Napoléon, de Bainville – Un météore

Napoléon dans son cabinet de travail en 1807, peinture de Paul Delaroche
Napoléon dans son cabinet de travail en 1807, peinture de Paul Delaroche

Les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle.
Napoléon


On discuterait pendant des heures de Napoléon ; on débattrait à n’en plus finir sur sa destinée : tout serait juste et tout serait faux ; on contemplerait ses portraits à s’en crever les yeux, cherchant à percer son être immense, à deviner son mystère insondable — mais il l’emporta dans sa tombe. Seuls peut-être ceux qui l’ont côtoyé de près, son valet de chambre, ses femmes (surtout Joséphine), ses maréchaux ont discerné quelque chose de sa nature véritable : l’homme qui reste quand on le dépouille du mythe. Cet homme, qui a connu ses humiliations comme César, Bainville ne le montre pas toujours transfiguré dans sa gloire (qui aime bien châtie bien). Il fut pesant, indécis ; son audace, lorsque son étoile l’abandonnait, devenait vaguement ridicule ; il manquait d’autorité dans la trahison comme dans la défaite. Heureusement ce poète de lui-même, qui avait vécu sa vie comme une tragédie, voulut la raconter dans le même style : il n’existait que pour l’Histoire. Alors, il narra sa propre gloire : ce sont les beaux tableaux, le pont d’Arcole et le Grand-Saint-Bernard ; c’est le Mémorial ; c’est le théâtre pathétique des adieux de Fontainebleau — cette entreprise d’écrire son roman, il la remporta comme ses batailles, et de toutes ses victoires elle est peut-être la plus belle : le ridicule a passé, ne demeure que le sublime.
Son épopée, bien sûr, ne tient pas que du mythe. L’homme possédait une intelligence hors du commun : il avait le génie d’un César, gagnant les batailles, faisant les lois, réformant les institutions. Sa correspondance témoigne pour lui, avec ces pierres de granit qu’il dispersa dans l’Europe. Météore, il a brûlé la terre ; mais aussi, quelle époque ! Né en 1769, il entre dans sa vingtaine lorsque éclate la Révolution. La nation surpeuplée fait la guerre à tout le monde ; son armée n’a plus d’officiers — pour un soldat que l’ambition travaillait, un boulevard s’ouvrait vers les étoiles.

Est-ce à dire que Napoléon, passif, se laissa entraîné par le fil des Moires ? non : à Racine, il préférait Corneille. De même qu’on ne le résumera pas à un mythe, on ne le résumera pas à un destin : il est une destinée doublée d’un génie — et « ne laisse au hasard, écrit Bainville, que ce qu’il est impossible de lui retirer ». Ses deux grandes qualités, le don d’observation et la mémoire infaillible, l’élèvent comme des ailes par-dessus l’humanité. Quand il s’embarque pour Toulon, il en étudie les fortifications plutôt que de « flâner au café » : il s’en souviendra ; aux arrêts, il lit les Institutes de Justinien : elles serviront de base au Code civil ; apprend-il son exil à l’île d’Elbe ? aussitôt il commande une bibliothèque d’ouvrages sur l’histoire et la géographie de son nouveau domaine. Cette curiosité insatiable, cette mémoire aiguiseront son regard : il toisera ses chimères, elles baisseront la tête en rougissant. Tel César dont le cœur se sentait « toute-puissante Cause » (P. Valéry), Napoléon ne s’abandonnait pas aux rêveries : il les réalisait. « Il n’a jamais pu concevoir, disait Mme de Rémusat, que les autres agissent sans projet et sans but, ayant, pour sa part, toujours eu une raison. »
Carlyle, dans une série de conférences qu’il donnait devant le tout-Londres entre 1838 et 1840, élevait Napoléon parmi les héros au côté de Cromwell, pour sa capacité presque surnaturelle à percevoir la Vérité derrière l’apparence ; à dépouiller le superflu, à distinguer les vraies raisons des choses. Napoléon en effet, Bainville le démontre admirablement, embrassa toute sa vie d’un seul coup d’œil l’endroit où résidait l’essentiel. C’est ainsi qu’enjambant l’abîme de 1789, il réconcilia l’ancienne France et la nouvelle ; qu’il comprit ce paradoxe que la Révolution ne pourrait revenir en arrière, mais que le peuple en était las ; qu’il se fit conservateur non pour l’annuler, mais pour en sauvegarder les acquis. Quels acquis ? — la mort des Capet, la conquête des frontières naturelles…

Mais reprenons.

