Jules Michelet – L’âme de la France

Portrait de Jules Michelet par Thomas Couture, coll. Musée Carnavalet
Portrait de Jules Michelet par Thomas Couture, coll. Musée Carnavalet

J’ai passé à côté du monde, et j’ai pris l’histoire pour la vie.
J. Michelet


On pourrait longuement critiquer la manière contemporaine de faire de l’histoire. Marc Bloch, Georges Duby, Jean Favier et leurs successeurs, à force de la positiver, l’ont rendue d’une insupportable aridité — on me pardonnera ce barbarisme ; je parle entre autres de l’École des Annales, qui malgré sa prétention n’a rien inventé : elle n’est pas une rupture mais plutôt une continuité du positivisme, et d’ailleurs Voltaire, au dix-huitième, refusait déjà de réduire l’histoire aux princes et à leurs batailles. G. Bührer-Thierry, F. Mazel, A. Jouanna, en dépit de leur intelligence, m’ont dégoûté du passé ; leur style, moins académique qu’universitaire, est verbeux plutôt que précis, débordant ; la peur de la généralisation rend leurs exposés indigestes ; à chaque page, le concept remplace l’analyse : là où Bainville dans Napoléon expose avec une clarté solaire comment les conquêtes révolutionnaires, qui ont porté les frontières de la France à leurs limites naturelles, ont été la cause principale des guerres impériales, — l’Angleterre ne pouvant accepter l’annexion de la Belgique —, Duby et les autres se perdent en abstractions doctorales, qui parfois frôlent le ridicule — une partie de cette histoire nouvelle, du reste, est contemporaine des mouvements théoriques de la seconde moitié du vingtième siècle, holisme, nouvelle théorie, structuralisme, existentialisme et j’en passe, doctrines qui ne sont que des redites en termes infiniment précieux de systèmes déjà connus et pratiqués. Faut-il rappeler qu’Ernest Renan, à propos du positivisme, s’agaçait de la réputation d’Auguste Comte, « érigé en grand homme pour avoir dit, en mauvais français, ce que tous les esprits scientifiques depuis deux cents ans [avaient] vu aussi clairement que lui » ? La prétention de tout réinventer ne date pas d’hier !…
Donc une certaine historiographie, assez pédante au demeurant, en même temps qu’elle essaye de rendre l’histoire aussi rigoureuse que la physique ou les mathématiques, dédaigne la chronologie des hauts faits et des règnes des princes, et l’éclate en thématiques, tout en en multipliant les sources à l’excès : non seulement elle échoue (car l’histoire ne pourra jamais être une science exacte), mais elle la rend si obscure, si complexe, que plus personne ne la comprend, et que tout le monde s’en désintéresse. Ainsi, qui lit Marc Bloch aujourd’hui ? — et cependant Michelet est à la Pléiade ! Les tenants de la méthode moderne me répondront qu’ils cherchent à toucher la vérité par l’étude rationnelle des éléments pris dans leur globalité, et que c’est leur grande victoire d’avoir dépassé l’idéologie du roman national : en même temps les doctorants des facultés, sous la bénédiction des professeurs, rédigeront des thèses fort complexes mêlant tableaux et statistiques, pour traiter de la théorie du genre dans le Quercy au Moyen Âge — ce n’est pas sérieux. Non, l’histoire n’est pas une science exacte, et elle ne le sera jamais : elle n’est pas objectivable ; science sociale, elle est par essence idéologique et politique. Puis un bon historien ne devrait pas réduire sa matière à l’exposé de la somme de ses particules, sauf à l’atomiser ; il devrait au contraire tirer de la multiplicité de ses particules une théorie qui les explique, et cela s’appelle « généraliser » — mot interdit dans les opinions du jour, avec « discriminer ». On peut traiter Michelet d’obsolète ; il n’empêche que j’ai mieux senti l’époque dans son grossier Moyen Âge, que dans la mosaïque informe des Féodalités de F. Mazel.

Je ne professe pas le retour à une histoire purement romancée, inventée de toutes pièces au gré des opinions ; je regrette seulement la prétention qui existe chez certains historiens à dépasser le subjectif et l’interprétation, tout en remettant en cause systématiquement, par idéologie, les thèses établies de longue date par leurs prédécesseurs. Nous sommes passés d’une histoire figée à une histoire en mouvement perpétuel. Ainsi par exemple, l’Histoire mondiale de la France juge savant de ne pas même évoquer la bataille de Bouvines, au motif qu’elle n’aurait eu aucun retentissement au moment qu’elle fut livrée, et qu’elle n’existe que par la propagande du roman national. D’abord, on nous permettra de douter de ce présupposé (je renvoie le lecteur à Duby et Favier) ; ensuite, quand bien même n’eût elle eu en son temps qu’un écho limité dans les villages du royaume, il faudrait l’étudier malgré tout, ne serait-ce que pour les retombées qui furent les siennes dans la géopolitique européenne, dans l’éveil de la conscience nationale et dans l’affermissement de la dynastie capétienne.

