Les Décombres, de Lucien Rebatet – Les mémoires d’un fasciste

Photographie de Lucien Rebatet, auteur inconnu, 1943
Photographie de Lucien Rebatet, auteur inconnu, 1943

Je ne me flatte pas d’être un historien, mais j’aborde dans ce récit une période historique entre toutes.
[…]
Où pourrait-on s’accrocher quand une avalanche vous précipite assommé dans sa course ?
[…]
Je ne cherche pas à nous excuser, mais à nous expliquer.
L. Rebatet


On ne peut pas parler sérieusement de la Seconde Guerre mondiale et de ses circonstances ; on ne peut pas s’en dire connaisseur, même à titre d’amateur, sans avoir lu — parmi d’autres sources — Mein Kampf et Les Décombres, dussent-ils nous dégoûter. Le premier est le testament politique de l’homme du siècle, le deuxième, le best-seller fasciste de l’Occupation : journal au jour le jour de la drôle de guerre puis de la « foirade générale de cinq semaines, de Breda jusqu’à la Gironde ». Dans les deux cas, il s’agit de documents historiques de première main. L’œuvre de Rebatet, à ce titre, ne constitue rien de moins qu’une exceptionnelle mine d’informations sur le délabrement de l’armée française après la Grande Guerre, sur les défaillances du système démocratique, sur l’aveuglement général de la presse nationale ; elle précise les raisons du conflit mondial, et malgré son côté pamphlétaire et la réputation de son auteur, résonne encore juste à maints égards. Cet ouvrage me semble aussi précieux que les Mémoires de De Gaulle ; il en est le pendant maléfique : le point de vue du pire, du fasciste, du collaborateur de Paris, de l’admirateur d’Hitler ; mais aussi, contradiction nécessaire au gaullisme, il lui oppose des arguments dont le mérite est d’entretenir la réflexion du lecteur.
Évidemment, on prend moins de précautions avec les Mémoires du général ; pour le grand vainqueur de l’Histoire, la messe est dite ; mais Rebatet le proscrit du temps, tel Maurras, tel Céline, tel Brasillach, épouvante encore les âmes chastes de la pensée républicaine, comme les romanciers libertins épouvantaient jadis les jeunes filles des bonnes familles. Ainsi, là où les rééditions de De Gaulle comportent à tous les coups des préfaces, des introductions qui sont des éloges, Maurras ou Brasillach ne reparaissent jamais sans une énorme flopée d’avertissements, de mises en garde et de recommandations. Lire Rebatet aujourd’hui, c’est comme emprunter une route prohibée. Aussi, quel plaisir ! — on entre dans ce jardin interdit tel qu’un enfant à qui l’on empêche l’accès au poulailler, et qui de ce jour ne pense plus qu’à en franchir la barrière.

