« Les esprits les plus vifs », écrit Henri Troyat en conclusion de sa biographie consacrée à Flaubert, s’acharnent à comprendre l’auteur de Bovary, mais il demeure insaisissable ; et ainsi le « mystère » de celui « qui voulait préserver son intimité en vivant loin de ses concitoyens, et en expulsant de ses textes toute opinion personnelle », reste intégral. Flaubert en effet multiplie les contradictions : témoin l’abîme, — énorme —, entre le style de ses œuvres et celui de sa correspondance. Ce Viking au sang d’Iroquois (il prétendait venir des Peaux-Rouges !) enchaîne les paradoxes, politiques, littéraires et sociaux :
Politiquement, il « passe pour une sorte d’anarchiste, ennemi de la morale, de la religion et de l’ordre public », alors même que son « véritable idéal, casanier, paisible, pantouflard », s’avère plutôt fort proche de la bourgeoisie la plus conservatrice. Sa révolte est puérile, caricaturale : enfant déjà, il rêve du retour d’Attila pour incendier la France, en commençant par Paris et Rouen : « je l’exècre, je la hais » (17 juillet 1843) ; vingt-sept ans plus tard, en 1870, il s’indigne que les Français n’aient pas le courage de brûler la capitale, comme le firent les Russes à Moscou, et répand contre Thiers d’horribles imprécations. Mais après l’enterrement du Versaillais, il écrit cette lettre, curieuse et qui défie toute cohérence : « Je n’aimais pas ce roi des Prudhommes ; n’importe ! Comparé aux autres qui l’entouraient, c’est un géant. Et puis il avait une vertu : le patriotisme. Personne n’a résumé comme lui la France. » Était-ce de la bêtise, ou Flaubert n’avait-il que de la gueule ?
Littérairement, il hésite entre le réalisme pur et le romantisme échevelé : réminiscence, peut-être, de son enfance tiraillée entre les lectures de Don Quichotte et les dissections de son père chirurgien. Puis, ce théoricien compulsif se fait de l’art une idée que l’on peine à saisir. Ainsi, il explique à George Sand, le 14 mars 1876, apercevoir la beauté dans l’assimilation totale de la forme et du fond : « Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je suis sûr que je patauge dans le faux ; à force de chercher, je trouve l’expression juste, qui était la seule et qui est, en même temps, l’harmonieuse. » Mais il écrit à la princesse Mathilde, le 4 octobre de la même année : « Faire vrai ne me paraît pas être la première condition de l’art. Viser au beau est le principal, et l’atteindre si l’on peut. » Lui qui prône l’effacement complet de l’artiste dans son œuvre, proclame en même temps : « La Bovary, c’est moi », et affirme, à Louise Colet, s’être « toujours mis dans tout ce que j’ai fait. » Mais il dit aussi, à Mlle Leroyer de Chantepie : « Madame Bovary n’a rien de vrai. C’est une histoire totalement inventée ; je n’y ai rien mis ni de mes sentiments ni de mon existence. » Le vrai est-il donc la condition du beau sine qua non, ou faut-il tordre le vrai pour arriver au beau, qui en est dissociable ? S’est-il écrit dans la Bovary, ou n’a-t-elle rien à voir avec sa propre existence ?… Difficile de trancher.
