La Tentation de saint Antoine, de Flaubert – « C’est l’œuvre de toute ma vie »

La Tentation de saint Antoine, tempera attribuée à Michel-Ange, coll. Kimbell Art Museum
La Tentation de saint Antoine, tempera attribuée à Michel-Ange, coll. Kimbell Art Museum

L’œuvre de toute sa vie, en effet ! En 1839 déjà, à dix-huit ans, dans Smarh, le jeune Flaubert narre le récit d’un ermite tenté par le Diable, en Orient. Six ans plus tard, la découverte du tableau de Bruegel à Gênes, au palais Balbi, — La Tentation de saint Antoine —, l’inspire pour du théâtre — « mais cela demanderait un autre gaillard que moi ». Je passe sur l’influence qu’aurait eue sur l’auteur un spectacle de marionnettes du « père Legrain » de la foire de Saint-Romain de Rouen : le lecteur curieux lira l’ « Introduction » de Claudine Gothot-Mersch (éd. Gallimard 1983, coll. Folio classique) ; toujours est-il que le 24 mai 1848, après force lectures religieuses, Flaubert commence enfin le manuscrit de sa première Tentation de saint Antoine. Il en donne lecture à Bouilhet et Du Camp pendant quatre jours, juste avant de partir en Orient, en septembre 1849. Le premier attendait une reconstitution historique, le second une étude psychologique : c’est une double déception ! — aussi quand Flaubert leur demande un verdict Bouilhet répond-il, au nom des deux : « Nous pensons qu’il faut jeter cela au feu et n’en jamais reparler. » Ensuite, il y aura Bovary, Salammbô, L’Éducation sentimentale. Dans l’intervalle, une deuxième version de sa grande œuvre, en 1856. Et ce n’est qu’en 1874, à cinquante-trois ans, six ans seulement avant sa mort, que Flaubert publiera, poussé par Tourgueniev, la version définitive de sa Tentation.

L’œuvre de toute sa vie, donc ; j’ajouterai la quintessence pure de sa cervelle poétique, sans filtre et totalement personnelle, indigeste pour le consommateur, comparable en vérité à ces longs-métrages de réalisateurs artistes assez riches pour pouvoir se passer de producteurs, ou du moins obtenir de ceux-ci qu’ils ne dénaturent pas leur génie (Terrence Malick). Étrange format en effet que La Tentation de saint Antoine, « capharnaüm pandémoniaque de la solitude », disait Baudelaire, drame poétique où les didascalies impossibles évoquent tantôt des paysages à la manière des descriptions dans les romans, tantôt analysent les personnages au point de vue de la psychologie, voire rapportent des paroles au discours indirect ; poésie théâtrale tout en débats et défilés, pour reprendre le mot de Jacques Neef, ou plutôt, précise C. Gothot-Mersch, en déclamations d’opinions contradictoires successives et caravanes interminables à la préciosité savante, cortèges baroques en marche, pendant que « le drame continue » !

Cette lecture étourdit, fatigue, et, disons-le franchement, finit par déplaire. On me reprochera peut-être le mot de « consommateur », et de réduire l’art au divertissement — mais il n’y a jamais eu d’art sans commanditaire : Rembrandt peignait des tableaux pour les bourgeois, Michel-Ange honorait des contrats. Flaubert, grand classique pourtant à bien des égards (lire mes réflexions à ce sujet dans mon article sur sa biographie par Henri Troyat), semble avoir ici oublié la règle première du classicisme (où l’artiste n’existe pas encore, mais l’artisan), selon laquelle « écrire est un métier dont la règle est de plaire ». La muse l’emporta au-dessus de l’humanité, tant pis pour le troupeau : c’est son côté romantique, sans doute !

