Casanova – « Ce faune en bas de soie… »

Portrait de Casanova par Longhi, coll. Gritti
Portrait de Casanova par Longhi, coll. Gritti

Me rappelant les plaisirs que j’eus je me les renouvelle.
Casanova

Ce faune en bas de soie dont les jambes n’étaient pas de bouc, mais d’Apollon, et qui n’avait pour cornes que celles qu’il faisait si fréquemment porter.
J. Barbey d’Aurevilly


Les jours de Casanova sont comptés avant qu’il ne rejoigne les condamnés à mort de la nouvelle Terreur. La jeune gauche universitaire, dès lors qu’elle voudra bien le connaître, — heureusement qu’elle est fainéante —, l’émasculera. On salira son nom ; on taguera ses statues ; il sortira des manuels scolaires, des célébrations, des commémorations : on le jettera hors de la mémoire collective.
Il faut dire aussi que le Vénitien n’est pas l’Incorruptible : il a tous les défauts ! Il est libre ; il est libertin ; il est drôle, viril, séducteur ; il parle franc ; il est un homme (blanc) et il aime les femmes ; cerise sur le gâteau ? il fut contre la Révolution : pensez donc !… Les progressistes fous ne le connaissent que de nom ; peut-être même que sa réputation de séducteur les fait rire encore, comme ils frémissent au nom du marquis de Sade ; mais ses confessions les feront tomber en syncope ! Les bigots, les bien-pensants qui réprouvent tant les « gros goûts » — au pays de Rabelais ! — se choqueront : l’humour ne s’est jamais très bien marié avec la morale… L’Histoire de Casanova sera pour eux la quintessence de la masculinité toxique : un monument de la culture du viol !…
Et en même temps, Casanova, s’interroge G. Lahouati dans sa « Préface » à la collection « Pléiade » des éditions Gallimard (2013), « se serait-il métamorphosé en icône hypermoderne ? Par l’évocation d’un monde de divertissement généralisé régulé par l’argent, par la représentation d’un individu dans la singularité de ses désirs et de ses flottements identitaires, par la confusion organisée des affaires intimes et de la sphère publique, l’Histoire de ma vie serait un miroir tendu aux hommes. » La question semble rhétorique, elle ne l’est pas tant. Icône moderne ? assurément ! Icône hypermoderne ? rien n’est moins sûr. L’époque est pornographique et scandaleuse ; et le libertinage de Casanova n’est ni obscène comme celui de Sade, ni cynique à la manière de Valmont. Le Vénitien a pour les femmes qu’il aime, et qu’il délaisse, « les délicatesses infinies des chevaliers de l’Arioste » ; et « le sexe à ses yeux ne vaut rien non plus sans l’entente des cœurs » (M.-F. Luna, « Introduction », coll. « Pléiade », éd. Gallimard, 2013).

C’est pourquoi on aurait tort de s’attendre à du graveleux. Casanova, au contraire, écrit dans le plus pur français du dix-huitième, usant d’une expression « congrue, claire, naturelle, éclatante et nombreuse » (Père Rapin), voilée aussi, tout en « sourdine » — pour reprendre le mot de L. Spitzer à propos du style de Racine. Céline, comparant le souffle de son écriture à la pesanteur du monde, s’appelait Ariel contre Caliban ; on comparera de même la souplesse du style de Casanova à l’esprit shakespearien. Il est d’une grâce, d’une légèreté, d’une finesse exquises, bien digne du génie de l’air et de la poésie : « il croit aux pouvoirs de la narration et de l’écriture », écrit G. Lahouati dans sa « Préface », pour réparer ses fautes, faire l’aumône aux puissants, séduire les femmes ; et G. Lahouati, quelques lignes plus loin, n’hésite pas à comparer les descriptions de Casanova aux tableaux de Watteau, de Fragonard, de Greuze et de Boucher, de Pietro Longhi.
Même ses fautes, ses italianismes sont délicieux ; l’éditeur ne les corrige pas : ils font le sel de cette prose enivrante et sucrée comme un muscat d’Italie. D’ailleurs son français n’est pas si mauvais pour un homme qui, comme le rappelle M.-F. Luna, « initié assez tard à cette langue, […] ne séjourna en France qu’en passant et ne commença à écrire en français qu’en approchant la soixantaine. » On savourera également l’humour de Casanova, qui consiste le plus souvent à relater, sur un ton badin et plein d’élégances, une histoire particulièrement scandaleuse (lire les conseils qu’il donne au vieux sénateur Malipiero, amoureux d’une jeune fille de dix-sept ans), ou à rendre, sur le ton concis qui lui est cher, des conversations invraisemblables et qui frôlent l’absurde.

