Quatre différences entre la littérature anglaise et la littérature française

Shakespeare et Molière. Illustration Soufiane Mengad
Shakespeare et Molière. Illustration Soufiane Mengad

Loin de moi l’idée de vouloir faire article de spécialiste ; j’aimerais seulement relever quelques différences entre les littératures des deux nations qui se font face d’un bord à l’autre de la Manche, et qui me sont apparues manifestes, au gré de mes lectures.

Le réalisme contre le romantisme

On dit la langue de Shakespeare comme on dit la langue de Molière ; et je pourrais m’arrêter là d’écrire, en vérité. Shakespeare et Molière ! Il suffit d’avoir lu trois pièces de l’un et de l’autre dramaturge, pour entrevoir le gouffre qui les sépare : « un abîme, dit Lanson, sépare le génie celtique de l’esprit français ». C’est en effet la terre et la brume, c’est Hamlet contre Le Bourgeois gentilhomme ; historiquement, c’est Richard Cœur de Lion contre Philippe Auguste, l’un comme l’autre pures quintessences de leurs races. L’esprit anglais a conservé quelque chose du grand mysticisme nordique symbolique et guerrier, de cette culture des Celtes propre à l’Allemagne également (lisez la philosophie allemande), que l’on retrouve en Bretagne d’ailleurs, particulièrement saillante en Écosse, en Irlande ; tandis que nous autres, Français, sommes rattachés à la terre par des plombs pesants, héritage évident de l’esprit franc-gallo-romain. Je parlais de philosophie allemande ; voyez celles de nos deux nations : l’Angleterre a Carlyle, nous avons Voltaire, Taine et Renan ; d’un côté l’exalté qui croit, ainsi qu’il le répète maintes fois, que « l’histoire du monde n’est rien d’autre que la biographie des grands hommes » ; de l’autre Le Siècle de Louis XIV, les sévères positivistes, méticuleux, précis, savants — bassement matériels, mais presque toujours justes. Et nous pourrions de même opposer nos moralistes, La Rochefoucauld, La Bruyère, Pascal et Bossuet, à leur Georges Berkeley, disciple de Plotin, — qui philosophait dans l’extase.

Aux Anglais les grands mots vagues, les mélancolies des brumes, les exaltations sur l’infini aux bords des mers grisâtres ! À nous les querelles de notaires, les femmes trompées, les ambitions parisiennes déçues ! Ils ont la légende d’Arthur, que poursuivent chez nous les romans du cycle breton ; nous avons Chrétien de Troyes, dont le « positivisme lucide vide les merveilleux symboles du génie celtique de leur contenu, de leur sens profond extra-rationnel, et les réduit à de sèches réalités d’un net et capricieux dessin » (G. Lanson). Ils ont Les Hauts de Hurlevent, nous avons Le Cousin Pons : figurez-vous qu’ils furent écrits la même année, en 1847. Au dix-neuvième, lorsque le romantisme — ce courant venu d’Allemagne, terre à l’état d’esprit fort proche de celle de l’Angleterre, car partageant le même héritage (celte donc) —, lorsque le romantisme, disais-je, ramena le vague en littérature, il fut adopté sans effort par l’île et ses dépendances, Amérique incluse : il y eut Byron, Scott et Cooper ; en France, à peine eut-il débarqué que le réalisme déjà le contrecarrait, puis le naturalisme. Et l’on reproche encore aujourd’hui à Balzac, sévèrement, d’avoir osé pasticher Le Corsaire rouge dans La Femme de trente ans.

C’est bien l’un des traits de nos lettres, d’emporter l’exacte observation du réel, la description parfaite de l’homme quelconque vu sous son jour quotidien, le plus médiocre ; à ce titre, Madame Bovary, Les Illusions perdues sont indépassables. Le réalisme, d’ailleurs, coule dans nos veines presque depuis la naissance : nos auteurs, tous fils de François Villon, poète de la mort, poursuivent l’héritage des complaintes de Charles d’Orléans, des déceptions de Ronsard, et bien sûr des regrets de Du Bellay, quand Albion revendique pour grand poète William Blake, — le possédé. N’est-ce pas, qu’il n’y a que du quotidien dans Molière ?… que l’on compare avec Shakespeare !…