Il se disait romantique, et il l’était par son éducation, par ses admirations littéraires : Hugo était son Dieu. Il avait des préjugés, des manies de romantique échevelé : cet excellent homme professait candidement, avec une féroce truculence de paroles, la haine du bourgeois, de la vie et de la morale bourgeoises ; il avait soif d’étrangeté, d’énormité, d’exotisme. On le sent tout voisin de Gautier et de Baudelaire. Puis, le romantisme a fait l’éducation artistique de Flaubert : du romantisme, il a retenu le sens de la couleur et de la forme, la science du maniement des mots comme sons et comme images ; de la seconde génération romantique, de Gautier et de l’école de l’art pour l’art, il a pris le souci de la perfection de l’exécution, la technique scrupuleuse et savante. Le choix d’un adjectif le fait suer d’angoisse ; il tourne et retourne sa phrase, la faisant passer par son gueuloir, jusqu’à ce qu’elle satisfasse son oreille par d’expressives harmonies.
(G. Lanson, Histoire de la littérature française)

Mais G. Lanson, après avoir relevé les manies romantiques de Flaubert, s’empresse de montrer « par où il sort du romantisme » ; car Flaubert, Tentation comprise, est d’abord le naturaliste par excellence, ce « grand fait littéraire qui domine la seconde moitié du XIXè siècle ». Et si la Tentation peut paraître au premier abord une orgie d’imagination débridée, elle n’en demeure pas moins, je cite G. Lanson de nouveau, « aussi strictement objective que l’Éducation sentimentale« , car « sortie tout entière d’une patiente étude de documents ». D’ailleurs, il n’y a pas que les « documents », qui exaltent en même temps qu’ils brident la puissance imaginative de Flaubert ; il y aussi sa propre personne, qu’il passe au scalpel du réalisme. De même qu’il disait « la Bovary, c’est moi », il dira, le 30 janvier 1852 : « J’ai été moi-même dans Saint Antoine le saint Antoine ». Dans Smarh déjà, le personnage principal était un ermite et un poète ; le poète et l’ermite, c’est bien sûr l’auteur des Trois contes — là encore, je renvoie le lecteur à mon article sur la biographie de Troyat (lien).

« Seule la fiction ne ment pas », professait Mauriac : donc, qu’apprend-on de Flaubert à travers ses œuvres ? Pour Sartre, qu’il était l’inassouvissable. C’est vrai sans doute, mais comme tout le monde ; cela revient à dire qu’il était humain. Je crois plutôt pour ma part qu’observateur génial de l’âme humaine (réaliste), il avait percé à jour la vanité des désirs de l’homme, et s’en défiait. Voilà où est Flaubert véritablement : l’ogre normand (et sa biographie le confirme mille fois), parce qu’il l’a vécue lui-même, a embrassé en une suprême vision toute la mécanique de la condition humaine : premier désir, assouvissement, jouissance énorme, regret, désir multiplié, jouissance amoindrie, regret amoindri, désir démultiplié, impossibilité de le satisfaire, malheur. Cette prise de conscience, horrible, de la condition humaine l’engageait à se méfier du désir, surtout de son assouvissement ; elle le poussait à s’enfermer dans le fantasme, premier si possible, moment finalement le plus heureux chez l’homme, car il précède la chute dans la trappe à vanités. N’est-ce pas là toute l’histoire de Madame Bovary ? Elle fantasme l’amour à la lecture des romans : premier désir ; déçue par son mariage, elle trompe son mari avec un homme qu’elle croit aimer romantiquement : assouvissement du premier désir. Elle jouit, elle regrette ; il lui faut plus : deuxième tromperie, moins jouissive cependant, et plus cynique ; alors, son désir s’emballe, il lui faudrait un amant par jour afin de le combler et lui faire oublier sa vie, qui lui semble de plus en plus malheureuse ; c’est impossible : elle se suicide.
Flaubert n’a-t-il craint de terminer ses jours comme la Bovary ?… on serait fondé à le croire ; cela expliquerait bien assez l’intérêt porté au mythe de saint Antoine, qui « incarne de façon exemplaire le refus farouche de toute satisfaction et l’exacerbation du désir qui s’ensuit » (C. Gothot-Mersch), et dont la matrice biblique serait le fameux Vanitas vanitatum et omnia vanitas.

