien des égards, comme seul savait en engendrer notre dix-neuvième siècle positiviste (je ne m’attarderai pas sur les liens complexes de Renan avec la philosophie de Comte, on trouvera partout quantité d’articles à ce sujet).
Par un paradoxe étrange, on associe souvent le nom de Renan au mot de nation, parce qu’il a donné sur le sujet une conférence fameuse citée à tort et à travers, et surtout à tort, par à peu près tout le monde : les libéraux qui se retrouvent dans sa définition contractuelle de la patrie, les réactionnaires qui lui sont gré d’avoir su prendre en compte la notion d’affectio societatis, ce fameux « plébiscite de tous les jours », qui n’en déplaise relève de l’identité aujourd’hui tant honnie par la gauche.
Pourtant ce n’est pas la nation, mais la religion (principalement chrétienne et judaïque) qui l’occupa principalement ; la religion dans son sens le plus large, qu’il tenta d’embrasser aux points de vue historique, social et moral. Sa grande œuvre, celle que peut-être le grand public connaît moins, et qui pourtant ! est un véritable monument, c’est l’Histoire des origines du christianisme.
Comme le rappelle Laudyce Rétat (« Introduction générale » de Laudyce Rétat, in Histoire des origines du christianisme, E. Renan, éd. Robert Laffont 1995), dès 1848 (à vingt-cinq ans), Renan envisage d’écrire « le livre le plus important du XIXè siècle », qui « devrait avoir pour titre : Histoire critique des origines du christianisme. » Cette grande histoire, il s’y attellera finalement moins de vingt ans plus tard : elle s’ouvre en 1863 avec la Vie de Jésus, et se clôt en 1882 avec Marc-Aurèle. Entre les deux, il y a Les Apôtres, Saint Paul, L’Antéchrist, Les Évangiles et L’Église chrétienne.
Je ne sais s’il s’agit vraiment du « livre le plus important » de son siècle. On n’en reste pas moins frappé par son érudition immense : c’est qu’il s’agit de l’ouvrage d’un passionné. Ajoutons : d’un ancien croyant toujours séduit, ce qui lui donne une saveur particulière. L. Rétat rappelle à ce propos cette autre phrase de l’écrivain, tirée cette fois-ci d’un article de la Revue des Deux Mondes en date du 15 mai 1853 : « Pour faire l’histoire d’une religion, il ne faut plus y croire, mais il faut y avoir cru. »
Renan, comme Pascal, est trop complexe pour faire l’objet d’un article : il y a trop à dire. Je me contenterai de donner au sujet de sa grande Histoire quelques indications, glanées au hasard de mes lectures.
1. Renan était-il croyant ?
On ne peut limiter à quelques mots le sujet de la foi de Renan sans le réduire injustement.
Ainsi, dire qu’il fut incroyant est en partie faux ; dire qu’il n’avait pas la foi est vrai aussi. Il faut accepter ce paradoxe. On l’a traité de blasphémateur parce qu’il avait osé dire de Jésus qu’il était un homme : mais un homme « incomparable » qui n’eut jamais d’égal, et dont il parle avec tant d’amour qu’il l’élève à un statut proche du divin.
Ses doutes pourtant commencent dès 1845, au séminaire de Saint-Sulpice. Il entame alors une espèce de conversion à l’envers qui ne cessera jamais de le tirailler, lui qui eût tant désiré croire. Hélas ! Le positivisme s’empare de lui comme une « maladie contagieuse » : il ne peut plus donner foi au surnaturel, le surnaturel étant entendu dans son acception la plus large, englobant la Tradition, Dieu, et même le caractère messianique et divin du Christ ; le jeune Renan croit bien plutôt à l’évolution darwinienne et à la science, mais il respecte, comprend et surtout admire la religion chrétienne.
Si la divinité du Christ n’est que la métaphore de la puissance d’instinct et de la beauté morale, le jeune Renan peut réaliser l’étrange entreprise tentée dès les écrits de jeunesse de rester chrétien « sans croire au christianisme ».
