Passé un certain âge, Alexandre Dumas devient franchement indigeste ; il ne soutient la comparaison ni avec les historiens de son siècle (en dépit de sa prétention de les dépasser : lire la « Postface » aux Compagnons de Jéhu), ni avec les monstres du romantisme. D’ailleurs, Gustave Lanson, dans sa vaste Histoire de la littérature française, n’évoque Dumas que deux fois, et jamais trop à son avantage. Ses deux cent cinquante-sept volumes ? une « prodigieuse et un peu puérile invention », « vulgaire de pensée et de forme », qui « a bien vieilli » ; quant au genre du roman historique, « Dumas s’en empare et le dérive hors de la littérature, hors de l’art, pour l’amusement de la foule. »
Ne soyons pas injustes cependant : Dumas eut deux qualités immenses, qui devaient imposer son nom dans l’histoire de notre littérature. D’abord, il aida, avec Hugo et Vigny, au triomphe du drame romantique : Henri III et sa cour fut en effet le premier d’entre eux, après la Préface bien connue de l’auteur de Cromwell. Ensuite, il régna en maître absolu sur le genre du roman historique, si intemporellement populaire, et qui n’a de nos jours rien perdu de sa superbe.
Il a préludé à ces fameux romans historiques qui devaient surtout rendre son nom populaire, par des drames historiques. Sans dédaigner les sujets exotiques, Dumas fut le premier à deviner l’attrait que pouvait avoir l’histoire de France pour le public, et le premier qui se mit à exploiter les vastes recueils de chroniques et de mémoires que Guizot, Buchon, Petitot venaient de publier.
(G. Lanson, Histoire de la littérature française)
Dumas, qu’on le veuille ou non, et malgré tout le mépris que sa littérature fait irrésistiblement naître en nous, est un monument. En 1864, âgé de soixante-deux ans, il écrivait à l’empereur Napoléon III : « Sire, il y avait en 1830 et il y a encore aujourd’hui trois hommes à la tête de la littérature française, ces trois hommes sont Victor Hugo, Lamartine et moi. » La gasconnade est hardie : elle suppose un aplomb féroce ! mais l’aplomb n’est jamais dénué de fondements, sauf à être comique ou suicidaire ; il oblige à une certaine confiance en ses qualités : celles de Dumas sont indéniables !
Donc, il m’arrive de temps à autre de lire Dumas, à la fois pour l’amusement, la culture et l’hommage à l’écrivain. Mon choix se portait récemment sur Les Compagnons de Jéhu, un peu par hasard ; je fus agréablement surpris par sa qualité historique autant que littéraire. Avis aux amateurs d’histoire et de romantisme : tout y est ! La passion, les caractères, l’amour et l’aventure, la mort, les contradictions invincibles, les caresses et les batailles, les réunions secrètes au fond des bois, les complots dans les vieilles ruines, les retournements insensés des situations les plus périlleuses… et puis surtout (serait-ce là particulièrement ce qui m’a plu dans cet ouvrage ?) les géants du tournant du siècle en action, révélés dans leur quotidien, Napoléon, Bourrienne et Cadoudal, Fouché, Joséphine et Talleyrand. Je défie le passionné d’histoire de ne pas frémir aux paroles échangées entre Bonaparte et Bernadotte, la veille du coup d’État, ou à la narration profonde et enlevée, presque cinématographique, de la rencontre entre Cadoudal et Roland, le Blanc et le Bleu :
« Nous boirons à la santé de notre mère commune, la France ; nous la servons chacun avec un esprit différent, mais, je l’espère, avec un même cœur. À la France ! monsieur, dit Cadoudal en remplissant les deux verres.
— À la France, général ! » répondit Roland en choquant son verre contre celui de Georges.