Une fois posé qu’une « âme se mesure à la dimension de son désir », comme il le proclame avec superbe (21 mai 1853), il s’agit de ne rien s’accorder pour toujours désirer : assouvir un désir, c’est le perdre. Ainsi le voit-on se vanter, lors du voyage en Égypte, d’avoir résisté aux prostitués noires de Keneh : « Je me suis promené en ces lieux et repromené […] Eh bien ! je n’ai pas baisé […], exprès, par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu’il restât plus profondément en moi. Aussi je suis parti avec un grand éblouissement, et que j’ai gardé » (13 mars 1850).
(C. Gothot-Mersch, « Introduction » in La Tentation de saint Antoine, Flaubert, Gallimard 1983)

Le lecteur aura compris par cette anecdote que Flaubert, en dépit de sa morale toute biblique, diffère de l’ascète religieux. Le véritable saint Antoine résiste aux désirs corrupteurs par défiance de leur vanité ; l’écrivain, quant à lui, résiste à l’assouvissement du désir afin d’augmenter en lui le désir, et de mieux le transformer en matière poétique. « Détournement complet du sens officiel de la légende : il ne s’agit plus d’exalter les mérites de la résistance aux épreuves, mais de mettre l’accent sur la richesse de l’activité spirituelle que provoque l’ascèse » (C. Gothot-Mersch). Car Flaubert, n’en déplaise, pour reprendre la formule fameuse de Jean d’Ormesson (Une autre histoire de la littérature française), c’est « 10% d’inspiration, 90% de transpiration » : de même qu’il ne peut rien inventer sans un prodigieux effort de documentation, de même, il ne peut rien écrire sans désirer.
Ceci étant, je ne parlerai pas des analyses psychanalytiques répertoriés par C. Gothot-Mersch, faites à partir de La Tentation, sauf pour relever ce détail exquis, que juxtaposées les unes à côté des autres, elles font à peu près le même effet que l’inventaire par Flaubert des dogmes religieux qui se succèdent dans son propre ouvrage : elles apparaissent, ridicules, dans toute leur vanité ! Pêle-mêle tournoient l’onanisme, la sublimation, l’œdipe évidemment, les tendances au sadisme, le retour au refoulé provoqué par la disparition du père, la fonction maternelle, et j’en passe et des meilleurs…

Mais j’en reviens au naturalisme de Flaubert ; on me rétorquerait que la Tentation, de tous ses ouvrages, est précisément le moins réaliste d’entre eux. « Le biais de l’hallucination, écrit C. Gothot-Mersch, lui permet de contourner les barrières de la représentation réaliste ; en plaçant ses rêves dans la tête d’un homme qui vécut à une époque lointaine et dans un lieu très reculé, il élargit encore, comme le fait remarquer Marthe Robert, les limites spatio-temporelles de l’ouvrage. » Peut-être, il n’empêche : il y a bien du réalisme dans le rêve de Flaubert. Lanson le remarquait fort justement (« Cette hallucination fantastique est sortie tout entière d’une patiente étude de documents »), C. Gothot-Mersch également, que je dois citer encore absolument, parce qu’elle livre en passant une autre anecdote des plus savoureuses :

Comme les rêveries d’Emma Bovary, les visions de saint Antoine ont la précision, la netteté du vécu. Ce fut un coup de génie, dans ce livre sur le rêve, de ne pas seulement éviter le piège du « flou », mais d’enchérir sur le réalisme de la description, de multiplier les détails qui font « vrai » : devant le Bouddha, « tous les dieux s’inclinent ; ceux qui ont plusieurs têtes les baissent à la fois ». La patte de l’écrivain se marque dans ces détails concrets — on voudrait dire : pratiques. C’est bien le type d’imagination de celui qui, dès 1849, écrivait dans une de ses esquisses, à propos du Sphinx et de la Chimère : « ce qui les empêche de se joindre : ils ne peuvent coïter à cause des ailes qui sont sur le corps de la Chimère. » Cette persistance du réalisme dans le rêve, ou plutôt le soutien du rêve par le réalisme, est sans nul doute une des grandes réussites du livre, et l’une des sources de sa poésie dans ce qu’elle a de plus personnel.
(C. Gothot-Mersch, « Introduction » in La Tentation de saint Antoine, Flaubert, Gallimard 1983)