(« Introduction générale » de Laudyce Rétat, in Histoire des origines du christianisme, E. Renan, éd. Robert Laffont 1995)
Renan est en quelques sortes l’anti-Voltaire : Voltaire croyait en Dieu mais haïssait l’Église ; Renan est l’incroyant qui la respecte. Gustave Lanson, dans son Histoire de la littérature française, écrit que « sans Voltaire, Renan était impossible. Il a fallu nier avec colère avant de pouvoir nier avec sympathie. Il fallait que le pouvoir de l’Église fût détruit, pour qu’on pût rendre justice à la religion sans y croire. » Et il ajoute, quelques pages plus loin : « Pour nombre d’esprits, Renan a rendu la foi impossible, et il a rendu impossible aussi la guerre à la foi. Il a radicalement détruit ce que Voltaire avait ébranlé, mais il a aussi radicalement détruit l’esprit voltairien : il a affranchi de l’anticléricalisme les cœurs qu’il a retirés pour jamais au christianisme. Ni croyants, ni hostiles, témoins sympathiques au contraire de la croyance, et conscients de la bonté morale de la croyance pour ceux qui peuvent croire, voilà ce que Renan nous a faits. »
« Ni croyant, ni hostile », là est tout le paradoxe renanien. Ce serait trop caricatural d’en faire un impie ; il est bien plutôt un croyant au sens premier du terme, c’est-à-dire un homme qui pratique le doute raisonnable. Ce n’est pas qu’il ne croit pas en Dieu : c’est plutôt qu’il ne sait pas si Dieu existe, et en l’absence de preuve effective, il ne peut décider d’y croire aveuglément. Laudyce Rétat rappelle, dans son Introduction générale, cette phrase tirée de ses Cahiers : « J’entreprends d’analyser Jésus-Christ comme un fait psychologique et historique, de l’apprécier, de l’expliquer s’il est explicable, et, s’il ne l’est pas, de tomber à genoux et de jeter tout entre les bras de Dieu. »
Pour le dire en un mot, Renan est agnostique. Mais l’agnosticisme, dans un siècle positiviste, c’est le cauchemar de l’Église. Quand Renan traite Jésus, Pierre et Paul comme des personnages historiques, il a beau se défendre de vouloir abattre l’Église, il lui donne des coups de poignard. Il ne faudrait pas, en effet, se laisser perturber par les élans croyants d’un Renan qui doute un peu trop, même en admettant que le doute est naturel chez les croyants : sa foi, il la combat en permanence, et non seulement il la vainc, mais il triomphe dans sa victoire.
La lecture des Cahiers est ici particulièrement éloquente. Ainsi, après s’être demandé s’il n’y avait pas dans les religions « un élément vraiment divin », et avoir prié Jésus de lui apparaître dans une espèce de brusque délire mystique, il conclut par cette remarque édifiante : « Ici, j’ai été à la chapelle prier Jésus et il ne m’a rien dit. » La messe est dite !
Il y a comme une hypocrisie chez Renan : à dire le vrai, Jésus est pour lui un homme comme Napoléon, Louis XVI ou Colbert ; mais comme il peine à se le dire franchement, il atténue son atroce constat sous des déguisements plus ou moins convaincants, comme celui de la « légende ». Il l’exprime ainsi dans un article sur Strauss, rappelé par Laudyce Rétat :
Je persiste à croire que, pour les époques et les pays qui ne sont pas tout à fait mythologiques, le merveilleux est moins souvent une pure création de l’esprit humain qu’une manière fantastique de se représenter des faits réels.
(E. Renan, article du 15 avril 1849 paru dans La Liberté de penser)
Ainsi, nul miracle en la personne de Jésus ; mais Jésus fut pour Renan un personnage doté d’un tel charisme, que l’on crut voir en lui un miracle, et qu’on le raconta comme tel. Un homme, aussi, ayant eu une pleine conscience de Dieu ; une conscience telle qu’il n’avait pas besoin de passer par les visions ou les délires, comme les saints et les grands prophètes, pour parler à Dieu : il le sentait directement en lui, dans sa chair. Et cela seul devait lui conférer ce quelque chose de supérieur, qui lui donne l’air de flotter sur la marée humaine.
2. Renan protestant plutôt que catholique
Renan ardent défenseur de la beauté du christianisme, donc, mais qui ne croit pas une seconde au surnaturel. Comme un protestant évangélique, Renan jette par terre les dogmes et les rites qui lui paraissent un dévoiement de la parole du Christ, et ne s’arrête qu’au message de l’Évangile – mais aussi comment pouvait-il croire à la transsubstantiation ? (« ses écrits de jeunesse, rappelle L. Rétat, attestent son regret de n’être pas né protestant en Allemagne ») :
Renan par là s’assimile à son Jésus, lui qui dans sa jeunesse se perçut comme rénovateur religieux et qui tenta toujours de substituer aux formes historiques du christianisme une religion sans formes, sans dogmes, l’idéalisme pur, n’ayant pour contenu que la loi morale héritée de l’Évangile et une sorte d’irréductible confiance envers « le Père ».