(A. Dumas, Les Compagnons de Jéhu)
J’avais eu le projet d’établir une liste de livres à conseiller aux adorateurs du successivement général Vendémiaire, Premier Consul, Empereur de France et Prométhée ; il y aurait eu les Mémoires de Constant (son premier valet de chambre), ceux de Chateaubriand et du général de Caulaincourt, ceux trop méconnus de Stendhal, avec la Chartreuse (pour l’incipit et la bataille de Waterloo), les biographies de Castelot, Gueniffey, Lentz et Tulard, La Guerre et la Paix de Tolstoï, le Mémorial de Sainte-Hélène, La Semaine sainte d’Aragon, et j’en passe ! eh bien, je rajouterais à cette liste déjà longue, extensible à l’infini, Les Compagnons de Jéhu, de Dumas. Car ce livre constitue d’abord et avant tout un excellent roman sur Bonaparte, dans la période qui s’étend de son retour d’Égypte jusqu’à l’instauration du Consulat. L’auteur, loin de ne s’en tenir qu’à la fiction, n’hésite pas à faire agir et parler les personnages historiques eux-mêmes, dont certains, comme le premier d’entre eux (je veux dire Napoléon) sont d’ailleurs centraux à l’intrigue. L’entreprise était risquée, elle est réussie ; Dumas multiplie les sources, et dresse grâce à leur lecture attentive des portraits qui paraissent plutôt fidèles à la réalité (lire la « Préface » d’Anne-Marie Callet-Bianco, éd. Gallimard coll. « Folio classique », 2020, pp.24 et suiv.). Il faut dire aussi que celles-ci son abondantes ! Les Souvenirs de Nodier, les Mémoires de Bourrienne, du président Gohier, de Marmont, de Coignet, de Savary, de Jean Rohu sont parfois cités mot pour mot ; les lettres de Kléber, de Napoléon et de Louis XVIII, de même que les extraits du Moniteur, sont des transcriptions authentiques ; l’on retrouve dans certains noms, dans certaines descriptions, des passages de l’Histoire de la Vendée militaire, de Jacques Crétineau-Joly, ou de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, d’Adolphe Thiers ; et je ne parle pas des références à Plutarque, Shakespeare et Sévigné. Il en ressort un ouvrage aussi vivant qu’érudit, plein d’élans romantico-chevaleresques certes assez ridicules, mais poétiques après tout (« Préface » précitée, pp.18-19), qui donnent des personnages expressifs et souvent justes — que l’on compare le Napoléon de Dumas à celui de Ridley Scott !
La plupart des peintres et des sculpteurs dont s’honorait cette illustre période de l’art, qui a vu fleurir les Gros, les David, les Prud’hon, les Girodet et les Bosio, ont essayé de conserver à la postérité les traits de l’homme du destin, aux différentes époques où se sont révélées les grandes vues providentielles auxquelles il était appelé : ainsi, nous avons des portraits de Bonaparte général en chef, de Bonaparte premier consul et de Napoléon empereur, et, quoique peintres ou statuaires aient saisi, plus ou moins heureusement, le type de son visage, on peut dire qu’il n’existe pas, ni du général, ni du premier consul, ni de l’empereur, un seul portrait ou buste parfaitement ressemblant.
C’est qu’il n’était pas donné, même au génie, de triompher d’une impossibilité ; c’est que, dans la première période de la vie de Bonaparte, on pouvait peindre ou sculpter son crâne proéminent, son front sillonné par la ride sublime de la pensée, sa figure pâle, allongée, son teint granitique et l’habitude méditative de sa physionomie ; c’est que, dans la seconde, on pouvait peindre ou sculpter son front élargi, son sourcil admirablement dessiné, son nez droit, ses lèvres serrées, son menton modelé avec une rare perfection, tout son visage enfin devenu la médaille d’Auguste ; mais que ni buste ni portrait ne pouvaient rendre ce qui était hors du domaine de l’imitation, c’est-à-dire la mobilité de son regard : le regard, qui est à l’homme ce que l’éclair est à Dieu, c’est-à-dire la preuve de sa divinité.
(A. Dumas, Les Compagnons de Jéhu)
Mais le lecteur aimerait peut-être à ce stade lire un résumé du roman qui fait le sujet de cet article ; je cite intégralement celui de la collection « Folio classique » des éditions Gallimard (2020), parce qu’il est particulièrement bien fait :
Automne 1799 : le Directoire agonise, acculé de toutes parts. À l’est et au sud, des bandes nommées « compagnies de Jéhu » cherchent à financer la contre-révolution royaliste en attaquant les diligences qui transfèrent des fonds. À l’ouest, en Bretagne, la chouannerie renaît, menée par Georges Cadoudal. Un jeune général, Napoléon Bonaparte, revient d’une expédition en Égypte, bien décidé à prendre le pouvoir. Sur cette toile de fond historique se joue un amour impossible entre deux camps opposés : Roland de Montrevel, fidèle inconditionnel de Bonaparte, combat le royaliste Charles de Sainte-Hermine (alias Morgan) qu’aime en secret la propre sœur de Roland, Amélie.
