Les Héros, de Carlyle – Théorie de la Vérité perçue

Portrait de Carlyle par Sir John Everett Millais, coll. National Portrait Gallery
Portrait de Carlyle par Sir John Everett Millais, coll. National Portrait Gallery

Pour écrire son Conte de deux villes, le romancier Charles Dickens s’est paraît-il beaucoup inspiré de Carlyle, qu’il admirait ; c’est lui, à dire le vrai, qui m’a donné l’envie de lire quelques ouvrages de ce philosophe trop méconnu. Trop méconnu ? — pourtant, « dans sa chambre volontairement nue, rappelle Bruno de Cessole, l’auteur de La Recherche du Temps perdu n’admettait qu’une seule œuvre d’art : la reproduction du portrait de Carlyle par Whistler. […] Carlyle, inspirateur et héros de Proust et de Pessoa. Ne serait-ce que pour cette divine surprise, l’homme et son œuvre mériteraient d’être tirés de l’oubli. »
Hélas ! Les penseurs croyants, « censeurs de la société industrielle » (B. de Cessole) n’ont pas bonne presse : témoin de Maistre. La philosophie de la divine Providence ne peut plus convaincre personne aujourd’hui, même les chrétiens. Et cependant, c’est une erreur, de songer que les théoriciens mystique ne se résument qu’à leur mysticisme. Je ne crois pas à l’origine diabolique de la Révolution, je ne crois pas que Dieu réside dans toute chose ; et malgré cela, j’ai rencontré chez de Maistre, chez Carlyle, plus de sagesse que chez Voltaire ou Montesquieu, dont le scepticisme aride est souvent infertile, surtout dès lors qu’il s’agit d’immatériel. « Le scepticisme écrivant sur la foi, disait Carlyle à ce propos, peut se targuer de beaucoup d’habileté, mais dans ce cas précis il entreprend une tâche très au-dessus de ses forces ; c’est la cécité établissant les lois de l’optique ! »

Mais je reviens à mon sujet. Les Héros, c’est la retranscription d’une série de conférences données par Carlyle devant le tout-Londres, entre 1838 et 1840. L’auteur développe tour à tour ses réflexions sur le héros en tant que divinité (Odin), prophète (Mahomet), poète (Dante et Shakespeare), prêtre (Luther et Knox), homme de lettres (Rousseau, Johnson et Burns), roi enfin (Cromwell et Napoléon). « Au vrai, remarque Bruno de Cessole, le livre est hétéroclite et le choix opéré par Carlyle nous paraît étrange. Quel rapport entre Odin, Mahomet, Dante, Shakespeare, Luther, Knox, Cromwell, Rousseau, Burns et Napoléon ? En quoi reflètent-ils une conception unitaire du héros ? » Eh bien justement Carlyle, loin de procéder à des analyses séparées, rattache à ses héros des caractéristiques qui leur sont communes, particulièrement saillantes à la lecture comparée des différentes conférences. Ce sont ces caractéristiques que je me propose ici d’évoquer.

*

D’abord, il convient de noter que Carlyle, — au contraire des positivistes, au contraire de Voltaire même qui dans son Siècle de Louis XIV cherchait à entreprendre une histoire globale du passé, non plus réduite aux princes et à leurs batailles —, dans cette grande querelle de savoir ce qui doit primer dans l’Histoire, des hommes et des événements, ou des grandes vagues de fond qui les poussent invinciblement, se range catégoriquement dans le parti de ceux qui croient à l’action effective des hommes. « L’Histoire du monde, dit-il à propos d’Odin, peut parfaitement se ramener à la biographie des grands hommes » ; et quelques lignes plus loin : « l’Histoire du monde n’est rien d’autre que la biographie des grands hommes ». Mais si Carlyle défend l’existence effective du héros, préalable nécessaire à l’existence même de ses conférences, il ne définit pas là le héros en lui-même ; et c’est seulement lorsqu’il entreprend de le faire, que nous rentrons dans le cœur de son sujet.

Pour Carlyle, donc, ce qui définit le héros, c’est d’abord sa capacité de percevoir directement la substance des choses, qui souvent demeure cachée sous de fausses apparences. Le héros, qui sait reconnaître le Vrai, touche consécutivement au Beau et au Bien : « il perçoit la grande vérité de l’Être », même lorsqu’elle est voilée par le Paraître.