Ce « réalisme » propre au français a deux facettes, en vérité ; l’une austère, bovaryenne, « faite de basse jalousie […] et d’une inintelligence absolue de tous les intérêts supérieurs de la vie » (Lanson) ; l’autre rabelaisienne, et c’est celle du « bon sens bourgeois, terre à terre, indifférent à tout, hors les intérêts matériels, plus jouisseur que sensuel, et plus attaché au gain qu’au plaisir » (ibid). Le Français fait bonne chère tandis que l’Anglais se morfond ; Chateaubriand à cet égard, un Breton, tient plus de l’Anglais que du Français : et certes il écrit, il aime, il pense comme un vieux Celte. Mais voyez-vous cela ? du rabelaisiannisme à la frivolité, il n’y a qu’un pas : « la forme frivole du type français, poursuit Lanson, c’est l’esprit mondain, creux et brillant, mousse légère d’idées qui ne nourrit ni ne grise. Sa forme exquise, c’est cet esprit sans épithète, fine expression de rapports difficiles à démêler, qui surprend, charme, et parfois confond par l’absolue justesse, où l’expression d’abord fait goûter l’idée, où l’idée ensuite entretient la fraîcheur de l’expression. »

Sur la faculté de rendre du réel, donc, les Anglais ne nous arrivent pas à la cheville, malgré Jane Austen, malgré Thackeray ; en revanche, pour ce qui est de vendre du rêve, — de la fantaisie —, comme ils nous dépassent ! Ils ont Ossian, ils ont Tolkien et le roi Arthur ; ils ont Frankenstein et Dracula. Ils savent à merveille écrire des épopées. Nous ? Trois fois nous nous y sommes confrontés, trois fois nous avons échoué. Ronsard et Voltaire ne sont restés dans l’histoire ni pour la Franciade, ni pour la Henriade, mais pour Les Amours et pour L’Ingénu ; et je rappelle que Victor Hugo avait d’abord projeté d’intituler La Légende des siècles, Les Petites épopées, et certes ce ne sont que de petites épopées, que ces légendes hardiment compilées (lire « L’Épopée du ver » : ce fameux plomb qui nous alourdit les ailes !)

Le rationalisme contre l’empirisme

Le type anglais ne goûte guère notre rationalisme exagéré ; à ce propos je cite Carlyle, « le plus grand Anglais depuis Shakespeare », paraît-il, qui énonce, en parlant d’Eliot, Hampden et Pym, raisonneurs opposés à l’absolutisme royal : « Il s’agit d’un groupe d’hommes absolument remarquables selon les principes constitutionnels, irréprochables, d’une parfaite dignité. Mais devant eux, on garde le cœur froid, et c’est seulement si l’imagination s’active qu’on peut s’enthousiasmer à leur sujet. Est-il vraiment un homme dont l’âme puisse s’enflammer d’amour fraternel pour eux ? Ils sont trop ternes ! Certes, il arrive souvent qu’on soit très impressionné par la belle éloquence constitutionnelle de l’admirable Pym, avec ses “septièmement et pour conclure. On se dit qu’il n’est peut-être rien de plus admirable au monde, oui, mais qu’au demeurant tout cela est bien lourd, lourd comme du plomb, lisse comme l’argile dont fait les briques, et qu’en somme, aujourd’hui, ces phrases n’ont plus rien qui puisse nous sembler vivant et nous toucher. On rend donc dûment hommage à tous ces nobles esprits, avant de les abandonner sur leurs piédestaux. »

