Talleyrand ou le cynisme, d’André Castelot – Histoire d’un aristocrate voltairien

Portrait de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord par Pierre-Paul Prud'hon, coll. Château de Valençay
Portrait de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord par Pierre-Paul Prud'hon, coll. Château de Valençay

Je veux que pendant des siècles on continue à discuter sur ce que j’ai été, ce que j’ai pensé et ce que j’ai voulu.
Talleyrand


Je me suis parfois demandé si l’humour anglais reconnaissable entre tous et si particulier à cette nation, pince-sans-rire, n’était pas un reliquat des mœurs de cour de l’ancienne France du temps où elle dominait l’Europe — celle des salons. C’était au dix-huitième : le siècle de Voltaire. Alors, « à peu près toute chose », disait Talleyrand lui-même au soir de sa vie, se faisait « sans y regarder, avec l’insouciance de ce temps-là. » Rien n’avait d’importance ; on ne s’occupait que des futilités, on affectait de dédaigner le principal — ainsi, le prince de Ligne se vantait d’ignorer le nombre de ses enfants. On ne peut comprendre Talleyrand sans faire l’effort de plonger dans ce siècle ; comme son acolyte Fouché, il a peut-être été moins changeant qu’il n’y paraît : autant que le duc d’Otrante fut le conventionnel acharné, régicide, « massacreur de Lyon » qui devait logiquement suivre Napoléon et succomber à la Restauration, le prince de Bénévent fut l’aristocrate voltairien, libéral, un peu libertin, détestant l’Église, aimant les salons et les bons mots par-dessus tout. Rien de surprenant, donc, à ce qu’il ait couru l’aventure napoléonienne, cru au retour des Bourbons légitimes et finalement rallié la monarchie de Juillet — libérale.
En ce sens, Talleyrand, fils de la haute noblesse que la Révolution dépasse, a été l’incarnation la plus parfaite de l’histoire de son temps. Comme aristocrate décadent, il dépasse les caricatures de Laclos ; évêque (contraint et forcé à cause de son pied bot : « J’ai eu le pied dévoré par un porc, dit-il au baron de Wissemberg horrifié, alors que ma nourrice m’avait posé à terre pour s’entretenir avec un galant »), il joue, il boit, il pèche comme Antoine avec Cléopâtre. On murmure qu’il est le diable : tout fier, il en fait des aphorismes — et c’est par la barrière d’Enfer que son cercueil sortira de Paris ! Talleyrand fut le type même du grand seigneur Louis XV poudré, cynique et maniéré. « Je ne puis assez admirer le sens profond de tout ce qu’il dit, écrivait à son propos Mérimée au moment que le prince accomplissait à Londres sa dernière mission diplomatique, la simplicité et le comme il faut de ses manières. C’est la perfection d’un aristocrate. Les Anglais, qui ont de grandes prétentions à l’élégance et au bon ton, n’approchent pas de lui. Partout où il va, il se crée une cour et il fait la loi. Il n’y a rien de plus amusant que de voir auprès de lui les membres les plus influents de la Chambre des lords, obséquieux et presque serviles. » Et l’auteur de Carmen de décrire le rituel de ses ablutions vespérales, quand devant sa cour qui l’admire comme le Roi-Soleil, il aspire l’eau par le nez et la recrache par la bouche !
Je parlais justement de l’humour anglais : c’est qu’il y a du Wilde chez Talleyrand. D’ailleurs André Castelot, à force d’avoir lu sur l’évêque d’Autun, a pastiché sans le vouloir son style tout en légèreté humoristique ; je ne me souviens pas d’avoir lu une biographie aussi comique : à toutes les pages, on trouve un mot d’esprit. Les bons mots, Talleyrand les collectionne à ce point, qu’à son époque déjà on les appelle par son nom : les talleyranda. Écoutez celle-ci, jetée innocemment au milieu d’une réunion de plénipotentiaires : « Il faut se garder du premier mouvement : il est presque toujours honnête. » Le prince, qui possède au plus haut point l’art de la conversation, force l’admiration du monde ; jusqu’à sa mort, il ne s’en départira point : ainsi l’abbé Dupanloup, qui refuse d’abord l’invitation du diable, l’accepte finalement et ne tarit plus d’éloges.

Comme Napoléon lui demandait un jour :
— Vous êtes le roi de la conversation en Europe, quel est votre secret ?
Talleyrand de répondre :
— Quand vous faites la guerre, Sire, vous voudriez bien toujours choisir vos champs de bataille ?… Eh bien, sire, moi, je choisis le terrain de la conversation. Je n’accepte que là où j’ai quelque chose à dire. Je ne réponds rien… En général, je ne me laisse pas questionner, excepté par vous, ou, si on me demande quelque chose, c’est moi qui ai suggéré les questions.
(A. Castelot, Talleyrand)