Ce qui caractérise le héros, en tout temps, en tout lieu et en toute situation, est qu’il se trouve consciemment en contact avec la vérité, qu’il voit la réalité intrinsèque et non apparente.
(Carlyle, Le héros en tant que prêtre, trad. F. Rosso, éd. des Deux Mondes, 1998)

Je me répète, afin d’aider à la compréhension du lecteur : il y a la substance des choses, il y a les apparences (l’enseignement évangélique et le rituel, l’Être et le Paraître) ; ces deux entités peuvent être en adéquation (temps héroïques favorables aux héros), mais pas toujours : quelquefois, le déguisement masque la Vérité — à ces époques, le héros est alors celui qui, percevant directement la substance des choses, arrive à la Vérité malgré les apparences. « Tant qu’il y a adéquation entre l’apparence et la réalité, écrit Bruno de Cessole en parlant de Carlyle, le monde va son train, mais dès que se produit un divorce entre les deux, le symbole n’est plus qu’une formule creuse, bref, un vieux vêtement qu’il faut jeter au feu et remplacer par un nouveau, en conformité avec la situation présente. » Et je cite maintenant Carlyle lui-même :

On pourrait, à titre de brève définition, dire que les formes qui se développent autour d’une substance, à partir d’elle, et se conforment donc à sa véritable nature et à sa destination, sont des formes adéquates, véridiques, tandis que celles qui sont consciemment plaquées autour d’une substance sont inadéquates et trompeuses. Je vous invite à bien y réfléchir, car il s’agit en fait de la distinction entre le vrai et le faux, entre la juste solennité et la pompe vide de sens, qu’il convient de faire chaque fois que nous sommes confrontés à toutes les choses de la vie qui s’entourent d’un certain cérémonial.
(Carlyle, Le héros en tant que roi, trad. F. Rosso, éd. des Deux Mondes, 1998)

Je résume. Le héros, donc, se distingue par sa capacité à percevoir la substance des choses malgré les apparences, c’est-à-dire leur réalité. « Le degré de vision qu’on trouve dans un individu est la seule manière de mesurer ce qu’il est » ; plus sa vision est pénétrante (accède au Vrai), plus l’homme est grand. Ainsi, les héros poètes, Shakespeare et Dante, par « la faculté du créateur de discerner l’aspect authentique, non l’aspect fallacieux et superficiel, de ce qu’il peindra », ont « percé à jour le mystère sacré de l’Univers » (vates, en latin, signifie à la fois poète et prophète). Sur ce sujet, il est intéressant de noter quelle citation de Goethe, sur Shakespeare, Carlyle a jugé bon de retenir : « Ses personnages sont comme des pendules au cadran de cristal transparent : elles vous indiquent l’heure comme les autres, mais leur mécanisme intérieur est aussi visible. »
Mahomet, de même, lutte contre les idoles adorées par les chefs des Koreish, car l’idole est une fausse manifestation du divin, donc un voile jeté sur la Vérité (idole, rappelle Carlyle, vient du grec eidolon, qui ne signifie qu’image et symbole ; et le philosophe d’ajouter que ce qui est vraiment odieux aux yeux des prophètes, c’est moins l’adoration sincère des idoles, que leur adoration insincère). Luther également, que la lecture de la Bible avait tant marqué, ne pouvait être que choqué par les procédés commerciaux du Pape pour s’enrichir sur le dos des fidèles ; entre la forme (les Indulgences) et la substance (« Dieu seul peut pardonner les péchés »), entre le mensonge de l’Église et la vérité de la Vie, il y avait certes plus qu’un monde, une inadéquation totale ! Comme Mahomet, Luther, briseur d’idoles, « ramena les hommes vers la réalité ».

Chez Carlyle, le Vrai perçu par le héros, comme chez Platon, est synonyme de Beau et de Bien ; donc, le héros, qui perçoit le Vrai, sait aussi ce qui est Bien, c’est-à-dire moral. Inversement, la religion, quand elle dispense la morale (le Bien), est aussi dans le Vrai ; lorsque « la croyance commence à se déliter, les lois morales qu’elle a inspirées cessent d’être respectées ». C’est donc aux époques moralo-religieuses (pardon pour le barbarisme) que le paraître est le plus en adéquation avec l’être — et ainsi les temps moraux-religieux sont aussi des temps héroïques propices à l’émergence des héros, songez à la chevalerie. À l’inverse le Siècle des Lumières, siècle du doute croyant, et par conséquent pour Carlyle du doute moral, qui fut le plus éloigné de la Vérité (« un homme réellement immoral ne peut strictement rien connaître ! »), fut un siècle anti héroïque.