Socialement, il exaspère. « Les honneurs déshonorent », professe-t-il superbement, tout en se moquant avec méchanceté de son ami Maxime Du Camp, qui vient de recevoir la légion d’honneur. En réalité, il ruisselle d’envie : et le jour où la princesse Mathilde daigne lui faire bon accueil, il plastronne, accourt aux salons, et même accepte de recevoir à son tour le précieux ruban ! Il a beau écrire que ce qui lui fait surtout plaisir, c’est la joie de ceux qu’il aime, on n’en demeure pas moins confondu : et je ne ferai pas à sa mémoire l’injure de rappeler la dernière phrase de Madame Bovary ! Ajoutons sa détestation des prêtres et son obsession de la religion, sa passion pour les femmes et sa haine du mariage, sa volonté de solitude et son besoin d’amitiés. « Je suis ours et veut rester ours dans ma tanière », écrit-il, le 20 décembre 1843 ; « tout ce qui est de la vie me répugne », trois ans plus tard, jour pour jour ; « mon époque et l’existence me pèsent horriblement », le 23 février 1873, à Laure de Maupassant. Pourtant, il entreprend des voyages considérables, et sort de Croisset au moindre prétexte. Et puis, s’il a l’air en effet d’une bête en société, il ne peut résister à s’y exhiber. D’ailleurs, on l’affectionne généralement, pour sa bonté simple et naturelle. Certes, George Sand s’avoue occasionnellement fatiguée de la force de sa voix, de ses opinions contradictoires et parfois stupides, qu’il n’a l’air de défendre que pour le plaisir de choquer, mais aussi, elle ne tarit pas d’éloges sur sa gentillesse ; les Goncourt, qui le décrivent « les yeux hors de la tête, le teint allumé, les bras soulevés comme pour des embrassements de drame, dans une envergure d’Antée », et d’une manière générale « trop exubérant pour nos nerfs », se disent également touchés par son amitié, et même fiers de faire partie de ses relations ; et si les Goncourt, justement, étaient ceux qui avaient le mieux saisi Flaubert ? « Je crois, notent-ils dans leur Journal le 29 novembre 1865, que j’ai trouvé la véritable définition de Flaubert, du talent et de l’homme : c’est un sauvage académique. »
Il fallait bien du courage à Henri Troyat pour entreprendre de narrer la vie d’un homme insondable par ses contradictions, et qui finit toujours par s’échapper, même quand on croit le tenir. L’académicien, reconnaissons-le, n’a pas le génie d’un Stefan Zweig. Sa biographie s’appuie sur quelques sources solides — le Journal des Goncourt, et autres Mémoires et Souvenirs des contemporains —, mais ne s’aventure que rarement dans les profondeurs de la psychologie ; on n’y trouvera pas de hauteur de vue, ni de grandes idées qui la parcourent comme une lame de fond ; elle reste purement descriptive, et principalement une paraphrase des agissements quotidiens de l’écrivain, entre maintes citations de sa correspondance.
L’œuvre de Troyat cependant — c’est là sa grande qualité — se présente à nous telle qu’un miroir du style même de Flaubert : elle est une accumulation de faits, de détails, présentée au lecteur sans autre commentaire ; à lui de juger ! Il en ressort un portrait particulièrement réaliste, et surtout vivant. À force de lire sa correspondance, on finit par l’entendre gueuler ; sa misanthropie nous révolte, on l’imagine au bordel, on compatit à ses malheurs, en même temps qu’on s’agace de ses interminables mélancolies. On le regarde travailler à ses grandes œuvres, Madame Bovary, Salammbô, L’Éducation sentimentale, La Tentation de saint Antoine, et à celle qui les résume toutes, les Trois contes. On sue avec lui sur le choix des moindres adjectifs, dans son cabinet de travail, à Croisset ; Louise Colet nous assomme ; on pénètre dans les secrets de ses amitiés légendaires, avec Louis Bouilhet, Alfred Le Poittevin, Maxime Du Camp ; lorsqu’il voyage, en Normandie, en Orient, on le suit pas à pas, en partageant pour ainsi dire ses repas, ses nuits, ses frasques. On ne le quitte jamais d’une semelle : on est encore en sa compagnie aux moments qu’il organise à Paris ses mondanités, chez Magny, et débat des soirées entières sur l’odeur des pieds, devant ses camarades qui rient à se tenir les côtes. On est présent physiquement aux dîners parisiens où se réunissent joyeusement les Goncourt, Gautier, Tourgueniev ; et quand il va chez George Sand à Nohant, pour Noël, nous l’accompagnons toujours, invisible et silencieux :
Il arrive le 23 décembre, à cinq heures et demie, par la diligence. Embrassades, dîner, causerie au coin du feu et coucher à une heure. Le lendemain, pluie et neige, on reste à la maison et Flaubert remet aux fillettes les étrennes qu’il leur a apportées : une poupée pour Aurore, un polichinelle pour Gabrielle. Après le déjeuner, conversation à bâtons rompus dans la chambre bleue de la maîtresse de maison. Le soir, toute la troupe, grossie de trois petits-neveux de George Sand, se rend au théâtre de marionnettes. À l’issue du spectacle, tombola. « Flaubert s’amuse comme un moutard, note George Sand. Arbre de Noël sur le théâtre. Cadeaux à tous. On fait un réveillon splendide. Je monte à trois heures… On déjeune à midi. Flaubert nous lit de trois à six heures et demie sa grande féerie (Le Château des cœurs) qui fait grand plaisir, mais n’est pas destinée à réussir. » Le lendemain, dimanche, on va se promener dans la neige, Flaubert visite la ferme, admire le bélier qui porte le même nom que lui, Gustave, et, au retour, « rit à se tordre » à un spectacle de marionnettes. Le 27 décembre, pour son dernier jour à Nohant, il s’habille en femme et danse le chachucha, soulevant l’hilarité de l’assistance.