Carlyle, dans ces quelques lignes, se fait le chantre parfait de la pensée anglaise ; quant à la nôtre, c’est dans l’Histoire de Lanson qu’il faut en rechercher la meilleure des descriptions. « Notre nation, écrit le positiviste, […] est moins sensible que sensuelle et moins sensuelle qu’intellectuelle : plus capable d’enthousiasme que de passion, peu rêveuse, peu poétique, médiocrement artiste, et, selon le degré d’abstraction et de précision que comportent les arts, plus douée pour l’architecture que pour la musique, curieuse surtout de notions intelligibles, logicienne, constructive et généralisatrice, peu métaphysicienne ni mystique, mais positive et réaliste jusque dans les plus vifs élans de la foi et dans les plus aventureuses courses de la pensée. Elle poursuit la précision jusqu’à la sécheresse, et préfère la clarté à la profondeur. » Elle se replie, ajoute le critique, dans le moi qui est « la réalité la plus immédiatement saisissable » ; Pascal en ce sens, qui disait que « le moi est haïssable », est assez peu représentatif de l’esprit français : d’ailleurs, il était janséniste. Ce qu’écrit ensuite Lanson, en substance, c’est que la France a pour elle l’intelligence, — et j’ajoute l’Angleterre, le sens — ; la première excelle dans le rationalisme, la seconde dans l’empirisme : c’est la France qui fit la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, et Robespierre, ce Français absolu, qui institua le culte de la Raison. Le lecteur voudra bien m’excuser de citer encore Lanson dans le texte, mais quoi, son analyse en vaut la peine : « Race plus raisonnable que morale, parce qu’elle est gouvernée par la notion du vrai plutôt que du bien, plus facile à persuader par la justice que par la charité ; indocile, même quand elle est gouvernable, tenant plus à la liberté de parler qu’au droit d’agir, et encline à railler toujours l’autorité pour manifester l’indépendance de son esprit : elle a le plus vif sentiment de l’unité, d’où vient que la tolérance intellectuelle lui est peu familière, et qu’elle est moutonnière, esclave de la mode et de l’opinion, mais tyrannique aussi, pour imposer à autrui la mode et l’opinion, chacun voulant ou penser avec tout le monde ou faire penser tout le monde avec soi. Race enfin discoureuse, conteuse, sociable, tempérant par la vanité le goût des idées générales et par le désir de plaire l’âpreté du dogmatisme. » La messe est dite !

Le classicisme contre le baroque

L’esprit français, c’est l’esprit classique ; l’esprit anglais, c’est l’esprit baroque. Shakespeare définit le baroque à lui seul : c’est tout ensemble l’histoire et l’étranger, la rage et la mélancolie, l’exaltation des sens et l’éclatement des unités ; c’est Hamlet et Macbeth, Othello, Ophélie et Desdémone, Roméo et Juliette. Corneille, chez nous, qui eut son moment baroque (L’Illusion comique), après la querelle du Cid entrait dans le rang et se classicisait ; — Molière finalement triomphait, avec ses personnages tout droit venus de la comedia dell’arte. Hugo, cent cinquante ans plus tard, crut dans son délire qu’il inventait un nouveau genre, et théorisa le drame romantique : il ne faisait que pasticher les dramaturges baroques. Qui admirait-il ? Shakespeare évidemment, sur lequel il écrivit un éloge monumental !

Le classicisme fut un mouvement culturel français à part entière ; le dix-huitième siècle qui le poursuivit nous valut la gloire, avec, outre Voltaire, Diderot et Montesquieu ; mais en 1718, au moment même où paraissait Œdipe, du patriarche de Ferney, de l’autre côté de la Manche, Daniel Defoe composait Robinson Crusoé. Notre romantisme, je l’ai déjà dit, se diluait rapidement dans le réalisme ; mais en Angleterre, quelle ferveur ! — nos pré-romantiques, Rousseau, Constant, font bien pâle figure à côté d’Ossian et de Richardson.

Le lecteur aura vu que nos moments classiques correspondent à nos apogées littéraires ; mais nos temps baroques ? — encore aujourd’hui, même un professeur de littérature peinerait à nommer dix poètes du genre. En Angleterre au contraire, à tous les siècles, le baroque imprègne les chefs-d’œuvre ; mais le classicisme ? — inexistant, pour ainsi dire.

Donc, l’amoureux des légendes médiévales, des voyages lointains, le rêveur à l’âme mélancolique, celui qui cherchera l’artifice, l’illusion et l’émotion, dans une littérature moderne s’affranchissant aisément de la tradition (Aubrit et Gendrel), trouvera son bonheur dans la littérature britannique ; quant à celui qui voudra rencontrer dans les lettres la rectitude et la pureté, la vérité et la beauté, d’où naît la morale, enfin l’expression claire et naturelle, qui va droit au but, cherchera refuge dans les œuvres de nos poètes, de nos philosophes et de nos romanciers.