Le XVIIIè siècle fut un siècle de scepticisme et dans ce seul mot il y a autant de malheurs contenus que dans la boîte de Pandore. Scepticisme ne signifie pas seulement doute intellectuel, mais aussi doute moral ; et du doute moral procèdent toutes les formes d’infidélité et d’insincérité : en somme, je le répète, une paralysie spirituelle. Peut-être y eut-il quelques époques depuis le commencement du monde où une vie d’héroïsme fut encore plus difficile pour un homme ; mais il n’y en eut pas qui fussent moins que le XVIIIè siècle une époque de foi, une époque de héros ! La possibilité même de l’héroïsme avait été formellement niée dans tous les esprits.
(Carlyle, Le héros en tant qu’homme de lettres, trad. F. Rosso, éd. des Deux Mondes, 1998)

Si cet article vous fait réfléchir, songez aux méditations que la perception directe du Vrai a dû entraîner chez Luther, Mahomet, Cromwell ou Napoléon ! Ils regardaient leurs contemporains ne s’arrêter qu’aux formes ; et souvent, eux qui percevaient le fond des choses, les voyaient dans l’erreur, à cause des inadéquations manifestes entre ce fond et cette forme. Ils durent avoir le sentiment d’être des visionnaires ; des voyants, dans un monde d’aveugles ! Et l’on comprend mieux pourquoi Mahomet, à chaque Ramadan, se retirait seul pour songer dans les cavernes. Par sa perception du Vrai, Mahomet avait touché au Beau et au Bien, émanations, je l’ai déjà dit, d’ordre divin ; ce que Carlyle reprenant Platon appelle le Bien, c’est en quelque sorte la morale de Dieu : celle dont le principal enseignement est qu’il faut se défier des vanités. Et l’on comprend cette fois-ci pourquoi Mahomet s’imposait des privations : il exerçait son corps à ne pas s’affaiblir dans des plaisirs voués à la frustration ; sa volonté, qui visait le Bien dont il avait connaissance, à ne pas succomber sous les ordres de la chair.
Les héros de Carlyle sont peu loquaces ; ils méditent beaucoup ; surtout, l’accès direct à la Vérité optimise leurs discours. Il y a chez le philosophe une véritable réflexion sur le verbe et le silence, qui traverse ses conférences ; Carlyle, bien sûr, se méfie de la parole : le discours est une forme qui contrevient facilement à la Vérité ! « Le Verbe est grand, dit-il ; mais plus grand encore est le silence. » Et dans son discours sur le héros en tant que roi, il dresse un véritable éloge de « l’empire du silence », « plus haut que les étoiles », infiniment supérieur aux « bruyantes inanités du monde ». Mais pour revenir sur le héros, je voudrais citer quelques extraits des conférences, qui illustrent mon propos :

[Mahomet] était un homme taciturne, qui se taisait quand il n’y avait rien à dire mais se montrait pertinent, sage et sincère lorsqu’il parlait, jetant toujours une lumière nouvelle sur le sujet. Des propos de cette sorte sont les seuls qui valent vraiment d’être tenus !
(Carlyle, Le héros en tant que prophète, trad. F. Rosso, éd. des Deux Mondes, 1998)
[…]
Beaucoup de gens m’ont raconté leurs souvenirs des paroles de Burns mais la remarque la plus révélatrice m’a été faite l’année dernière par un vénérable gentilhomme qui l’avait longtemps fréquenté. Son discours avait ceci de particulier que chaque mot en était chargé de sens. « Il parlait plutôt peu, m’a dit ce monsieur, et il lui arrivait de rester assis en silence, comme s’il était en compagnie de gens beaucoup plus intelligents que lui. Mais chaque foi qu’il prononçait quelques mots, ces mots jetaient une lumière tout à fait nouvelle sur le sujet, quel qu’il fût. »
(Carlyle, Le héros en tant qu’homme de lettres, trad. F. Rosso, éd. des Deux Mondes, 1998)
[…]
Bourrienne nous rapporte qu’un soir, les savants que Napoléon avait emmenés dans sa campagne d’Égypte avaient une discussion animée sur l’impossibilité de l’existence de Dieu. À leur grande satisfaction, ils l’avaient prouvé en faisant appel à toutes sortes d’arguments logiques. Napoléon, qui les avait écoutés en contemplant les étoiles, intervint alors : « Très ingénieux, messieurs. Mais dans ce cas, dites-moi, qui a fait tout cela ? »
(Carlyle, Le héros en tant que roi, trad. F. Rosso, éd. des Deux Mondes, 1998)