(Flaubert, H. Troyat)
Et puis, comment ne pas voir personnellement l’ogre-écrivain, le « bon géant », dans cette description d’Anatole France, que je ne résiste pas à citer intégralement ? Jeune alors, il lui rend visite en son appartement de la rue Murillo : « De ma vie je n’avais rien de semblable. Sa taille était haute, ses épaules larges ; il était vaste, éclatant et sonore ; il portait avec aisance une espèce de caban marron, vrai vêtement de pirate ; des braies amples comme une jupe lui tombaient sur les talons. Chauve et chevelu, le front ridé, l’œil clair, les joues rouges, la moustache incolore et pendante, il réalisait tout ce que nous lisons des vieux chefs scandinaves dont le sang coulait dans ses veines, mais non point sans mélange… Il me tendit sa belle main de chef et d’artiste, me dit quelques bonnes paroles, et, dès lors, j’eus la douceur d’aimer l’homme que j’admirais. Gustave Flaubert était très bon. Il avait une prodigieuse capacité d’enthousiasme et de sympathie. C’est pourquoi il était toujours furieux. Il s’en allait à la guerre à tout propos, ayant sans cesse une injure à venger. Il en était de lui comme de Don Quichotte, qu’il estimait tant. » (A. France, La Vie littéraire, Première série).
Henri Troyat, enfin, c’est une autre de ses qualités, met parfaitement en exergue les quelques certitudes qui nous restent sur Flaubert, je veux dire sa mélancolie fortement teintée de misanthropie, son anarchisme de droite (j’ose le mot), et sa passion pour le style.
*
La mélancolie de Flaubert commence dès le collège ; dans Novembre, dans les Mémoires d’un fou, écrits de jeunesse, il évoque abondamment déjà sa tristesse, sa fatigue, son ennui : « Mourir si jeune, sans espoir dans la tombe, sans être sûr d’y dormir, sans savoir si sa paix est inviolable ! Se jeter dans les bras du néant et douter s’il vous recevra !… Oui, je meurs, car est-ce vivre de voir son passé comme l’eau écoulée dans la mer, le présent comme une cage, l’avenir comme un linceul ? » (Mémoires d’un fou). Cette mélancolie ne le quittera pas. Lorsqu’il apprend que Louise Colet n’est pas enceinte, « tant mieux ! s’écrie-t-il. C’est un malheureux de moins sur la terre. » À Maxime du Camp, il avoue porter la vie en haine : « oui, la vie, et tout ce qui me rappelle qu’il faut la subir » — nous sommes le 21 octobre 1851, Flaubert n’a pas trente ans. Pour Troyat, « son horreur des affaires publiques, de l’esprit bourgeois, des fausses gloires de l’art et de la littérature tourne à la misanthropie. » À ce point qu’au moment de la conception de Bouvard et Pécuchet, il écrit ces phrases horribles, à Mme Roger des Genettes : « Je médite une chose où j’exhalerai ma colère. Oui, je me débarrasserai enfin de ce qui m’étouffe. Je vomirai sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent, dussé-je m’en casser la poitrine. Ce sera large et violent. »
Sa mélancolie, qui l’entraînait à la haine de l’humanité, devait le conduire à une idéologie politique radicale. On l’a qualifié de tous les noms, libéral, apolitique, et même progressiste ; pourtant, une lecture même superficielle de ses œuvres, et surtout de sa correspondance, suffit à le classer dans le courant, certes ample et vague, de l’anarchisme de droite. Les règles de la société dans laquelle il vit, il les rejette en bloc : « J’ai tout envoyé faire foutre et je reste comme un Bédouin dans mon désert et dans ma noblesse. Merde, merde et archi-merde, telle est ma devise » (mai 1859). S’il constate l’évolution des formes sociétales, aucune ne lui paraît devoir être un aboutissement. Ainsi, « la démocratie n’est pas plus [le] dernier mot [de l’humanité], que l’esclavage ne l’a été, que la féodalité ne l’a été, que la monarchie ne l’a été. » Évidemment, il porte en horreur la bourgeoisie, incarnation de l’ordre social. « Les bourgeois ont peur de tout ! peur de la guerre, peur des grèves d’ouvriers, peur de la mort (probable) du prince impérial ; c’est une panique universelle. Pour trouver un tel degré de stupidité, il faut remonter jusqu’en 1848 ! Je lis présentement beaucoup de choses sur cette époque : l’impression de bêtise que j’en retire s’ajoute à celle que me procure l’état contemporain des esprits, de sorte que j’ai sur les épaules des montagnes de crétinisme » (8 avril 1867). Même les conservateurs, d’ailleurs, le font sortir de ses gonds ; et il se demande, en janvier 1873, si les Communards « n’avaient pas raison de vouloir brûler Paris ».