Flamboyante épopée célébrant l’honneur, l’héroïsme et l’amitié, Les Compagnons de Jéhu ressuscite la France d’avant l’Empire, déchirée entre divisions et désir de réconciliation. De ce moment charnière, situé juste avant sa naissance, Dumas fait le volet central d’une trilogie consacrée au Consulat et à l’Empire, qu’il complétera ensuite avec Les Blancs et les Bleus et Le Chevalier de Sainte-Hermine, prouvant que « les poètes savent aussi bien l’histoire que les historiens, – s’ils ne la savent pas mieux ».
(Résumé des Compagnons de Jéhu, éd. Gallimard coll. « Folio classique », 2020)
Dans le chapitre XXXVI des Compagnons de Jéhu (« Sculpture et peinture »), Dumas explique ne s’être pas seulement donné pour objectif d’amuser les foules, mais encore de les instruire ; il prétend « avoir parcouru », de La Comtesse de Salisbury au Comte de Monte-Cristo, cinq siècles et demi d’histoire. Il précise ensuite, modestement, avoir certainement réussi, et « appris à la France autant d’histoire qu’aucun historien. » La postérité, cruelle, rendra cette sentence fort comique : Dumas est devenu le cauchemar des historiens. Cependant au chapitre XLIV (« Déménagement »), l’auteur, surenchérissant, compare désormais son Drame de la France à La Comédie humaine de Balzac ; à lui la totalité historique, à Balzac la totalité sociale !
Deux cents ans plus tard, ces prétentions nous font bien rire. Personne aujourd’hui n’aurait l’idée de recommander à des étudiants en histoire la lecture de Dumas. Et pourtant ! au risque de surprendre, je conclurai cet article par un court éloge de l’auteur des Compagnons de Jéhu, à défaut d’une défense ; car il faut pourtant bien reconnaître ses qualités à l’écrivain panthéonisé. « Quels historiens cela ferait que les poètes, s’ils consentaient à se faire historiens ! » s’exclame-t-il dans la « Postface » aux Compagnons, avant de vanter sa propre valeur, en tant que poète, sur les historiens. Il n’a pas tort. En dépit des erreurs historiques factuelles, parfois grossières, qui parsèment cette œuvre, on apprend beaucoup à sa lecture sur l’état d’esprit général de la France au tournant du dix-neuvième. Son regard embrasse non seulement Paris, mais encore la province ; il rend admirablement compte de la période un peu décadente du Directoire, où comme un défi à la Révolution, les Incroyables dansaient aux bals des victimes, parfumés de musc et les talons rouges, avec les Merveilleuses aux cheveux à la Titus, un foulard pourpre autour du cou ; où les derniers restes de détestation entre les Blancs et les Bleus se mêlaient étrangement à la lassitude presque unanime du peuple pour les violences de la Terreur ; puis il raconte avec beaucoup de verve cette synthèse rassembleuse qu’incarna Napoléon, qui voulut réconcilier la nation en conservant les acquis de la révolution, tout en coupant court aux ridicules abus révolutionnaires ; l’essoufflement, aussi, de l’opposition royaliste bretonne et vendéenne. L’effervescence rue de la Victoire, à la veille du dix-huit brumaire, le passage du Grand-Saint-Bernard, la bataille de Marengo, sont narrés heure par heure : on s’y croirait ! Eh bien, cette manière de fluidifier les sources les plus arides, de rendre vivants par la seule évocation les portraits les plus austères, d’une manière peut-être ridiculement romantique, mais touchante incontestablement, qu’est-ce donc, sinon une œuvre de poète ?
Historien, romancier, poète, auteur dramatique, nous ne sommes rien autre chose qu’un de ces présidents de jury qui, impartialement, résument les débats et laissent les jurés prononcer le jugement.
Le livre, c’est le résumé.
Les lecteurs, c’est le jury.
(A. Dumas, Les Compagnons de Jéhu)
Lecture conseillée :
- Dumas, Alexandre, Les Compagnons de Jéhu, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 2020