Et d’abord, qu’est-ce que l’Énéide ?
Souvenez-vous de l’Iliade. Les Achéens, mécontents que le Troyen Pâris ait ravi Hélène au roi des rois — Agamemnon —, s’assemblent en armes, courent sus aux murs d’Ilion. Le siège s’éternise ; les combats se succèdent ; les héros, Achille, Ulysse, Ménélas, rivalisent de force et d’intelligence… Peine perdue ! Troie l’Orgueilleuse, immuable, demeure close obstinément. Les Grecs se découragent — et dix ans après avoir débarqué aux rivages de Troade, ils ne pensent plus qu’à s’en aller, abandonnant finalement Hélène et leurs espoirs.
C’est alors qu’Ulysse aux mille tours, — chante le poète —, trouve cette idée géniale et saugrenue, de bâtir un cheval de bois à l’intérieur duquel des soldats s’embusqueront ; et lorsque les Troyens, pensant saisir un trophée, l’établiront en leur forum, ces hommes quitteront leur cachette et ouvriront au reste des troupes les portes de la ville.
Ainsi dit, ainsi fait ; les Troyens, trop confiants dans l’honneur des Grecs, se laissent prendre au piège. La nuit, donc, les Achéens ouvrent la trappe, descendent du grand cheval, courent les rues jusqu’aux portes ; ils égorgent les sentinelles, scient les traverses, ouvrent les battants. Les veilleurs, horrifiés, découvrent du haut des tours la terrible machination ; ils saisissent leurs cornes, poussent à pleins poumons de longs cris d’airain dans la nuit étoilée — trop tard ! L’ennemi, tel un torrent, se déverse dans la ville ; aussitôt les soldats incendient les temples, les palais ; ils pillent les trésors, massacrent les vieillards, les enfants, et violent les vierges des sanctuaires — et les femmes du palais de Priam.
Quis cladem ilius noctis, quis funera fando
Explicet, aut possit lacrimis aequare labores ?
Urbs antiqua ruit, multos dominata per annos ;
Plurima perque vias sternuntur intertia passim
Corpora, perque domos et religiosa deorum
limina.
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Qui pourrait dire l’horreur de cette nuit, tous ces morts ?…
Qui pourrait assez pleurer pour nos souffrances ?…
Cette antique cité, qui tant d’années domina les peuples — s’écroula !
Et les rues, les demeures, les seuils sacrés des temples
Étaient recouverts de cadavres en foules…
(Virgile, Énéide, trad. P. Rafin)
Priam, au désespoir, revêt son armure et saisit sa lance. Inutile bravoure ! Il ne peut empêcher le désastre. Et Pyrrhus le traîne dans le sang de son fils, le tire par les cheveux, et brandissant son glaive, le lui enfonce dans le flanc jusqu’au cœur : Haec finis Priami fatorum ! Alors, on brûle la ville tout entière ; elle disparaît dans un grand tourbillon de flammes.
Mais voici que dans la ruine le fantôme d’Hector apparaît au roi des Dardaniens, Énée, fils des amours d’Anchise et d’Aphrodite. « Pars ! dit-il. Sauve ce que tu peux de Troie s’effondrant ! Et fonde, loin d’ici, une ville nouvelle qui deviendra grande ! » (« fuge, nate dea, eripe flammis ! ») C’est ainsi qu’Énée fuit la cité mourante, portant son vieux père sur ses épaules, tenant par la main son fils Ascagne. Puis, il réunit les restes de son peuple et quitte la Troade pour des terres meilleures…
C’est la quête d’Énée que Virgile, poète latin contemporain de César et d’Auguste, raconte dans le vaste poème de l’Énéide : l’odyssée de la mer Égée ; Charybde et Scylla, l’île des Cyclopes ; la tempête et le naufrage à Carthage, Didon, la reine amoureuse maudissant l’amant qui la délaisse, se tuant d’amour et de dépit ; les jeux funèbres, la descente aux Enfers ; et puis l’arrivée en terre promise, l’Hespérie et les guerres contre les peuples hostiles. Ce n’est pas Rome qu’Énée fondera finalement ; c’est Albe la Longue d’où seront originaires les jumeaux Rémus et Romulus. Le lecteur curieux lira l’histoire de la fondation de Rome dans le fameux Ab Urbe condita, de Tite-Live ; et c’est ainsi que l’Énéide forme, si l’on veut, le deuxième tome d’une trilogie légendaire qui débute avec l’Iliade.
Jacques Perret, dans sa « Préface » à l’édition Gallimard de l’œuvre virgilienne, rappelle que l’Énéide peut se lire comme le poème de Rome et d’Auguste, et plus généralement comme l’histoire de l’établissement de la nation romaine, et par quelles vertus s’est construite sa grandeur.