*

Après La Débâcle, donc, Les Décombres ; décidément, les rapports entre l’Allemagne et la France n’auront pas été des plus chaleureux. L’histoire moderne de ces deux pays, ce n’est qu’une succession de haines et de soumissions, de dominations, de conquêtes humiliantes, de paix mal faites et de vengeances bileuses. Je mettais en parallèle La Débâcle et Les Décombres : Rebatet pourtant n’est pas Zola ; politiquement, il se situe lui-même plutôt du côté de Baudelaire et de Balzac, pour « le grand bon sens à la Machiavel ». Rebatet, proche en cela de Céline — mais quand même, on trouvera chez le premier des idées d’une autre élévation que les braillements ignobles du second — porte en lui une pensée que l’on pourrait qualifier d’extrême-droite socialo-révolutionnaire (anarchiste de droite, si l’on veut), et qui se traduit d’abord par la haine de la société industrielle et capitaliste fondée sur le double dogme du progrès et de l’égalité (j’ajoute : chrétienne), héritée du siècle des Lumières ; ensuite par un vigoureux pessimisme moral, une sorte de vision réaliste du monde et de l’humanité poussée à une extrême noirceur ; enfin, par un désir furieux d’ordre et de grandeur, incompatible avec la démocratie (« je n’ai jamais eu, écrit Rebatet, dans les veines un seul globule de sang démocratique »). Aussi important, plus encore peut-être, on retrouve chez lui, comme chez Céline, une répugnance instinctive à revivre les horreurs de 14 : d’où un bellicisme exacerbé tant que l’Allemagne est faible, auquel succède un pacifisme viscéral au moment qu’elle triomphe ; d’où également la haine des juifs et des sociétés secrètes, de l’Angleterre, et de tous ceux que l’on soupçonne de pousser à la guerre. « Certes, écrit l’auteur des Décombres, il y avait des “nazis” parmi nous, si c’était être nazi que de détester l’ennemi juif, abhorrer cette guerre incohérente qui ne pouvait plus que nous nuire, appeler désespérément la paix au fond de son cœur, bref, ne penser et ne sentir que selon l’intérêt suprême de la patrie » ; et quelques lignes plus loin, il vitupère, pêle-mêle, contre « l’immense troupeau des niais et les pires bandes de la guerre d’Israël, de Londres, de l’or, de la maçonnerie, des Droits de l’Homme, de la démocratie catholique… la médiocrité bourgeoise… l’Occident enjuivé, son christianisme putréfié. »
On regrettera que le pessimisme de Rebatet le conduise trop souvent à des généralités qui n’ont pas lieu d’être ; lui qui reproche tant à la politique française de ne jamais accepter la capitulation, même quand il apparaît évident que la France a perdu la guerre (« nos agrégés et licenciés, aussi bien que de petits employés, que les herbagers normands, s’affligeaient, s’indignaient quatre jours après l’armistice que l’on n’eût pas dépêché notre flotte à Gibraltar et Portsmouth, continué la retraite jusqu’aux Pyrénées, jusqu’à la Méditerranée, jusqu’en Afrique du Nord »), accuse De Gaulle de verser dans « l’angloconnerie », se soumettant à l’ennemi britannique, refusant obstinément la paix alors même que son pays, écrasé militairement, est occupé jusqu’à Bordeaux. Il n’a pas tort ; mais les Mémoires du général nous renseignent aussi sur la complexité de l’alliance supposée de Londres et des bellicistes français ; ils démontrent en tout cas que la France libre n’était pas dupe des ambitions anglaises, et ne s’entendit jamais aveuglément avec la perfide Albion.

*

Si Lucien Rebatet apparaît bien aujourd’hui comme le grand perdant du jeu de l’Histoire, c’est d’abord parce qu’il a cru à la victoire du fascisme, et à la réorganisation de l’Europe par l’Allemagne hitlérienne ; d’où la nécessité de lutter à armes égales contre le danger : « Si les fascismes étrangers menacent, dit-il paraphrasant Brasillach, c’est par le fascisme français qu’il faut leur répondre et non par la démocratie. » Comment ne pas le comprendre ? Nous observons cette période complexe entre toutes avec les yeux du recul historique ; ne soyons pas anachroniques : l’époque est alors décadente, et la France offre un spectacle lamentable à côté du retour des grandeurs espagnoles, allemandes, italiennes. L’armée française, à en croire l’auteur qui l’a connue de près, cette « horde démocratique », « où le soldat-citoyen met aux voix l’ordre de bataille et retourne chez lui quand la soupe n’est pas bonne », pour un observateur honnête ne pouvait défendre sérieusement la nation face aux chars, aux avions, à l’infanterie nazie, qui enchaînaient les succès partout dans l’Europe.

Les mœurs d’un régime et d’un peuple se jugent aussi dans ce défilé de paysans, avec leurs ventres énormes et mous sur des cuisses rachitiques et des genoux en boulets, leurs échines arquées, leurs omoplates décollés, leurs thorax étiques, leurs mâchoires pourries, leurs oreilles suintantes, leurs estomacs aigris, leurs foies décomposés.
(L. Rebatet, Les Décombres)

L’auteur, outré de ce qu’il voit, avec son regard de journaliste, en appelle à « cet admirable rappel de la hiérarchie nécessaire » ; et constatant que « quelque chose s’est disloqué dans la hiérarchie de l’armée française », il critique le renversement des valeurs, l’importation de la lutte des classes et de la haine des partis politiques jusque dans le champ militaire. De l’ordre, donc, de l’ordre et de l’autorité, si nous voulons gagner contre la menace boche ! Le bellicisme primitif anti-allemand de Rebatet ne doit pas surprendre le lecteur ; jeune journaliste à l’Action Française, il partage pendant un temps les préjugés violemment germanophobes de Charles Maurras, et admire plutôt le fascisme italien, « souple, “respectueux des libertés humaines”, et catégorique sur l’essentiel : le contrôle du grand capitalisme, la suppression du régime électif, la prospérité du peuple, l’anéantissement des pouvoirs secrets. » Un voyage de l’autre côté du Rhin suffit à le faire changer d’avis : l’Action Française, comme du reste la quasi totalité de la presse française, non seulement méconnaît la situation réelle de l’Allemagne (Maurras, de toute sa vie, n’y jamais mis les pieds !), mais encore ment « avec une effronterie par trop révoltante pour qui avait les moindres lueurs sur la vérité ». Dès lors, dans cette Action Française « d’une germanophobie aveugle et maniaque », Rebatet fera « figure d’hérétique ».