(« Introduction générale » de Laudyce Rétat, in Histoire des origines du christianisme, E. Renan, éd. Robert Laffont 1995)
Et L. Rétat de citer cet article de Renan écrit en 1860 dans la Revue des Deux Mondes, sur « L’avenir religieux des sociétés modernes » :
Ah ! Gardons-nous de croire que Dieu a quitté pour toujours cette vieille Église. Elle rajeunira comme l’aigle, elle reverdira comme le palmier ; mais il faut que le feu l’épure, que ses appuis terrestres se brisent, qu’elle se repente d’avoir trop espéré en la terre, qu’elle efface de son orgueilleuse basilique : Christus regnat, Christus imperat, qu’elle ne se croie pas humiliée quand elle occupera dans le monde une position qui ne sera grande qu’aux yeux de l’esprit.
(E. Renan, « L’avenir religieux des sociétés modernes », in Revue des Deux Mondes, 25 octobre 1860)
Sur ce point, on reste un peu confondu par la naïveté d’un Renan utopiste (il utilise lui-même ce mot quelques lignes plus loin, dans le même article), qui rêve d’une Église fondée uniquement sur le message moral du Christ, comme au temps de saint Pierre. Renan a du christianisme pur débarrassé de tout dogme et presque de tout culte, de cette religion du cœur plutôt que du temple, un optimisme débordant : il est selon lui éternel parce que génial par lui-même ; à vrai dire, les structures le gêneraient plutôt : l’église de pierre serait un obstacle à l’église de Pierre. L’on comprend mieux, à présent, les attaques féroces du clergé contre l’auteur de la Vie de Jésus !
Dans la suite de l’article, Renan prévient une objection. Il imite si bien ses contradicteurs que je me contenterai de le citer :
Une objection peut m’être adressée, et je dois la prévenir. « Vous voulez relever la religion, me dira-t-on, et vous cherchez à la soustraire à la régence de l’État ; mais vous ne voulez pas, d’un autre côté, qu’elle soit une puissance organisée, qui force l’État à compter avec elle : ne voyez-vous pas que vous l’abaissez ; que, n’étant plus une chose d’État, elle descendra au niveau des opinions de littérature ou d’art, dont l’administration ne se soucie pas, parce qu’elle les trouve au-dessous d’elle ? Vous qui savez les conditions de la liberté, ne voyez-vous pas que vous abattez la dernière tour où elle se défende encore ? Quoi ! dans notre société démantelée, vous applaudissez à la ruine de la dernière forteresse féodale ! Vous ne songez pas que cette forteresse pourra être un jour l’unique asile des âmes qui ne voudront pas plier devant la redoutable puissance de l’État ! En somme, au milieu de l’universel abaissement de l’Europe, au milieu du silence créé par l’égale sujétion de tous, qui a résisté ? Qui a parlé ? Le pape, les évêques. L’égalité n’est pas une protection ; le code n’est un abri pour personne. Si la vieille Rome eût eu de beaux caractères de prêtres, si la puissance pontificale, au lieu d’être absorbée par l’empereur, eût abouti à créer des évêques, le despotisme césarien eût été impossible. La liberté résulte d’un privilège ; pourquoi ne voulez-vous pas que l’Église ait le sien ? »
(E. Renan, « L’avenir religieux des sociétés modernes », in Revue des Deux Mondes, 25 octobre 1860)
Certes, on n’aurait pas fait meilleure objection. Renan répond de façon lapidaire : pour ses appuis terrestres, l’Église a fait appel à l’État ; ce faisant, elle s’est elle-même privée d’une liberté, qu’il conviendrait de lui redonner. Le syllogisme est grossier. L’Église doit être libre ; le matériel (au sens le plus large) la bride ; il faut l’exclure du matériel. Oui, mais si elle ne peut exister sans une solide assise matérielle, le raisonnement tombe à l’eau, sauf à ajouter comme dernière étape : elle disparaît !