Talleyrand, comme Napoléon, devait être ballotté par les grands événements du temps. La postérité a été bien cruelle avec lui ; je l’ai déjà dit, il y a de l’exagération dans les accusations qui lui sont portées : le diplomate, faisant fi de la succession des régimes (et contre mauvais cœur bonne fortune), n’aura pas tant changé d’opinion, professant jusqu’à sa mort l’idéal d’une monarchie libérale. Puis, l’homme avait du génie : « on ne pouvait pas contester, écrit Castelot, cette connaissance de l’avenir, ce don inouï de prémonition et surtout cet instinct aigu qu’il avait du sens et de l’intérêt de l’Histoire. » Jean Vatout, qui après l’avoir rencontré avait été ébahi par son intelligence, ne pouvait s’empêcher de s’exclamer : « Vieux renard ! Quel nez ! » Un ministre comme cela, qui devine avec des mois d’avance les chutes des régimes, les guerres et les sursauts populaires, pour un gouvernement, c’est rare et précieux : cela explique bien assez que les consuls, rois et régents l’aient supplié de les servir en dépit de sa réputation sulfureuse. Napoléon lui-même reconnaîtra devant Las Cases les facultés supérieures du prince, entre deux vitupérations.
À dire le vrai, Talleyrand serait certainement devenu l’un des hommes d’Europe les plus mémorables du tournant du siècle, s’il n’avait compensé ses immenses qualités par des perversions plus grandes encore. « Ôtez du monde l’amour-propre et l’intérêt, professait-il : vous en ôterez l’apparence de bien des vertus et presque tous les vices. » Les vices, il les cumula : il fut menteur, hypocrite et paresseux. Son amour-propre ne connaissait point d’égaux ; parce qu’il aimait l’or immodérément, il ne traitait jamais sans pourboires (« Comment voulez-vous, s’écriait Decrès, que cet homme ne soit pas riche, ayant vendu tous ceux qui l’ont acheté ? »). Du reste, s’il a moins varié politiquement que ce qu’on veut bien croire, il a trahi en revanche, et c’est là sans doute ce qui pèse le plus lourd dans l’inventaire de son existence étonnante.
Il avait raison de ne pas vouloir sombrer avec les régimes qui tombaient alors comme des dominos ; sans doute, il a plus d’une fois vu l’intérêt supérieur de la France, au Congrès de Vienne notamment où il la préserva de la rapacité des alliés. Mais pouvait-il, à Erfurt, négocier dans le dos de l’Empereur une alliance contre son propre pays, entre les maisons d’Autriche et de Russie ? pire : informer l’ennemi des mouvements du corps d’armée d’Oudinot ? « Pour Napoléon, remarque Castelot, de toutes les erreurs irréparables […], l’envoi à Erfurt de Talleyrand, en fourrier diplomatique, est assurément la faute qui pèsera le plus lourd sur l’avenir de l’Empire français. » Quand bien même il eût eu de nobles buts, pouvait-il comploter avec Fouché pour renverser son maître, comme il le fit en mars 1814 ? La colère du dieu de la guerre sera mémorable : « Vous êtes de la merde dans un bas de soie ! » Le ministre, à partir de ce jour, ne cessera plus de conspirer pour le retour des Bourbons, ces mêmes Bourbons dont il avait constamment entretenu l’Empereur « de la nécessité de les éloigner de toute influence politique » ; pire, il accueillera le tsar chez lui, lors de l’entrée des alliés dans Paris. Ensuite, il y aura la Restauration, Charles X, la révolution et Louis-Philippe.

Talleyrand prête serment à Louis-Philippe, puis constate :
— Sire, c’est mon treizième serment !
— Comment faites-vous, prince ? Les régimes passent sans vous ébranler !
(A. Castelot, Talleyrand)

Inutile de juger Talleyrand : il est trop complexe pour être condamné, puis l’histoire a passé. D’ailleurs, « il n’eût point été, écrivait Metternich, il ne serait point ce qu’il est, s’il était moral. » Il a menti éhontément sur le duc d’Enghien, sur l’affaire d’Espagne ; évêque, il a béni des jureurs, et proposé à l’Assemblée la spoliation des biens du clergé — en même temps il a accompli en matière de politique étrangère une entreprise titanesque, hissant la France au-dessus des empires par son flegme et sa patience de carnassier. « On me croit immoral et machiavélique, disait-il à Lamartine ; je ne suis qu’impassible et dédaigneux. »
Et s’il fallait, cédant à la psychanalyse, chercher comme Castelot Talleyrand dans sa prime enfance ? Né au siècle de Voltaire, de Louis XV et des salons, il a bu le lait au sein du cynisme ; héritier de l’une des plus illustres maisons de France, il a été ignoré par ses parents, maltraité par ses nourrices ; promis en tant qu’aîné à la carrière des armes, elle lui a été fermée à cause de sa boiterie ; et il fut contraint malgré lui d’embrasser un ordre qu’il devait haïr entre tous, de par son génie, ses passions et son caractère : l’Église !
Il aurait fait un excellent soldat ; il se sera au moins bien vengé du clergé.

 

Lecture conseillée :

  • André Castelot, Talleyrand

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