La vraie difficulté de la matière historique n’est pas d’être le plus objectif : c’est d’être le moins anachronique. À la raconter selon nos principes, on la dévoie : en l’occurrence, les nouveaux historiens ne valent pas mieux que leurs ancêtres. Ils sont même pires : car leurs ancêtres se plongeaient dans les sources avec des préjugés peut-être moins véhéments que les leurs. Et puis, quel style, quelle verve ils déployaient ! Augustin Thierry est un poète ; Guizot, Tocqueville, tous les deux ministres et députés, pratiquaient leur art comme une passion. Ils n’ignoraient pas que l’histoire, précisément parce qu’elle n’est pas objectivable, ne pouvait se réduire à un langage rigoureusement fixe, à la manière des mathématiques ; alors, cette discipline malléable, ils la traitaient malléablement, et la personnalisaient en la stylisant. Est-ce à dire que leur science était moins rigoureuse ? Je ne le crois pas. La puissance de synthèse de Bainville, sa capacité à généraliser pour prendre de la hauteur, sont inégalées ; Tocqueville, Michelet, Renan sont des encyclopédies ; Taine fait encore autorité. Ils possédaient au plus haut degré le don de la synthèse ; voyez comme leurs théories, développées avant tant d’énergie, restent pour le lecteur d’une simplicité limpide : Tocqueville et Taine ? la Révolution française fut moins une rupture qu’une continuité. Renan ? Jésus, la religion chrétienne ne doivent être étudiés que comme des faits historiques. Mais qui pourrait résumer les concepts de nos historiens contemporains ?…

Ceci étant exposé, j’en viens (enfin !) au sujet de cet article.

Michelet, qui pour Paul Bénichou est le plus illustre des doctrinaires de l’humanitarisme, est aussi le romantique par excellence — et en effet, si l’on a pu souligner la désuétude de sa doctrine, on n’a jamais pu lui enlever sa passion du siècle. « L’aveu d’une foi humanitaire vécue à travers l’expérience de l’histoire », donc, gouverne son œuvre. Sans surprise, cette œuvre est libérale : elle vante le progrès, estime les combats pour la liberté, critique parfois violemment l’Église et les prêtres, sans remettre en cause une certaine beauté de la foi.

Le jeune Michelet partageait, en politique et en philosophie, les idées communes aux libéraux sous la Restauration, ainsi qu’il ressort de son Journal et de ses lettres de jeunesse, quoiqu’il évitât prudemment de s’engager dans une action publique et souhaitât la réconciliation des partis. Il se demandait, comme tant de libéraux contemporains, quel pouvait être le degré de validité du christianisme dans le monde moderne. Grandi hors de la foi chrétienne, sauf « quelques mouvements religieux » à dix ans, et un baptême à seize, de peu de conséquence, il tenait en général pour superstition la religion traditionnelle, et projetait dès 1822 « une Histoire philosophique du christianisme, où l’on tâcherait de voir ce qui est à conserver. »
(P. Bénichou, Le Temps des prophètes)

Que l’on se figure un enfant né en fructidor, pauvre jusqu’à la misère, et dont le père croit dans l’instruction ; le jeune garçon travaille à l’école d’arrache-pied, s’extrait peu à peu de sa condition, devient Jules Michelet : l’homme pouvait bien garder foi dans le progrès. En même temps, cette enfance douloureuse devait exciter son imagination, par le désir de fuir la réalité : « j’avais une belle maladie qui assombrit ma jeunesse, mais bien propre à l’historien. J’aimais la mort. »
De 1830 à 1868, Michelet travaille donc à son vaste ouvrage : l’Histoire de France. La France, il la considère « comme une âme et une personne » ; à l’étude de la race il ajoute l’étude du milieu (lire les pages fameuses de son tour du pays, où il décrit chaque région l’une après l’autre avec une étonnante profondeur de vue), et tente ainsi de donner à la nation une définition plus large. Que l’on ajoute à cela le style romantique (Paul Bénichou disait de Michelet qu’il était le romantique par excellence ; pour Gustave Lanson, son histoire est « un chef-d’œuvre de l’art romantique »), et l’on se fera une bonne idée de l’écrivain.

En résumé, l’histoire, telle que je la voyais en ces hommes éminents (et plusieurs admirables) qui la représentaient, me paraissait encore faible en ces deux méthodes :
Trop peu matérielle, tenant compte des races, non du sol, du climat, des aliments, de circonstances physiques et physiologiques.
Trop peu spirituelle, parlant des lois, des actes politiques, non des idées, des mœurs, non du grand mouvement progressif, intérieur, de l’âme nationale.
(Michelet, « Préface » au Moyen Âge)