Le concours d’événements qui permit Napoléon ne connut dans l’histoire jamais d’égal ; la devise de Proust : « Tout est affaire de chronologie », s’applique parfaitement à sa destinée. « Le temps, écrivait l’Empereur à Joseph, est le grand art de l’homme. La fibre gauloise ne s’accoutume pas à ce grand calcul du temps ; c’est pourtant par cette seule considération que j’ai réussi dans tout ce que j’ai fait. »
D’abord il y eut le rattachement de la Corse à la France, puis la Révolution. Voici Napoléon exilé dans un pays rempli de passions qui se déchirent. Lui, se place au-dessus des partis : « il n’a pas de préjugés », note justement Bainville. Il soutient les Jacobins en même temps qu’il méprise la Commune ; il mitraille les royalistes, assassine le duc d’Enghien, plus tard demande à l’empereur d’Autriche la main de sa fille, Marie-Louise. « C’est en me faisant catholique, disait-il de lui-même, que j’ai fini la guerre de Vendée ; en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte ; en me faisant ultramontain que j’ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un peuple de juifs, je rétablirais le temple de Salomon. » La messe est dite !
Bonaparte cependant pénètre dans ce Paris bouillonnant comme soldat dans l’artillerie. Nouvel alignement des astres ! « À la veille de la Révolution, rappelle Bainville, l’artillerie française, de l’avis général, était la meilleure de l’Europe. Sous la direction de Gribeauval, elle avait encore accompli des progrès. » D’ailleurs les manuels, les traités d’Ancien Régime (du Teil, Bourcet, Guibert), contenaient déjà en germe la stratégie gagnante du dieu de la guerre : « Avoir la supériorité numérique sur un point donné et concentrer les efforts, tenir toujours ses forces réunies par la liaison entre toutes les parties de son armée, surprendre l’ennemi par la rapidité des mouvements (ce que le grognard appellera “faire la guerre avec ses jambes”), ces recommandations simples et claires devaient frapper et séduire l’intelligence de Bonaparte. »
L’émigration, l’anarchie politique allaient encore paver le chemin triomphal de Napoléon ; autre chose : l’annexion de la Belgique, votée par la Convention le 1er octobre 1795, un instant avant qu’elle ne se sépare et laisse la place au Directoire. 1er octobre 1795 : de ce jour s’engage tout l’avenir de Napoléon, car la France entre alors dans une lutte indéfinie que seul un militaire exceptionnel pourra soutenir. « Depuis l’annexion de la Belgique, écrit Bainville, la Révolution n’est plus maîtresse de son destin. » L’Angleterre en effet n’a jamais admis, n’admet pas et n’admettra jamais qu’on lui ôte ce formidable accès au continent. C’est pourquoi Pitt, à Londres, « déclare au Parlement que jamais l’Angleterre ne consentira à la réunion de la Belgique à la France. » À Paris, les esprits s’échauffent, on discute. Peine perdue ! — le mal est fait.

Ce fut Carnot qui défendit cette thèse [la réunion de la Belgique afin de faire capituler l’Angleterre] avec le plus d’ardeur. Il la traduisait dans le style du temps, par cette image : « Coupez les ongles au léopard. » Il ajoutait un argument, décisif devant la Convention républicaine. Conservez le prix des luttes que la Révolution a soutenues, vous le devez, déclarait-il à ses collègues. « J’ose dire que, sans cela, on serait en droit de vous demander : où est donc le résultat de tant de victoires et de tant de sacrifices ? On ne verrait que les maux de la Révolution, et vous n’auriez rien à offrir en compensation, rien que la liberté. »
(J. Bainville, Napoléon)

Annexer la Belgique à la France, c’était pour la Convention déclarer la guerre à mort à l’Angleterre : si encore elle eût accouché d’un exécutif puissant ! — mais le régime qui lui succède, le Directoire, est faible. La guerre dehors, le chaos dedans : la France attend l’homme fort qui la sauvera. C’est maintenant que tout s’enchaîne pour Bonaparte, avec une rapidité presque effrayante. « Je voyais, dit-il, le monde fuir sous moi comme si j’étais emporté dans les airs. »
C’est l’Italie, « ce que la Gaule avait été pour Jules César » ; puis le coup d’État et le Consulat.

