Je me procurais récemment, pour les besoins de ma Cléopâtre, les Contes et récits fantastiques de Théophile Gautier, édition d’Alain Buisine (LGF 1990) — car ils contiennent notamment, parmi d’autres textes, « Une nuit de Cléopâtre », extraordinaire nouvelle au sujet de la reine d’Égypte, cette femme puissante et divine, et la plus fascinante que l’histoire ait jamais connue. Le lecteur me permettra d’en tirer l’occasion d’un modeste article ; je ne m’attarderai pas sur le caractère strictement poétique du style de T. Gautier (dédicataire des Fleurs du Mal), que j’avais relevé déjà dans un précédent article (ici), mais sur le fond idéologique du peintre poète et romancier, que j’évoquais plus récemment, à l’occasion de ma lecture de Mademoiselle de Maupin.
Comment résumer, donc, l’idéologie artistique de Gautier ? En deux phrases : On dit en général que la nature est si belle qu’elle est inimitable — et ainsi l’artiste, qui la veut copier avec le plus de perfection, est condamné à une mortelle frustration, c’est L’Œuvre de Zola, c’est Le Chef-d’œuvre inconnu, de Balzac. Théophile Gautier, plutôt partisan du Beau platonicien, inverse les hiérarchies, et croit à la perfection formelle d’un monde d’Idées que la nature n’atteindrait jamais totalement, mais que l’artiste, lui, pourrait égaler à l’occasion.
Car dans l’idéel imaginaire de Gautier inversant radicalement les habituelles relations de la nature et de la culture, ce ne sont pas la peinture et la sculpture qui ne parviendraient pas à égaler la beauté de la femme vivante, c’est tout au contraire la femme elle-même qui ne sera jamais vraiment à la hauteur de l’œuvre esthétique qu’elle devrait représenter en dernière instance.
(Préface d’Alain Buisine, in Contes et récits fantastiques, T. Gautier, éd. LGF 1990)
Et en effet, toutes les nouvelles de ces Contes et récits fantastiques (de « La cafetière » à « Jettatura ») possèdent ce point commun d’un héros soumis à la recherche de l’Idéal, moins attiré par les splendeurs de la nature que par celles de l’imagination humaine, la femme d’un tableau, la statue d’un musée, le pied d’une momie, un corps figé dans les décombres d’une antique cité, disparue sous les cendres d’un fameux volcan… Le héros de Gautier, hélas, est condamné au « dépit » (mot de P. Bénichou) irrémédiablement, — sauf happy end impromptue et bien opportune —, d’une part car la préférence d’une idée au réel favorise toujours son isolement social, d’autre part car la comparaison du réel à l’idée ne peut qu’entraîner chez lui d’invincibles désappointements.
Je citais le « dépit » de P. Bénichou ; c’est là le terme employé par l’éminent professeur pour décrire cette « longue ascèse poétique, qui va s’efforcer de transmuer en surcroît de grandeur un cuisant sentiment d’impuissance », ascèse dont Gautier se trouve à la naissance. Gautier, en réalité, est un grand désenchanté (lire pour comprendre mon article sur Le Sacre de l’écrivain), et ses personnages dépités constituent évidemment, par moments, des doubles de lui-même.