Si la capacité proprement supérieure du héros à accéder directement à la Vérité entraîne chez lui un certain silence, elle le rend également d’une immense sincérité. « D’un grand homme, j’affirmerai sans ambages qu’il lui est résolument impossible de n’être pas sincère », dit Carlyle ; et quelques lignes plus loin : « Un individu essentiellement sincère : je vous prie de considérer ceci comme ma définition fondamentale du grand homme. » Le héros, chez Carlyle, a toujours raison, puisqu’il tend au Vrai ; et ainsi lorsqu’il combat ses ennemis, il le fait moins par vanité, que par désir de les voir s’écarter du Faux : « Même s’il y avait autant de démons à Worms que de tuiles sur les toits, disait Luther, j’irais quand même » ; et il concluait comme cela son discours à la Diète, devant l’empereur et les nonces : « Je ne peux me renier, car c’est folie de faire quoi que ce soit contre sa conscience ». A-t-on reproché ses guerres à Mahomet ? Oui, mais « les grandes idées doivent pouvoir lutter […] dans le monde par tous les moyens qui sont à leur disposition et qui leur sont nécessaires […], se battre […] dans la certitude qu’au bout du compte rien de ce qu’elles auront conquis ne sera indigne de leur conquête, car elles ne peuvent détruire ce qui vaut plus qu’elles-mêmes mais seulement ce qui leur fait injustement obstacle. » Le héros sait ce qui est Vrai ; il sait donc ce qui est Bien, il est sincère : ses guerres sont justes. La messe est dite ! — chacun jugera.

Mirabeau, Mahomet, Cromwell, Napoléon : tous les grands hommes dont je sais l’histoire étaient doués d’un esprit dont la sincérité était comme la matière première. Partout et toujours, on trouve un nombre infini d’hommes ordinaires débattant de doctrines ordinaires qu’ils ont apprises par la logique, construites par la supputation ou reçues de seconde main. Pour un grand homme, de telles doctrines et de tels débats ne sont rien. Il lui faut la vérité et, pour la connaître, il faut que lui-même la perçoive directement. Il est dans l’impossibilité de se fier à rien d’autre et se trouve soumis à la noble nécessité de ne vivre que par et dans la vérité. La conception que Johnson se faisait de ce monde n’est pas la mienne, non plus que ne l’était la conception de Mahomet ; mais je reconnais en l’un et en l’autre l’éternelle substance de la sincérité, et constate avec bonheur chez l’un et chez l’autre que la sincérité inspira une œuvre durable. Ils n’ont pas pourri comme de la paille, car en chacun d’eux se trouvait une semence vivante que la Terre voulait bien nourrir et faire croître.
(Carlyle, Le héros en tant qu’homme de lettres, trad. F. Rosso, éd. des Deux Mondes, 1998)

 

Conclusion

Carlyle énonce, dans sa conférence sur le prophète, qu’un « héros, je le répète, se distingue des autres hommes par un don primordial, dont nous pourrions dire qu’il est l’alpha et l’oméga de l’héroïsme : celui de traverser l’apparence des choses pour avoir la vision de leur réalité intérieure. »
En accédant spontanément au Vrai, le héros touche au Bien, car Vrai est synonyme de Bien : si donc il estime que la société dans laquelle il évolue est marquée par une contradiction entre l’Être et le Paraître, alors il jugera la société fausse — et aura le devoir de la combattre.
Disons-le : c’est évidemment la philosophie d’un protestant, religion née sur la critique du Paraître. D’ailleurs pour Carlyle, l’apparition de Luther à la Diète de Worms, le 17 avril 1521, « peut être considéré comme l’événement le plus important de toute l’histoire moderne de l’Europe », en ce qu’elle a fait naître le protestantisme, puis poussé à la découverte de l’Amérique, et enfin à la Révolution française, en favorisant le doute individuel.

 

Lecture conseillée :

  • Carlyle, Thomas, Les Héros, Paris, éd. des Deux Mondes, 1998

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