« L’amour est le discrédit des poètes. Ils chantent ses vertus, alors qu’il tue. »
T. Moix
Je découvre Terenci Moix et sa Cléopâtre par la belle couverture des éditions Hervé Chopin, qui tape à l’œil dans les librairies ; puis le sujet m’intéresse, ayant moi-même composé un roman sur Antoine et Cléopâtre (pour commander, cliquez sur ce lien : https://www.jai-reve-dun-empereur-qui-sappelait-antoine/).
Dès l’ouverture, les références sautent aux yeux : Plutarque évidemment, Shakespeare, Suétone, Dion Cassius, Horace et la propagande octavienne, mais aussi des écrivains plus modernes, anglais comme Forster, grecs comme Cavafis. Je ne sais si Moix a lu la belle biographie de Cléopâtre de Jacques Benoist-Méchin, historien relégué aux oubliettes du temps pour les raisons que l’on connaît, auteur pourtant du Rêve le plus long de l’histoire, sept vies magistrales consacrées aux génies Occidentaux ayant été pénétrés du grand rêve d’Orient. Mais peu importe, au fond ! — car Moix n’est pas de ces auteurs pour qui la documentation constitue le socle de l’œuvre, mais de ceux pour qui elle est un tremplin vers les hauteurs lyriques : véritable alambic, il échauffe son esprit des récits, des témoignages, des chroniques, puis le distille par la plume en essence poétique ; cela perd en véracité… mais gagne, ô combien ! en musicalité.
La chronologie, certes, n’est pas toujours respectée ; des anecdotes tombent entre deux descriptions comme des cheveux sur la soupe, subites réminiscences de l’écrivain perdu dans ses notes. Du point de vue de l’histoire, ce n’est guère sérieux ; on me répondra que Terenci Moix est un romancier : cela n’excuse pas tout. Cette femme lascive, reine-prostituée tout droit sortie des allusions ignobles d’Horace et des fidèles d’Auguste, dont le dix-neuvième siècle romantique s’empara avec jubilation (Théophile Gautier, Alexandre Cabanel), fait aujourd’hui figure de stéréotype éculé. Puis, l’auteur mêle à un certain réalisme les ridicules superstitions des Anciens. Il se moque des légionnaires d’Octave effrayés par la profanation du temple des Vestales ; mais les jours qui précèdent Actium, les statues transpirent, des cratères s’ouvrent dans la terre et engloutissent des villes. Et cependant, l’on pardonnerait plus difficilement à T. Moix ses négligences coupables, s’il ne maîtrisait si parfaitement l’art du sublime. Ose-t-il reprendre cette fable grotesque de Plutarque, selon laquelle le dieu Bacchus et son cortège auraient abandonné Alexandrie la veille de sa chute, traversant la ville en direction du camp d’Octave au son des flûtes et des aulos ? Mais c’est écrit si joliment !…
Divine troupe ! Elle passait avec la lenteur d’un rêve, semblait flotter sur des nuages de vin, jetait de gigantesques grappes de raisin qu’on aurait dit cachées entre les plis des nues. Elle avançait, oui, loin d’Antoine, hors de portée d’Antoine, loin du nouveau Dionysos.
— Le dieu abandonne Antoine ! criaient les Alexandrins.
Cléopâtre s’approcha de son amant. Elle vit son visage décomposé, ses mâchoires tremblantes, ses yeux sur le point de sortir de leurs orbites. Et sa main ouverte, toujours tendue vers le cortège de son dieu. De Dionysos, qui désertait.
(T. Moix, Les Derniers jours de Cléopâtre, trad. A.-C. Grillot)
On citerait à l’envi les scènes, les pauses de la même espèce, disséminées à chaque page de cet ouvrage fait de prose poétique. Le passage du temple est splendide. Même les moments les plus vulgaires (Antoine au bordel), les dialogues les moins réussis (Octavie discutant avec Calpurnia), finissent par des images saisissantes à la Shakespeare, qui prennent au cœur et qui les sauvent. C’est Antoine ivre de fête, malheureux en Grèce loin de Cléopâtre, qui dans son délire court à la rencontre de sa reine aimée, et plonge dans la mer imaginée d’Alexandrie…
Sa course défiait les éléments. Dans la lumière des éclairs, la grêle s’abattait contre son corps nu, contre sa peau sale et poisseuse. Le divin Dionysos avait chaussé les sandales ailées de Mercure pour affronter la tempête, traverser les océans et s’imposer comme divinité tutélaire d’Alexandrie, la ville rêvée !
Antoine sauta par-dessus les rochers, s’enfonça pieds nus dans le sable, sentit enfin les vagues déferler contre sa poitrine et, alors seulement, la mémoire triompha du présent.
L’incommensurable mémoire d’Alexandrie !