Je ne me suis pas trouvé embarrassé à répondre à toutes les interrogations que [Gennaro Palo] me fit ; mais je trouvais fort extraordinaires, et singuliers les continuels éclats de rire qui sortaient de sa poitrine à chaque réponse que je lui donnais. […].
Cet homme était gros, gras, et rubicond. Croyant qu’il me bafouait, je pensais à me fâcher, lorsque enfin devenu tranquille il me dit avec sentiment que je devais pardonner à son rire, qui venait d’une maladie de famille, dont un de ses oncles était même mort. — Mort de rire ? — Oui.
(Casanova, Histoire de ma vie)

Il y a du Proust dans cet humour. D’ailleurs G. Lahouati n’hésite pas à le comparer à Casanova, et renomme même les mémoires du Vénitien en Recherche des plaisirs perdus. On comparerait également Casanova au Cardinal de Retz ou au duc de Saint-Simon, à la fois pour l’épaisseur du récit (plus de trois mille pages manuscrites) et pour la mémoire prodigieuse de l’auteur, qui lui fait relater presque au jour le jour toute sa vie à partir de l’âge de huit ans. Si les premières années du jeune garçon présentent déjà un certain intérêt historique, les aventures (dans tous les sens du terme) de l’adolescent, puis du jeune homme, laissent pantois : Casanova multiplie les conquêtes (aux salons mais aussi en geôle, et même en quarantaine !), voyage dans tous les pays et jusqu’à Constantinople, s’évade même comme dans un roman de cape et d’épée de la célèbre prison des Plombs — épisode de sa vie qui stupéfia le monde, et qu’il raconta à toute l’Europe pendant ses quinze années d’exil.
On ne peut que douter de la réalité d’une vie si haute en couleurs. L’Italien ne serait-il pas un peu Marseillais ? M.-F. Luna, dans son « Introduction », répertorie les différentes sources d’écriture de Casanova, et montre comment certains épisodes de ses mémoires ressemblent étrangement à tel épisode d’Horace ou de l’Arioste ; puis, Helmut Watzlawick, rappelle G. Lahouati, « a pu classer les récits de Casanova en différentes catégories : souvenirs précis, souvenirs confus liés à des séjours successifs dans les mêmes lieux, resserrements dans le temps ou dans l’espace, anecdotes historiques présentées comme vécues, éléments censurés, transformation ou inversion des rôles des personnage, mises en scène fictives, effets de dramatisation. »
Ne confondons pas pour autant mensonge et exagération. Depuis le temps, bien des historiens se sont penchés sur la réalité historique du récit de Casanova : car, ainsi que le fait judicieusement remarquer G. Lahouati, en matière de critique, on recherche avec autant d’avidité le mensonge dans les mémoires, que la vérité dans le roman. Si les origines sociales de certaines femmes ont pu être élevées ; si des circonstances ont pu être omises ou ajoutées ; si de temps à autre Casanova a pu confondre ses propres souvenirs avec des souvenirs de lecture, il n’en demeure pas moins qu’il fut un sacré séducteur ! À ce propos, M.-F. Luna écrit cette anecdote amusante, que Le Portier des Chartreux, roman pornographique de Gervaise de Latouche, se trouvait « sur sa table de nuit le matin de juillet 1755 où les inquisiteurs perquisitionnèrent sa chambre »…
Peut-être que Casanova exagère ; heureusement ! Car, comme il l’écrit lui-même, il y a les bons peintres qui représentent parfaitement la réalité du monde, et les très bons peintres, qui la dépassant, la rendent plus belle. Je n’ose imaginer ce que donnerait une biographie factuelle de Casanova : quel ennui ce serait, à côté des Mémoires ! Mais l’homme était fils de comédiens : pardonnons sa mise en scène.