Qui connaît un peu Gautier le retrouve partout : la Plangon, le Ctésias de « La Chaîne d’or », ces perfections en même temps masculines et féminines, à la sexualité trouble, pour ne pas dire double, ces idéaux androgynes, ce sont aussi Théodore et Madeleine de Maupin ; Tiburce de « La Toison d’or », abîmé dans « sa recherche de la beauté physique », et qui « aurait bien voulu s’habiller de rouge » (on pense au fameux gilet rouge de Gautier, à la bataille d’Hernani), c’est l’écrivain devenu personnage de son œuvre ; c’est le poète assurément, « qui prend pour de la passion l’admiration pour la forme et la beauté », n’aime que les femmes en peinture, et pour aimer une femme vivante, — Gretchen, ce succédané de la forme idéale —, doit la peindre d’abord ! Le roi Candaule, qui « aimait la peinture et la sculpture plus peut-être qu’il ne convient à un monarque », et à qui « il […] était arrivé souvent d’acheter un tableau au prix du revenu annuel d’une ville », c’est le poète amoureux de l’Art pour l’art, celui qui « renoncerait plutôt aux pommes de terre qu’aux roses », comme il l’écrit dans la Préface à Mademoiselle de Maupin. Enfin, je suis obligé de citer dans son intégralité ce long extrait d’« Une nuit de Cléopâtre », où l’artiste s’exprime cette fois-ci directement, et ne dit pas autre chose que ce qu’il exposait déjà, avec force verve, dans la fameuse préface pour laquelle il est tant célèbre :
Notre monde est bien petit à côté du monde antique, nos fêtes sont mesquines auprès des effrayantes somptuosités des patriciens romains et des princes asiatiques ; leurs repas ordinaires passeraient aujourd’hui pour des orgies effrénées, et toute une ville moderne vivrait pendant huit jours de la desserte de Lucullus soupant avec quelques amis intimes. Nous avons peine à concevoir, avec nos habitudes misérables, ces existences énormes, réalisant tout ce que l’imagination peut inventer de hardi, d’étrange et de plus monstrueusement en dehors du possible. Nos palais sont des écuries où Caligula n’eût pas voulu mettre son cheval ; le plus riche des rois constitutionnels ne mène pas le train d’un petit satrape ou d’un proconsul romain. Les soleils radieux qui brillaient sur la terre sont à tout jamais éteints dans le néant de l’uniformité ; il ne se lève plus sur la noire fourmilière des hommes de ces colosses à formes de Titan, qui parcouraient le monde en trois pas, comme les chevaux d’Homère ; — plus de tour de Lylacq, plus de Babel géante escaladant le ciel de ses spirales infinies, plus de temples démesurés faits avec des quartiers de montagne, de terrasses royales que chaque siècle et chaque peuple n’ont pu élever que d’une assise, et d’où le prince accoudé et rêveur peut regarder la figure du monde comme une carte déployée ; plus de ces villes désordonnées faites d’un inextricable entassement d’édifices cyclopéens, avec leurs circonvallations profondes, leurs cirques rugissant nuit et jour, leurs réservoirs remplis d’eau de mer et peuplés de léviathans et de baleines, leurs rampes colossales, leurs superpositions de terrasses, leurs tours au faite baigné de nuages, leurs palais géants, leurs aqueducs, leurs cités vomitoires et leurs nécropoles ténébreuses ! Hélas ! plus rien que des ruches de plâtre sur un damier de pavés.
L’on s’étonne que les hommes ne se soient pas révoltés contre ces confiscations de toutes les richesses et de toutes les forces vivantes au profit de quelques rares privilégiés, et que de si exorbitantes fantaisies n’aient point rencontré d’obstacles sur leur chemin sanglant. C’est que ces existences prodigieuses étaient la réalisation au soleil du rêve que chacun faisait la nuit, — des personnifications de la pensée commune, et que les peuples se regardaient vivre symbolisés sous un de ces noms météoriques qui flamboient inextinguiblement dans la nuit des âges. Aujourd’hui, privé de ce spectacle éblouissant de la volonté toute-puissante, de cette haute contemplation d’une âme humaine dont le moindre désir se traduit en actions inouïes, en énormités de granit et d’airain, le monde s’ennuie éperdument et désespérément ; l’homme n’est plus représenté dans sa fantaisie impériale.
(« Une nuit de Cléopâtre », in Contes et récits fantastiques, T. Gautier, éd. LGF 1990)
« Seul le visible » préoccupe Gautier, pour reprendre les mots d’Alain Buisine. Il est visuel extrêmement ; la femme pour lui n’est que plastique, et la beauté littéraire, c’est l’abondance descriptive. « Toujours ce trop-plein de beautés superlatives, écrit A. Buisine, que l’écriture de Gautier dispense avec une folle prodigalité pour autant que la réserve esthétique du monde est à proprement parler inépuisable. » Jusqu’à la nausée, diront certains ; peut-être, mais c’est aussi ce qui fait, encore aujourd’hui, le caractère unique du style de Gautier, cette signature individuelle si étrange à nos yeux contemporains, trop habitués à la similarité multiple industrielle.
« Le style, c’est l’homme même », écrivait Buffon. Eh bien ! Gautier, c’est la description personnellement !
Lecture conseillée :
- Gautier, Théophile, Contes et récits fantastiques, Paris, éd. LGF 1990