Oui, il y a vraiment quelque chose de protestant chez Renan ; il proteste en effet contre le dogme, contre le culte, en somme contre toute l’Église matérielle qui s’éloigne toujours du message originel. Ainsi, dans le même article, après avoir balayé d’un revers de main l’Église nationale, l’ultramontanisme (« destinés à disparaître »), il vante « un christianisme libre et individuel, avec d’innombrables variétés intérieures, comme fut celui des trois premiers siècles ». L’idée est belle, mais l’application ?…
L’Église, si l’on entend par ce mot un pouvoir armé d’autres moyens que ceux de la libre propagande, doit ainsi disparaître, non au profit de l’État, mais au profit de la liberté. Tant qu’il y aura un établissement officiel de la religion, il vaut mieux que les deux autorités soient distinctes que réunies ; mais l’idéal où il faut tendre est justement d’arriver au règne pur de l’esprit, non comme l’entendent les fanatiques et les sectaires, mais comme l’entendent les vrais libéraux, persuadés qu’une croyance n’a de prix que quand elle est acquise par une réflexion personnelle, qu’un acte religieux n’est méritoire que quand il est spontané.
C’est sans contredit le protestantisme qui est le plus près de cet idéal.
(E. Renan, « L’avenir religieux des sociétés modernes », in Revue des Deux Mondes, 25 octobre 1860)
3. L’histoire du christianisme
Pour Renan, il y a des liens très forts entre christianisme et judaïsme, le premier accomplissant en quelque sorte le second, et surtout n’existant pas sans lui.
Le génie du christianisme, c’est d’abord d’être né au carrefour de deux mondes. L’orient l’engendre, l’occident le propage. Il est un monothéisme élastique : il s’ouvre facilement, il s’adapte à tous les climats, à toutes les sociétés. « La pensée religieuse de Renan, peut-on lire dans le Dictionnaire de Renan des éditions Laffont, n’est pas syncrétique, mais au contraire liée à un éclectisme sélectif et évolutionniste : préfigurée par les prophètes, puis modelée par la mentalité platonicienne, puis promise aux transpositions de la modernité, la religion chrétienne, entre toutes, reste quintessenciée, quintessenciable. »
Le lecteur me pardonnera mon titre un peu mensonger, je ne retracerai par l’histoire du christianisme : vous n’avez qu’à lire l’ouvrage de Renan ! J’indiquerai simplement ceci, que l’histoire de la conversion du centurion Cornélius fut peut-être l’un des deux ou trois points de bascule qui mena le christianisme au statut de religion universelle. Il ne faudrait pas oublier que le christianisme à ses débuts ne fut rien d’autre qu’une secte juive. Le lecteur ignorant de ces questions sera surpris d’apprendre que les premiers apôtres autour de saint Pierre, après la mort du Christ, se combattirent violemment pour savoir s’il fallait convertir les païens (les « gentils »), c’est-à-dire les non-juifs ; et que la plupart d’entre eux trouvaient ces conversions hérétiques ! En baptisant le centurion Corneille, incirconcis, Pierre tranche le débat : le christianisme sera universel ou ne sera pas.
La Loi, essentiellement restrictive, faite pour isoler, était d’un tout autre esprit que les Prophètes, rêvant la conversion du monde, embrassant de si larges horizons. Deux mots empruntés à la langue talmudique rendent bien la différence que nous indiquons. L’agada, opposée à la halaka, désigne la prédication populaire, se proposant la conversion des païens, en opposition avec la casuistique savante qui ne songe qu’à l’exécution stricte de la Loi, sans viser à convertir personne. Pour parler le langage du Talmud, les Évangiles sont des agadas, le Talmud, au contraire, est la dernière expression de la halaka. C’est l’agada qui a conquis le monde et fait le christianisme ; la halaka est la source du judaïsme orthodoxe, qui dure encore sans vouloir s’élargir. […] Jésus, Hillel, les auteurs d’apocalypses et d’apocryphes sont des agadistes, élèves des Prophètes, héritiers de leurs aspirations infinies ; Schammaï, les talmudistes, les juifs postérieurs à la destruction de Jérusalem sont des halakistes, des adhérents de la Loi, avec ses strictes observances.
[…]
Il s’agissait de savoir si le christianisme serait une religion formaliste, rituelle, une religion d’ablutions, de purifications, de distinctions entre les choses pures et les choses impures, ou bien la religion de l’esprit, le culte idéaliste qui a tué ou tuera peu à peu le matérialisme religieux, toutes les pratiques, toutes les cérémonies. Pour mieux dire, il s’agissait de savoir si le christianisme serait une petite secte ou une religion universelle, si la pensée de Jésus sombrerait par l’incapacité de ses disciples, ou si cette pensée, par sa force première triompherait des scrupules de quelques esprits étroits et arriérés, qui étaient en train de se substituer à elle et de l’oblitérer.