Je songe aux chefs allemands qui, de l’autre côté du Rhin, trouvaient dans le même courrier la plus péremptoire formule du désossage maurrassien et le dernier état de nos chars et de nos avions. Les échos de leurs vastes rires ne sont sans doute pas perdus pour toujours.
(L. Rebatet, Les Décombres)

C’est à peu près au moment où l’Allemagne entreprend ses conquêtes européennes que Rebatet se rallie plus franchement à l’hitlérisme. La déclaration de guerre de septembre 1939, son incorporation dans les régiments de l’armée française, confortent ses opinions : de belliciste il devient pacifiste, conscient que la France a déjà perdu la guerre, et qu’elle a tout intérêt à se joindre au nazisme. La guerre à outrance, cette « guerre d’enfer » la plus « épouvantablement démocratique », entretenue par les journaux (même Maurras !) et les politiques, malgré les reculs constants des lignes de défense, les redditions et les prises des villes, le révolte. Il songe à l’horreur : « les beaux adolescents, les jeunes maris, les pères, les petits conscrits paysans gourds et candides, les grands vignerons gaulois aux longues bacchantes, aux poitrines profondes et moussues, les poètes, les Bretons résignés, les Méridionaux joyeux, les Marocains nobles et graves, les Bambaras aux rires d’enfants, tous devenus des cadavres tordus, éventrés, arrachés, écartelés, émasculés, broyés en bouillie, desséchés et recroquevillés dans les ferrailles, putréfiés dans la fange, pour rien, dix fois, cent fois pour rien » ; cette image le hante ; il devient moins nationaliste que partisan d’une idéologie fasciste internationale (« nous vivions une guerre des idéologies, une sorte de guerre civile à l’échelle internationale ») ; et il fait l’éloge de Giono, le seul « poète désespéré » qui a eu le courage « de déchirer les affiches de mobilisation. »

Le capitaine L. T… eut alors un des deux seuls mots raisonnables que j’eusse entendu durant tout mon séjour au Cinquième :
— Le plus grand désastre, c’est que nous ayons des gouvernants comme les nôtres. Jadis, en monarchie, quand une guerre tournait mal, les rois et leurs ministres savaient l’arrêter à temps.
Il était très pâle, les lèvres tremblantes de colère.
— Il faudrait demander la paix immédiatement.
Ce soldat couvert de rubans osait enfin dire ce qui m’étouffait tant.
(L. Rebatet, Les Décombres)

Puis, c’est la défaite, la résignation, Pétain et le gouvernement de Vichy, la poignée de main de Montoire. « La France, écrit Rebatet, était arrachée aux mains des fous, des bandits, des Anglais et des Juifs. » Il jubile ! — moins par adhésion franche à l’hitlérisme, le lecteur l’aura compris, que par soulagement et de la pacification, et de la chute du régime démocratique. De Gaulle cependant lance l’appel du 18 juin ; était-il de mèche avec le maréchal ?… Si De Gaulle n’en fait pas état dans ses Mémoires, Rebatet, lui, penche au moins pour une communauté d’intérêts entre la France libre et la France occupée : alors, il reproche à Pétain vertement d’avoir « misé sur la victoire anglaise » et de rechigner, par vieux réflexe démocratique, à « collaborer sans plus de retard avec l’Allemagne » pour le « prochain ordre européen ». La fin des Décombres est sidérante ; Rebatet, comme « tout ce qui possédait quelque conviction “fasciste” et antijuive », regagne Paris ; ce ralliement à la pire des collaborations, celle de la capitale (lire Henri Amouroux), constitue le couronnement de sa carrière journalistique ; et ainsi le livre s’achève pour l’auteur dans une sorte de happy end, quelque peu dérangeante pour le lecteur d’aujourd’hui…

 

Lecture conseillée :

  • L. Rebatet, Les Décombres

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