Son œuvre conservait les idées générales et les résultats de la Révolution, inscrits dans le Code civil. Elle en respectait toujours le « génie », fait surtout de la passion de l’égalité, où baigna le corps des nouvelles lois. Au fond, quelque chose d’assez « français moyen », d’assez petit-bourgeois et rural, qui a fait longtemps des bonapartistes et des consulaires. Système très simple et même sommaire, une poigne, l’ordre dans la rue, le droit à l’héritage, la propriété intangible, les fonctions ouvertes à tous, la permission d’aller à la messe pour ceux qui en ont envie, pas de gouvernement des nobles ni des curés.
(J. Bainville, Napoléon)

C’est l’époque où Napoléon court à son apogée. C’est la réunion des Français si longtemps divisés, la sécurité promise aux régicides, aux acquéreurs des biens nationaux, et en même temps la liberté de culte et les clins d’œil aux royalistes. « Ce qui a fait sa fortune politique, relève Bainville, c’est la rencontre en sa personne de deux idées, la paix avec l’ordre pour les sentiments et les intérêts conservateurs, la grandeur nationale, les conquêtes pour la France révolutionnaire. Ces contraires, il s’épuisera à les concilier. » Cette époque, c’est aussi celle de la paix d’Amiens : « Conciliateur général, il donnait la paix au-dehors, l’union au-dedans, la prospérité dans la grandeur. Par là, irrésistible auprès de la masse, soustrait, auprès d’elle, à la critique et à l’objection, homme unique et que nul ne pouvait remplacer sans remettre en question tout ce qu’on tenait pour acquis. Par là commençait aussi le pouvoir magique de son nom. »

Mais c’est aussi la reprise de la guerre et le projet sincère d’envahir l’Angleterre (au camp de Boulogne, Napoléon, qui se prenait déjà pour César, Charlemagne et le Grand Frédéric, rêvait de Guillaume le Conquérant). Trafalgar, après Saint-Jean-d’Acre, fit l’effet d’un deuxième coup de massue porté à ses ambitions. Sa colère contre Villeneuve restera dans les annales ! Il faudra Ulm, Elchingen, Austerlitz pour le consoler. L’ambition de l’Empereur touchait déjà à des degrés célestes : entraînée par sa colère contre contre Londres, elle dépassera désormais toutes limites. Après avoir songé à l’Orient, le voici qui entreprend de bloquer rien de moins que l’Europe entière, afin de soumettre l’Ennemie.

« Le système continental n’est efficace que s’il est établi partout. » Proposition évidente. Axiome qui a déjà mis sur les bras de Napoléon les affaires d’Espagne, de Portugal, de Rome, de Hollande. Ce n’est pas l’imagination, ce n’est pas le démon de la conquête ou de la gloire qui l’entraîne, c’est l’esprit de déduction.
(J. Bainville, Napoléon)

Le blocus continental ! Projet de titan ! Pendant toute la durée de son règne, Napoléon aura été constamment préoccupé par cette œuvre de géant. Les batailles répétées, Friedland, le traité de Tilsit, la guerre en Espagne, et même ce mariage de circonstance par lequel il entrait dans la famille des rois, tout cela ne se justifie que par le désir furieux de séparer imperméablement le continent de la Perfide Albion, dont les yeux belliqueux demeurent obstinément rivés sur la Belgique.
L’Orient lui avait été fermé par la défaite de Saint-Jean-d’Acre — douleur indélébile. Le blocus du continent, il l’aura soutenu presque à lui tout seul : avant d’avoir été Prométhée, il fut Atlas portant le monde. Pourquoi tant d’obstination ? Parce qu’on ne l’appelait pas pas roi, mais empereur : ce mot qui ne dit rien est aussi celui qui dit tout. Le roi descend du prince : il sort de l’Ancien Régime. L’empereur descend du Consul : il est fils de la Révolution. Napoléon, gardien des acquis de la Révolution, jurait sur le trône de l’Empire de conserver les droits nouveaux et les frontières naturelles. Eh bien ! l’Angleterre ne voulait pas que la France conservât la Belgique : elle se fût détruite tout entière plutôt que de la céder. Napoléon ne pouvait rendre la Belgique : c’eût été « avilir » la France ; pire, c’eût été perdre la Révolution ; c’eût été supprimer l’objet même de sa destinée. La lutte qui s’était engagée devait donc finir par la destruction totale de l’Angleterre ou de Napoléon. « L’histoire de l’Empire, écrit Bainville, est celle de la lutte pour la conservation de la Belgique, et la France ne pouvait conserver la Belgique sans avoir subjugué l’Europe pour faire capituler l’Angleterre. »