(T. Moix, Les Derniers jours de Cléopâtre, trad. A.-C. Grillot)
Cette maîtrise de l’image qui saisit, à dire le vrai, rachète seule ce roman qui présente pour le reste tous les défauts de la modernité. Les personnages, monophoniques (philosophes grandiloquents, agressifs et blasés, prompts au délire poétique), ne valent guère mieux que les types de Molière et de la bouffonnerie italienne. Octavie personnifie la Sagesse, Cléopâtre l’Ambition (et la Lascivité), Adonis la Fidélité. Antoine est la Bête-Enfant, une caricature des caricatures antiques. L’habitué de Balzac, hélas ! cherche en vain dans ces Derniers jours la profondeur de l’âme humaine : là où Julie d’Aiglemont, Emma Bovary émeuvent encore les lecteurs d’aujourd’hui, l’Octavie de Moix agace par sa candeur de gamine doublée de son austérité de vieille nonne ; là où Laclos développe avec un génie consommé de l’observation la faillite morale du chevalier Danceny, Moix, en trois lignes, conduit Thotmès du temple au bordel. Mais comment un illuminé de cette trempe peut-il tomber si rapidement dans l’orgie, se vautrer dans le stupre avec une telle facilité ?… — c’est Frollo dans les bacchanales !
On est loin décidément du génie réaliste français ; les descriptions, comparées à celles de Gautier, de Flaubert, et même de Bertheroy, sont d’une pauvreté terrible : que l’on compare les entrées de Cléopâtre avec celles de Salammbô, les levers de soleil sur la ville de Carthage, et les aurores d’Alexandrie. Moix écrit : « les étoffes les plus précieuses », ou « les bijoux les plus beaux » ; mais quand on a du style on précise la couleur, la provenance, la matière de ces étoffes ; comment elles glissent entre les doigts, les effets que font leurs plis quand ils s’agitent ; la manière dont elles réagissent à la lumière du soleil. Ces bijoux, on les liste, on les évalue, on les grave et on les taille, on en donne la forme et la couleur, on y reflète les nuances du ciel. Une perle « admirable » ou « belle » n’a rien d’unique : toutes les perles sont admirables. Si donc celle de Cléopâtre veut être unique, il faut expliquer sa beauté par des tours de phrase, des chaînes de mots justes qui la font voir au lecteur non dans sa beauté, mais dans son unique beauté. Ainsi, la chevelure de Salammbô, « poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande » ; sa bouche était « rose comme une grenade entr’ouverte » ; puis il y avait « sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène. » On regrette après de telles images « l’abondante chevelure » de la Cléopâtre de Moix, « qui arrivait jusqu’à sa taille »… sans plus de précision.
Et puis, les thèmes traversants de cette grande poésie narrative sont d’un convenu qui dégoûte. Les éternels conflits de l’amour et de la raison, du devoir et du plaisir, ont été traités sous toutes les coutures ; il ne faut les déterrer que pour les éclairer sous de nouveaux angles. Le rêve d’Orient de la reine Cléopâtre, exprimé de façon convulsive, finit par tendre les nerfs. Les maximes grandiloquentes de l’auteur sur le temps qui passe, ni en poésie, ni en intelligence ne dépassent les philosophies classiques, les maximes de nos vieux moralistes.
Mais je suis trop dur avec Terenci Moix. C’est cette maîtrise de l’image saisissante, disais-je, qui rachète son livre. Le style n’est pas parfait, peut-être ; et pourtant il arrive que d’une expression malheureuse, d’une description vulgaire, d’une réflexion un peu commune, jaillisse une formule qui passe dans notre imagination telle une comète dans l’univers — par exemple, quand dans l’Alexandrie décadente et prête à disparaître, il fait s’embrasser l’amour et la mort, et couvre d’un voile glauque le désir énorme, invincible, historique, d’Antoine et de Cléopâtre…
Elle l’étreignait avec des crêpes noirs et, épuisée dans son propre martyre, le surprenait avec une sexualité désespérée pour lui donner un avant-goût du frisson de la mort, annoncée par le râle fugace d’un orgasme fatal, définitif.
(T. Moix, Les Derniers jours de Cléopâtre, trad. A.-C. Grillot)
Ce livre, en dépit de ses défauts, nous embarque pleinement dans l’Alexandrie du dernier siècle avant notre ère ; l’auteur nous y conduit comme un guide au fond d’une syringe. Le lecteur sent, voit, entend l’Égypte à la fin de la décadence ; et déambule le temps de quelques heures parmi cette ambiance de sexe et de mort, de désespoir et de mégalomanie… Et c’est ainsi que Terenci Moix remporte malgré tout comme une petite victoire sur le Temps, le Temps qui « ne craint que les pyramides »…
Lecture conseillée :
- Moix, Terenci, Les Derniers jours de Cléopâtre, Paris, éd. Hervé Chopin, 2003, trad. A.-C. Grillot