Après vingt siècles, convenons qu’il nous faut un effort de science et d’imagination pour réentendre l’Énéide comme le poème de Rome et d’Auguste. Le Romain Auguste finalement, devenu un nom dans l’immense histoire, nous intéresse moins qu’Énée le Troyen, héros de roman dont l’humanité reste de tous les temps ; les mérites littéraires de l’œuvre, la délicatesse des analyses psychologiques, le tour d’esprit de Virgile moraliste et philosophe, nous semblent plus précieux que des attaches historiques ou des allusions qui parfois nous laissent insensibles. Félicitons-nous que l’Énéide ait cette qualité universelle ; elle ne prend pourtant toute sa fraîcheur, tout son éclat que si nous savons l’entendre au travers des clameurs victorieuses d’Actium ; la paix qu’Énée travaille à instituer, c’est celle qu’établira Auguste. Sans qu’il y ait lieu de chercher un sens, une visée allusive en chaque détail de la narration, tout le poème est à entendre comme une allégorie.
(« Préface » de J. Perret, in l’Énéide de Virgile, éd. Gallimard, 1991)
Le professeur n’a pas tort de relever que la beauté du récit, sa puissance narrative, son extraordinaire résonance nous émeuvent bien plus aujourd’hui que son caractère allégorique ; l’Énéide en effet peut être lue, avec des yeux innocents, comme une vaste poésie sur l’amour, l’honneur et le souvenir, et d’autres thèmes non moins communs au cœur de l’homme… Pour autant, on ne négligera pas l’analyse des spécialistes quant à sa composition, parce qu’elle éclaire plus d’une fois des passages qui sans elle nous sembleraient obscurs… Serait-il téméraire, par exemple, de rapprocher Didon de Cléopâtre, dont Virgile fut contemporain ? Cela donne en tout cas une tout autre dimension aux vers du grand poète. Comme Antoine, qu’espère donc Énée en s’attardant chez l’ennemi (Qua spe inimica in gente moratur), sans songer le moins du monde aux champs du Lavinium (nec Lavinia respicit arva) ?… Puis, l’histoire d’Énée et de Didon, cette histoire merveilleuse qui inspira tant de peintres, de poètes et de tragédiens, qui à elle seule donne au récit entier de Virgile son immortelle beauté, qu’est-elle ? sinon l’histoire fantasmée par l’esprit de Rome d’un Antoine vertueux, Romain véritable, qui eût choisi sa patrie plutôt qu’une reine étrangère ! Le mépris du poète pour Élyssa, cette haine coutumière de Romain pour une souveraine orientale, transpire à chaque vers : « souvent femme varie » (varium et mutabile semper femina) lui reproche-t-il ainsi, sévèrement ; et au moment que Didon, folle de douleur, allait adresser au fils d’Anchise de trop justes reproches, voici qu’elle tombe dans un délire funeste, et livre un discours terrible d’où s’exhalent les pires fureurs mythologiques…
En dextra fidesque,
quem secum patrios aiunt portare Penates,
quem subiisse umeris confectum aetate parentem !
Non potui abreptum divellere corpus, et undis
spargere ? Non socios, non ipsum absumere ferro
Ascanium, patriisque epulandum ponere mensis?
Verum anceps pugnae fuerat fortuna : fuisset.
Quem metui moritura? Faces in castra tulissem,
implessemque foros flammis, natumque patremque
cum genere extinxem, memet super ipsa dedissem.
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C’est donc là la fidélité, la droiture
De celui qui porte les Pénates de sa patrie, — comme ils disent —,
De celui qui mena sur son dos son vieux père accablé !
Ah ! Tant que je le pouvais, que ne l’ai-je saisi, déchiré, noyé ?…
Que n’ai-je massacré ses compagnons, massacré même son fils,
Ascagne, pour le servir en chère à la table de ses pères ?
Oui, peut-être, la bataille était perdue d’avance ; et alors ?
— Celle qui meurt n’a plus rien à craindre. J’aurais porté des flambeaux
Dans son camp, enflammé ses navires, étouffé son nom dans la mort
De son fils, et dans la sienne… et moi, j’aurais péri sur leurs cadavres !
(Virgile, Énéide, trad. P. Rafin)
Cette passion d’amour qui met aux prises une femme que les sentiments dominent, parce qu’elle est victime d’une malédiction, avec un homme soumis à un terrible dilemme, et qui finalement se sauve par la force de sa volonté, cette double tragédie en une de la Femme condamnée d’avance, et de l’Homme dont la résolution contrecarre les mauvais vouloirs du Destin, c’est le parfait mélange de Racine et de Corneille — c’est la perfection tragique. Cette histoire dépasse Antoine et Cléopâtre et tous les couples que l’on voudra bien y reconnaître, elle s’élève en des hauteurs universelles. Et finalement nous aussi, comme Didon « qui noctem trahebat longumque biberat amorem », nous prolongeons la nuit et buvons avec délice les vers d’Énée, le plus grand des classiques, et le plus grand des poètes.
Faut-il le rappeler ? C’est avec Virgile que Dante, quatorze siècles plus tard, voyagera aux enfers de sa Divine comédie ; et c’est le Latin qui le conduira jusqu’à Béatrice aux portes du Paradis, où il découvrira l’Amour dans un éblouissement sublime…
Lecture conseillée
- Virgile, Énéide, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1991