Je résumais tout à l’heure les grands historiens à leurs grandes thèses ; celle de Michelet, libéral pour les idées, romantique pour les symboles, était la suivante : l’histoire de France peut se réduire à l’histoire de la lutte entre la Matière et l’Esprit, entre la Fatalité et la Liberté : les plus curieux iront lire comment il parle d’Abélard. « Avec le monde, écrit-il dans son Introduction à l’histoire universelle, a commencé une guerre qui doit finir avec le monde, et pas avant ; celle de l’homme contre la nature, de l’esprit contre la matière, de la liberté contre la fatalité. L’histoire n’est pas autre chose que le récit de cette interminable lutte. » Et d’ajouter quinze ans plus tard, à son cours du collège de France, en réaction à l’école du fatalisme : « L’histoire, c’est ce que nous faisons, c’est notre œuvre, non notre tyran. Oui, il y a un côté nécessaire, mais le meilleur côté est libre. »
Bien sûr, il y a de l’exagération chez Michelet ; son histoire, pleine d’émotions, est tout idéologique et ne peut que déplaire aujourd’hui. Tantôt mystique jusqu’à l’exaltation, tantôt virulente contre les prêtres et les monarques, il ose ce que l’on n’ose plus, et paraît presque à nos yeux modernes un profanateur du passé. On se moque de son archaïsme ; si comme auteur on le considère, comme historien, on le méprise. Et pourtant ! — « on a beau se défier, se défendre : cette passion brûlante vous prend », dit Lanson, qui voit dans les pages consacrées à Jeanne d’Arc tout le génie de Michelet : « jamais la pieuse fille n’a été mieux comprise que par ce féroce anticlérical » !
C’est que Michelet, homme de son temps, sort de l’imagier, et loin de verser dans le miracle ou « l’énormité des choses », cherche dans les fragments du passé la vérité de la nature. Entreprise colossale ! Pour la mener à bien, l’historien « élargit » le champ des sources. « Aux documents imprimés, écrit G. Lanson, il joint les inédits ; aux chroniques, les actes, chartes, diplômes de toute sorte ; il interroge les œuvres de la littérature et de l’art ; une pièce de procédure ou un livre de dévotion révèlent la vie d’une époque, et mieux que les témoignages, si souvent falsifiés, des analystes et des historiographes. »

Aucun historien, que je sache, avant mon troisième volume (chose facile à vérifier), n’avait fait usage des pièces inédites. Cela commença par l’emploi que je fis, dans mon histoire, du mystérieux registre de l’Interrogatoire du Temple, enfermé quatre cents ans, caché, muré, interdit sous les peines les plus graves au Trésor de la Cathédrale, que les Harlay en tirèrent, qui vint à Saint-Germain-des-Prés, puis à la Bibliothèque. La Chronique, alors inédite, de Duguesclin m’aida aussi. L’énorme dépôt des Archives me fournissait une foule d’actes à l’appui de ces manuscrits, et pour bien d’autres sujets. C’est la première fois que l’histoire eut une base si sérieuse (1837).
Que serais-je devenu, dans ce XIVè siècle, si, m’attachant aux procédés de mes prédécesseurs les plus illustres, je m’étais fait le docile interprète de la narration du temps, son traducteur servile ? Entrant aux siècles riches en actes et en pièces authentiques, l’histoire devient majeure, maîtresse de la chronique qu’elle domine, épure et juge. Armée de documents certains qu’ignora cette chronique, l’histoire, pour ainsi dire, la tient sur ses genoux comme un petit enfant dont elle écoute volontiers le babil, mais qu’il lui faut souvent reprendre et démentir.
(Michelet, « Préface » au Moyen Âge)

N’exagérions rien : Michelet, pas plus que les autres, n’a inventé le recours aux sources directes et diversifiées. Suétone déjà, Tacite, Appien travaillaient à partir d’originaux disparates — ainsi, il n’est pas rare que l’auteur des Vies des douze Césars rapporte le texte d’une lettre d’un empereur qu’il a retrouvée dans les archives…

Je conclus.
J’ai peut-être été un peu dur pour l’École des Annales ; c’est mon côté positiviste. Me le reprochera-t-on ? Non seulement les vues des premiers sont plus claires, mais elles touchent presque toujours au vrai ; et c’est pourquoi je finirai cet article par une citation du positiviste Lanson, parce qu’il me semble avoir le mieux synthétisé ce que fut Jules Michelet :

Les vues systématiques et politiques, qui menaient Guizot ou Thierry à forcer le sens des faits, étaient étrangères à Michelet. Il n’était pas bourgeois ; il était peuple et poète. Il aborda son travail d’historien dans un élan d’amour pour les masses anonymes dans lesquelles la France avait successivement vécu, et par qui elle s’était faite. Il avait « le don des larmes », une âme frémissante, qui partout aimait, partout sentait, partout mettait la vie. À cette sensibilité extrême il unissait tous les plus rares dons de l’artiste : la puissance d’évocation, l’imagination « visionnaire », qui obéissait à toutes les suggestions d’une sympathie effrénée, l’expression intense et solide, qui fixait le caractère en dégageant là beauté. Ce style de Michelet, âpre, saccadé, violent, ou bien délicat, pénétrant, tendre, en fait un des deux ou trois écrivains supérieurs de notre siècle.
(G. Lanson, Histoire de la littérature française)

 

Lecture conseillée :

  • Jules Michelet, Histoire de France

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