Le récit contre le style

Là où la manie du mot juste nous travaille (notre langue, écrit Lanson, tient de la « sévère langue classique » de Rome, « ennoblie d’hellénisme, solidement liée par les rigoureuses lois de sa syntaxe et de sa prosodie »), là où le style nous obsède jusqu’à la torture (que l’on se souvienne seulement des rigueurs autoritaires, en la matière, de Malherbe et de Flaubert, ainsi que de nos innombrables manifestes et autres traités du style), nos voisins, eux, n’ont point de pudeur à s’exprimer par périphrases, et, — chose horrible ! —, mêlent sans gêne aucune la tragédie à la bouffonnerie.
Pour qui est habitué au classicisme français, la littérature anglaise peut paraître profondément choquante. J’exagère à peine ; on se rappellera le mot de Voltaire, quintessence de l’esprit classique, sur Hamlet : « C’est une pièce grossière et barbare qui ne serait pas supportée par la plus vile populace de la France et de l’Italie. […] On croirait que cet ouvrage est le fruit de l’imagination d’un sauvage ivre. » Moi-même — sans vouloir me comparer —, quand je lis Dickens et que je le compare à Victor Hugo (car ils sont fort comparables, mais cela ferait le sujet d’un autre article !) je ne peux m’empêcher de grincer des dents, non seulement sur la pauvreté du style, mais encore sur cette manie fort pénible de gâcher les moments les plus poignants par une situation d’un grotesque parfaitement déplacé. Oui, mais voilà ; Hugo, dès la préface des Odes et ballades (à vingt ans, donc) disait que « le style est comme le cristal, sa pureté fait son éclat » ; Dickens, lui, n’a vraiment travaillé son style que dans sa période sombre, à l’achèvement de sa longue vie ; et tandis que la France s’agite en sursauts tantôt païens, tantôt jansénistes, sans jamais vraiment parvenir à mêler les deux, mais toujours excessive dans l’un ou dans l’autre, l’Angleterre pour sa part, flegmatique toujours, sait à la merveille accorder la morale et la dépravation, et en tire un humour irrésistible : Oscar Wilde est contemporain d’André Gide !

Mais gardons pour nous le style ; laissons à l’Angleterre sa force vive, la narration. Il n’y a qu’en France qu’un Huysmans peut écrire un À rebours ; qu’un Flaubert peut rêver d’un livre sur rien ! — figurez-vous que Le Rivage des Syrtes, de Gracq, paraissait en France l’année même où était traduit L’Attrape-Coeurs, de Salinger (1951). Pour nos amis les sujets du roi, un livre sur rien, c’est épouvantable ; ils aiment trop les histoires. Leurs audaces narratives n’ont pas de limites : Stevenson, dans Le Maître de Ballantrae, dans L’Île au trésor, révolutionne d’un chapitre à l’autre les situations d’énonciation ; Conrad, dans Lord Jim, dans Cœur des ténèbres, se dédouble dans la diégèse.
Je ne m’étends pas ; je précise seulement qu’il demeure de nos jours quelque chose de cette passion anglophone pour la narration : comme je l’écrivais déjà dans mon article sur Dickens (Un conte de deux villes), c’est en Angleterre, c’est aux États-Unis que l’on trouve encore les meilleures universités pour scénaristes, chose impensable en nos terres de France ; il faut, à cet égard, comparer notre cinéma d’auteur au grand cinéma d’outre-Atlantique, réglé sur Campbell, sur Vogler comme le mécanisme d’une horloge. Observez, a contrario, le rejet presque invincible du caractère français à se soumettre à des normes narratives : chez nous, décidément, le style prime sur le récit !

Conclusion

Une phrase, pour conclure : Les auteurs français les plus traduits au monde sont Michel Houellebecq et Marc Levy ; les auteurs anglais les plus traduis au monde, J.K. Rowling et Stephen King. Au vu de ce qui précède, cela devrait-il nous étonner ?…

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