(E. Renan, Saint Paul)
Si le christianisme découle du judaïsme, il en est donc aussi la négation : une religion du cœur déritualisée, contre une religion « pharisienne », réservée et gorgée de culte. Une religion qui prend racine dans la « race » sémite, et s’épanouit totalement dans la « race » aryenne (il dira que « le judaïsme n’a été que le sauvageon sur lequel la race aryenne a produit sa fleur »). C’est ce que note L. Rétat dans son introduction générale :
Ainsi, dans la Vie de Jésus, même s’il souligne le rapport substantiel de Jésus aux prophètes, attesté par sa prédication et les aphorismes des Évangiles synoptiques, Renan fait de la notion du Dieu Père une intuition propre à Jésus, « une haute notion de la Divinité, qu’il ne dut qu’à sa grande âme »
[…]
Le palier le plus élevé dans la conception du Dieu un, c’est pour Renan l’aboutissement chrétien dans et par sa diffusion dans ces « races » aryennes : dans cette perspective, le christianisme, défini autant par les conditions de sa réception que par sa source, a reçu des païens qui l’adoptèrent les virtualités de mobilité, de plasticité qui lui permettront de se dépasser lui-même.
(« Introduction générale » de Laudyce Rétat, in Histoire des origines du christianisme, E. Renan, éd. Robert Laffont 1995)
Cette théorie permet de rattacher le christianisme aux origines de nos sociétés occidentales, lien qui tenait particulièrement à cœur au Renan nationaliste. Là est tout le sens de son discours prononcé aux funérailles d’Ernest Havet en 1889, rappelé par L. Rétat, et que je me permets de citer à mon tour :
Tout ce qu’il y a de meilleur dans le christianisme, nous l’y avons mis, et voilà pourquoi le christianisme nous tient si fort à cœur, et voilà pourquoi il ne faut pas le détruire. […] Le christianisme, c’est nous-mêmes et ce que nous aimons le plus en lui c’est nous. Nos vertes et froides fontaines, nos forêts de chênes, nos rochers y ont collaboré. Dans l’ordre des choses de l’âme […] le suave et subtil mysticisme d’un saint Bernard ou d’un saint François d’Assise viennent bien plutôt de nos ancêtres, païens peut-être, que de l’égoïste David ou de l’exterminateur Jéhu, ou du fanatique Esdras, ou du strict observateur Néhémie.
De là découle, reconnaissons-le, quelque chose de passablement méprisant dans l’idée que Renan se fait de la religion chrétienne par rapport aux religions juive et musulmane : le judaïsme, l’Islam sont pour lui des monothéismes arides ; le christianisme, un monothéisme éclairé par l’esprit grec.
Ainsi, même s’il exalte les Sémites pour leur intuition religieuse de l’Un, Renan postule néanmoins toute une aventure pour l’Unique : celle qui lui fait traverser d’autres mentalités intellectuelles pour lui assurer toute sa floraison.
(« Introduction générale » de Laudyce Rétat, in Histoire des origines du christianisme, E. Renan, éd. Robert Laffont 1995)
Je voulais simplement indiquer ceci : que ce qui a fait, ce qui fait et ce qui fera toujours la force du christianisme, c’est son caractère universel et déritualisé, qui dépasse la race, la famille, la nation même (« Rendez à César… »).
Que le christianisme moderne ne se dévoie pas ! S’il s’enferme dans les rites, il survivra peut-être, mais comme une religion réservée ; il s’écartera de plus en plus de la collectivité ; il deviendra une société à part ! Qu’il ne perde pas de vue, derrière les litanies latines et les communions ostentatoires, le message véritable et premier du Christ contre les pharisiens : que ce qui est matériel n’est rien ! que ce qui est spirituel est tout !
Conclusion
Dans une France aussi préoccupée par les questions religieuses, Renan ne devait se faire que des ennemis : les religieux le gratifièrent du titre de « grand blasphémateur » ; les athées lui reprochèrent ses louanges au christianisme ; les nationalistes le critiquèrent, à cause de son admiration pour le caractère universel du christianisme ; et les cosmopolites condamnent aujourd’hui sa défense de l’identité culturelle chrétienne de la France.
Mais nul n’est prophète en son pays, disait Jésus !
Lecture conseillée :
- Renan, Ernest, Histoire des origines du christianisme, Paris, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquin », 1995 (deux tomes)