Napoléon a perdu.
« L’Angleterre était, depuis Trafalgar, maîtresse incontestée de la mer, tandis que Napoléon ne serait jamais le maître complet du continent. » Peut-on le lui reprocher ? C’était un homme contre un pays. Ce bras de fer énorme il a failli le gagner, mais il faut ici saluer la résilience extraordinaire de l’Angleterre, immense nation et l’une des rares, avec l’Espagne, avec la Russie, qui ait tenu tête victorieusement au dieu Mars incarné. Trois grands pays d’Europe ! Il aura donc fallu trois grands pays d’Europe pour venir à bout du seul Napoléon…

On se perd en conjectures sur les raisons de la chute. Prenons du recul et survolons.

Il y a l’affaire d’Espagne, première épine dans le pied, talon d’Achille de ce Prométhée. Pour la première fois, un peuple tout entier se soulève contre lui et le rejette : son aura ternit ; Mars peut être vaincu ? — donc, il n’est pas invincible ! Napoléon ne tenait pas particulièrement à l’Espagne ; mais elle ne pouvait servir de port d’entrée à l’Angleterre. L’Empereur doit tendre ses deux bras pour embrasser l’Europe et la fermer à l’éternelle ennemie ; la charge est trop lourde, il lâche prise. Après l’Espagne, c’est la Russie. Longtemps, il aura cru au « mirage russe » : Alexandre, hélas, ne voit pas la nécessité pour lui de soumettre Albion. Il joue de trop mauvaise grâce le jeu de Tilsit ; quand il ouvre ses côtes aux navires américains, dont chacun sait qu’ils transportent des marchandises anglaises, Napoléon furieux lui déclare la guerre : ce sera la Bérézina. Cependant Malet, à Paris, complote contre son maître, répand la rumeur de sa disparition ; les esprits s’échauffent ; Bonaparte doit rentrer de toute urgence. Une chose le peine terriblement : c’est que lorsque tout le monde le croyait mort, nul n’a songé à son fils, le roi de Rome. Il comprend qu’en dépit de ses efforts, son nom n’existe pas en dehors de lui-même. Il vacille. Alors, pour se soulager, il s’emporte contre les militaires. Napoléon connaît son histoire de France : cette maxime traditionnelle de son passé, selon laquelle « la puissance militaire ne s’interpose jamais dans l’administration civile » (de Maistre), il ne l’a jamais oubliée depuis le coup d’État. Il a toujours été « antimilitariste », Bainville ose le mot, car « principal bénéficiaire des appels au soldat qui se sont succédé jusqu’au 18 brumaire », et donc « premier intéressé à en clore la liste ». Il craint la turbulence des officiers. « Son gouvernement, écrit Bainville, sera celui d’un militaire, non pas celui des militaires. » Et en effet ce sont les premiers qui le trahiront en 1813, en 1814 et en 1815, Ney, Murat, Bernadotte.

Napoléon ressent trop son destin pour ignorer l’imminence de sa fin. Peu lui chaut : il avait quelque chose d’égoïste et de parvenu. Alors, moins passionnée par la France que par sa destinée, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il se prend pour Thémistocle et réclame non seulement l’asile à l’Angleterre, mais encore propose de la servir ! En même temps, il songe à s’embarquer pour les États-Unis, afin de mener là-bas une existence consacrée à la science… Ce sera finalement Sainte-Hélène.

Napoléon disait à Las Cases « qu’il s’écoulerait mille ans avant que les circonstances qui s’étaient accumulées sur sa tête vinssent en chercher un autre dans la foule pour le porter aussi haut. » C’est vrai. On croirait son histoire sortie d’un rêve ; l’Occident, comme Cléopâtre dans Shakespeare, se demande si un tel être exista vraiment. La conjonction improbable et sublime des événements qui l’emportèrent, son génie personnel, sa destinée mystico-médiévale de « condottiere » — pour reprendre le mot de Stendhal — en pleine révolution industrielle, la puissance de sa volonté, tout ne relève que de l’extraordinaire.

Quel roman que sa vie !

 

Lectures conseillées :

  • Napoléon, J. Bainville (pour les amateurs de beaux livres : cliquez ici)
  • Mémoires sur Napoléon, Stendhal
  • Bonaparte et Napoléon, A. Castelot

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