Flaubert, d’une certaine manière, manquait cruellement d’imagination. Bien sûr, je n’ignore pas sa correspondance : « Quand j’écrivais l’empoisonnement de Mme Bovary, écrit-il à Taine en 1866, j’avais si bien le goût d’arsenic dans la bouche […] que je me suis donné deux indigestions coup sur coup » ; cependant ses outrances ont plutôt l’air de relever d’une « conscience d’une expérience interne exceptionnelle » un peu forcée, typique du romantisme (voir G. Poulet, Études sur le temps humain, mais aussi P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain), que de la vérité. De même, ses exagérations quant à sa manière d’écrire, proprement incroyables, ont parfois plutôt l’air de puérilités d’un bourgeois honteux et de sa rente et de sa condition, cherchant désespérément à justifier l’une et l’autre, que de réalités vraiment tangibles. Les « hallucinations » de Flaubert seraient à ce titre moins des coups d’imagination spontanés, que des sortes d’overdoses de ses lectures encyclopédiques. Lanson parle à juste titre de la « froideur de l’œuvre » ; la Tentation, à cause de son aspect excessivement documentaire, apparaît en effet moins comme le livre d’un grand rêve, que comme le résultat d’une boulimie encyclopédique mal digérée. À dire le vrai, l’auteur n’a pas de talent (je reprends l’analyse de d’Ormesson) ; il possède une imagination somme toute « normale » dont il se méfie comme d’une peste, et parce qu’il s’en méfie justement, prend toujours garde de rien inventer sans ancrage documentaire : d’où l’excès, le détaillisme, la précision accumulée de son œuvre.

« Cela demanderait un autre gaillard que moi », écrivait Flaubert, lorsqu’il pensait à la Tentation ; et sans doute, il n’avait pas tort. Son ami Alfred Le Poittevin, avec qui il pouvait causer six heures de suite métaphysique, dont il disait : « Je n’ai jamais connu personne d’un esprit aussi transcendantal », eût peut-être mieux embrassé dans un même ensemble toute cette métaphysique qui hante le Saint Antoine. On ne retrouvera point dans celui-ci la hauteur philosophique d’un Faust, d’un Ahasvérus (Quinet), d’un Spinoza (qui marqua Flaubert). L’auteur, qui porte tous les dogmes en haine, les fait défiler les uns après les autres dans un étourdissement à la Bouvard et Pécuchet, et ce faisant, montre aussi leur vanité !

Franck Bowman a bien montré la mise en œuvre de cette technique dans La Tentation de saint Antoine : la juxtaposition des dieux et des rites, soigneusement coupés de leur signification, « aboutit à la dévalorisation de tous les systèmes évoqués ». Le refus de tout classement, de toute explication historique, accentue encore l’effet (comme l’avait vu immédiatement Saint-René Taillandier — horrifié devant le caractère subversif de l’œuvre —, la Tentation offre à ses lecteurs « la caricature de l’histoire »).
(C. Gothot-Mersch, « Introduction » in La Tentation de saint Antoine, Flaubert, Gallimard 1983)

Je citais Bouvard et Pécuchet, je conclurai avec eux : ne représentent-ils pas exactement Flaubert lui-même ? À mon tour, puisque c’est la mode, je vais m’essayer à l’analyse psychologique ; j’affirme donc que Flaubert s’est montré lui-même dans ces deux bourgeois rentiers, enflés de principe, désireux de s’éloigner du monde, dévorant les livres, se les appropriant malaisément, les digérant mal ; que l’auteur était parfaitement conscient de son propre ridicule, et que là doit être recherchée l’origine de son état dépressif. Je parle de ce Flaubert ruisselant d’envie, accablant de reproches ses amis quand ils reçoivent la légion d’honneur, la recevant lui-même avec délices ; de ce Flaubert dévorateur de connaissances, et qui les restitue lourdement ; de ce Flaubert anarchiste de gueule seulement, tout mielleux avec les personnages en vue (la princesse Mathilde), dès qu’ils daignent lui accorder un peu d’importance ; etc. D’ailleurs, à bien lire, ils ont quelque chose de touchant et même de supérieur, Bouvard et Pécuchet, ces bourgeois habités de curiosité, hors du troupeau, comme Homais d’ailleurs (qui reçut la croix d’honneur !), comme Charles Bovary, qui n’est pour rien dans le malheur de sa femme. Et si Flaubert, qui se disait LA Bovary, eût eu secrètement, inconsciemment, LE Bovary pour modèle ? Il a beau n’être qu’un petit bourgeois de province, lui, au moins, n’est pas dévoré par la vanité… et à la fin, c’est la curiosité qui le perdra !

 

Lecture conseillée :

  • Flaubert, Gustave, La Tentation de saint Antoine, Paris, éd. Gallimard, 1983

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