Haine de la bourgeoisie, haine de la Droite : est-ce à dire qu’il est pour le peuple et les ouvriers ? Certainement pas, au contraire ! Si dans un premier temps il soutient la Commune de façon bien puérile, il change d’avis rapidement, et écrit, après avoir voulu condamner aux galères les Communards et forcer les coupables à déblayer les ruines de Paris, la chaîne au cou : « Dans une entreprise industrielle (société anonyme) chaque actionnaire vote en raison de son apport. Il en devrait être ainsi dans le gouvernement d’une nation. Je vaux bien vingt électeurs de Croisset » (12 octobre 1871). Car ce haïsseur de la démocratie ne croit pas en l’égalité politique héritée de la Révolution française ; il ne trouve jamais de mots assez durs contre le suffrage universel. « Le respect, le fétichisme qu’on a pour le suffrage universel me révolte plus que l’infaillibilité du pape. Croyez-vous que si la France, au lieu d’être gouvernée en somme par la foule, était au pouvoir des mandarins nous en serions là ? » (à G. Sand, le 3 août 1870). Comme la plupart des anarchistes de droite, il se prétend volontiers favorable au retour d’un régime aristocratique (évidemment de mandarins, c’est-à-dire de lettrés, afin qu’il y occupe la première place, lui le familier de la princesse Mathilde). « Il a toujours jugé, précise H. Troyat, que l’égalité était un principe absurde. Chacun doit rester à sa place dans la société, l’intellectuel, le créateur au haut de l’échelle, l’ouvrier, l’employé, le domestique en bas. » Lui-même dit à George Sand, le 30 avril 1871 : « La seule chose raisonnable (j’en reviens toujours là), c’est un gouvernement de mandarins… Le peuple est un éternel mineur, et il sera toujours (dans la hiérarchie des éléments sociaux) au dernier rang puisqu’il est le nombre, la masse, l’illimité… Notre salut est maintenant dans une aristocratie légitime, j’entends par là une majorité qui se composera d’autre chose que de chiffres… »
Que serait devenu Flaubert sans l’exutoire de l’écriture ? Toute la haine qui l’oppresse, il la gueule en écrivant, et trouve de cette manière un apaisement salutaire. D’ailleurs, il pense la littérature un peu comme il pense la politique : en aristocrate. Dans ce domaine particulier, il déploie en effet des opinions qui le rapprochent du classicisme. L’art à ses yeux, moins qu’un souffle des muses, est un artisanat précieux, auquel il convient certes de tout sacrifier. En d’autres termes, il se prend moins pour le poète inspiré à la Hugo, que pour le fabricant de pendule, dans l’esprit de La Bruyère : il travaille ses livres tel un artisan. « Que je crève comme un chien, dit-il à Maxime Du Camp le 26 juin 1852, plutôt que de hâter d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre » ; à Laure de Maupassant, le 23 février 1873 : « Le culte de l’art donne de l’orgueil ; on n’en a jamais trop. Telle est ma morale » ; et à Guy de Maupassant, le 15 août 1878 : « Ce qui vous manque, ce sont les principes. On a beau dire, il en faut. Reste à savoir lesquels. Pour un artiste, il n’y en a qu’un : tout sacrifier à l’Art. »
J’ai déjà évoqué les contradictions qui ne manquent pas, à propos de ses théories artistiques. Il n’empêche : quelques idées fortes se dégagent nettement des aveux de sa correspondance, et forment une espèce d’Art poétique. En premier lieu, l’importance accordé au style : Flaubert, pareil à Malherbe, traque inlassablement les assonances, les allitérations, les répétitions. En second lieu, l’assimilation totale et parfaite de la forme et du fond ; c’est encore un caractère de l’esprit classique :
Avant donc que d’écrire apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
(Art poétique, Boileau)
Flaubert cherche à « faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit » ; il écrit à Louise Colet, le 16 janvier 1852 : « plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau… »
En troisième lieu, l’effacement absolu dans l’œuvre de la personnalité de l’auteur. « Quant à laisser voir mon opinion personnelle sur les gens que je mets en scène, non, non, mille fois non ! Je ne m’en reconnais pas le droit. Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le lecteur est un imbécile ou que le livre est faux au point de vue de l’exactitude. Car, du moment qu’une chose est vraie, elle est bonne… » (lettre à George Sand, 6 février 1876).