Cette Italie terre d’aventures, de théâtres et de belles femmes, devait faire rêver Stendhal. Les mémoires de Casanova, expression d’une vie débordante, optimiste et volontaire, narrés à la manière d’un roman, dépassent la Chartreuse et de très loin pour leur abondance, pour leurs péripéties, pour leur prétendue véracité qui en relève le goût. Ils sont jaillissants. Sur ce sujet, il est intéressant de comparer la formule employée par G. Lahouati pour les décrire : « Casanova mêle rires et larmes, aventures et philosophie, sexe et théologie, romanesque éblouissant et prosaïsme physiologique, sentimentalité et cynisme, charlatanisme et rationalisme, blasphèmes vigoureux et crédos singuliers » ; avec celle de M.-F. Luna : « Le sexe s’y mêle au sentiment, la philosophie à l’aventure, le sacré à l’érotisme, l’héroïque au picaresque, l’ésotérisme à la raison. » C’est presque la même formulation, et la messe est dite.

Ceux qui disent que la vie n’est qu’un assemblage de malheurs veulent dire que la vie même est un malheur. Si elle est un malheur, la mort donc est un bonheur. Ces gens-là n’écrivirent pas ayant une bonne santé, la bourse pleine d’or, et le contentement dans l’âme, venant d’avoir entre leurs bras des Cécile, et des Marine, et étant sûrs d’en avoir d’autres dans la suite. C’est une race de pessimistes (pardon ma chère langue française) qui ne peut avoir existé qu’entre des philosophes gueux, et des théologiens fripons, ou atrabilaires. Si le plaisir existe, et si on ne peut en jouir qu’en vie, la vie est donc un bonheur. Il y a d’ailleurs des malheurs : je dois le savoir. Mais l’existence même de ces malheurs prouve que la masse du bien est plus forte. Je me plais infiniment quand je me trouve dans une chambre obscure, et que je vois la lumière à travers d’une fenêtre vis-à-vis d’un immense horizon.
(Casanova, Histoire de ma vie)

*

Je parlais des bigots ; en France particulièrement, ce fut toujours considéré comme une petite victoire pour les écrivains, que de choquer les censeurs. Molière en fit les frais ; à ce propos, il y a du Dom Juan dans Casanova. Ce philosophe profita de l’effroi d’une jolie bergère à l’occasion d’un terrible orage, pour lui faire l’amour ; n’a-t-il fini en enfer ?…

— Vous êtes un homme affreux qui m’avez rendue malheureuse pour tout le reste de mes jours. Êtes-vous content à présent ? — Non. — Que voulez-vous ? — Un déluge de baisers. — Que je suis malheureuse ! Eh bien. Tenez. — Dites que vous me pardonnez. Convenez que je vous fais plaisir. — Oui. Vous le voyez. Je vous pardonne.
Je l’ai alors essuyée ; et l’ayant priée d’avoir la même honnêteté avec moi, je lui ai vu la bouche riante. — Dites-moi que vous m’aimez, lui dis-je. — Non, car vous êtes un athée, et l’enfer vous attend.
(Casanova, Histoire de ma vie)

L’athéisme de Casanova égale au moins celui du mythique Dom Juan. À moins que sa foi ne soit d’un philosophe ? « Dieu, écrit-il, ne peut exiger de ses créatures que l’exercice des vertus dont il a placé le germe dans leur âme, et il ne nous a rien donné qu’à dessein de nous rendre heureux. » Et quelques pages plus loin, cette phrase qui mérite d’être méditée : « L’homme qui se défend de penser n’apprend jamais rien »…

 

Lecture conseillée :

  • Casanova, Histoire de ma vie, Paris, éd. Gallimard, coll. « Pléiade », 2013

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