« Il faut écrire froidement », dit-il. Ou encore : « Ce n’est pas avec le cœur qu’on écrit, c’est avec la tête. » Rompant avec les inclinations de sa jeunesse, il se méfie de l’inspiration qui pousse l’auteur à se jeter tout entier dans un récit. Il ne veut plus que celui-ci soit le déversoir de ses états d’âme. C’est en s’effaçant derrière ses personnages qu’il leur donnera la vie, pense-t-il, non en intervenant pour approuver ou condamner leur conduite. C’est en restant impartial et impassible qu’il traduira avec le plus d’efficacité le tourment qui les agite. C’est par son absence qu’il assurera leur présence. À cette méthode quasi scientifique de l’observation des êtres et des choses correspond chez Flaubert un style d’une netteté de silex. Lui, si débridé, si impulsif dans ses lettres, se montre dans Madame Bovary avare d’adjectifs et de métaphores. Tout est dit, en peu de mots, avec une simplicité tranchante.
(Flaubert, H. Troyat)
Sa devise stylistique tient en trois mots, qu’il exprime dans une lettre datée du 8 février 1852 : « Nul lyrisme, pas de réflexions, personnalité de l’auteur absente. » À propos de ce dernier point, il compare volontiers l’auteur à Dieu dans la nature : « L’artiste, précise-t-il à Mlle Leroyer de Chantepie le 18 mars 1857, doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant, qu’on le sente partout mais qu’on ne le voie pas. » À George Sand, le 5 décembre 1866, il demande, après avoir estimé qu’un romancier ne devrait pas même avoir le droit d’exprimer son opinion sur quoi que ce soit : « Est-ce que le bon Dieu l’a jamais dite, son opinion ? » Même rengaine le 20 décembre 1875, à la même : « J’éclate de colères et d’indignations rentrées. Mais dans l’idéal que j’ai de l’Art, je crois qu’on ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que Dieu dans la nature. »
Je parlais du classicisme. Gustave Lanson aussi, dans son Histoire de la littérature française, rapproche Flaubert « sensiblement de la doctrine classique » ; un beau paradoxe, pour celui qui ne voulait se réclamer d’aucun mouvement. « Je m’abîme le tempérament à tâcher de n’avoir pas d’école ! » affirmait-il à George Sand, le 20 décembre 1875 ; et le 6 février 1876 : « notez que j’exècre ce qu’on est convenu d’appeler le réalisme, bien qu’on m’en fasse un des pontifes. »
*
Lorsque la correspondance de Flaubert fut enfin publiée, grâce aux bons soins de sa nièce, la France découvrit un auteur dont elle ignorait tout : d’une part, car l’homme avait été particulièrement discret sur sa vie privée (il n’avait pas supporté que les journaux dévoilent sa ruine) ; d’autre part, car l’on découvrait, par ces lettres, un individu aux antipodes de ce que sa littérature pouvait laisser supposer. Flaubert et son œuvre, c’est la belle et la bête ; l’une est précieuse, l’autre rugissant. Quel travail il fallait faire sur soi-même, pour sculpter ainsi son écriture, et la rendre exactement contraire à son esprit ! « Ne demandons à la vie qu’un fauteuil et non des trônes, écrivait-il à Louise Colet le 21 août 1853, que de la satisfaction et non de l’ivresse. La Passion s’arrange mal de cette longue patience que demande le Métier. L’Art est assez vaste pour occuper tout un homme. En distraire quelque chose est presque un crime. C’est un vol fait à l’idée, un manque au Devoir. »
Il était sensible comme un romantique, il voulut écrire comme un grand classique : de là son malheur, de là son génie ! Et je laisserai le mot de la fin à Henri Troyat, qui propose, à la fin de son Flaubert, un bon résumé des contradictions du Normand superbe :
Quand il s’analyse, il est obligé de constater qu’il est un étrange animal, bourré de contradictions. Son exécration des bourgeois est d’autant plus vive qu’il se sent bourgeois jusqu’aux tripes avec son goût de l’ordre, du confort et des hiérarchies. Condamnant tous les gouvernements, il ne supporte pas pour autant les excès de la populace quand elle ose les narguer. Blotti dans son nid moelleux de Croisset, il rêve de voyages lointains et en a fait quelques-uns qui témoignent de son courage et de son endurance. Ennemi juré des prêtres, il est attiré par les problèmes religieux. Obsédé par la séduction féminine, il refuse de s’attacher à aucune femme. Révolutionnaire en art, il est conservateur dans l’existence courante. Assoiffé d’amitiés, il vit, la plupart du temps, à l’écart de tous. Et ces tiraillements continuels font de lui un homme profondément malheureux.
(Flaubert, H. Troyat)
Lecture conseillée :
- Flaubert, Henri Troyat