Si de Marcel Aymé, auteur à la fois des plus prolifiques et des plus méconnus de l’histoire de notre littérature, on se souvient des Contes du chat perché, du Passe-muraille, on oublie qu’il écrivit aussi pour Je suis partout, le journal le plus collabo de la France occupée ; apparemment ses opinions n’auraient pas déplu à des Brasillach ; Rebatet, à ce propos, le cite plus d’une fois dans ses mémoires ; d’ailleurs, il faut lire la teneur de son fameux article sur « l’épuration et le délit d’opinion » (lien) ; puis, est-ce qu’il ne s’était pas rendu à l’enterrement de Louis-Ferdinand Céline ? (voir l’album Pléiade, sur Céline). Je ne relève pas ces faits particuliers par désir de l’accabler ; je ne juge pas ses opinions, d’autant qu’il n’est guère connu pour ses écrits politiques ; seulement, savoir qu’il a pu entretenir une certaine proximité avec une pensée que caractérise 1° la haine de la société industrielle et capitaliste fondée sur le double dogme du progrès et de l’égalité, héritée du siècle des Lumières, 2° un vigoureux pessimisme moral, une sorte de vision réaliste du monde et de l’humanité poussée à une extrême noirceur, 3° le rejet du christianisme vu comme une vaste hypocrisie, tout cela aide à mieux comprendre le sens parfois obscur de ses œuvres. Au fait, je crois même que si Marcel Aymé se trouve généralement mal analysé, c’est justement parce qu’il demeure politiquement trop méconnu — ou parce que l’on veut bien fermer les yeux sur ses convictions les plus profondes : moi, je ne suis pas de ceux qui séparent l’artiste de l’homme… surtout quand l’artiste est un écrivain !
Mais revenons à La Jument verte. Une jument, — toute verte —, naît dans un petit village du cœur de la France (« Ce n’est pas possible, disait Haudouin, j’aurais trop de chance ! »). Le temps de faire le bonheur de ses propriétaires (c’est-à-dire leur réputation), et la voilà qui meurt (ce ne sont que les trois premières pages !) ; heureusement, un célèbre peintre a trouvé le temps d’en faire le portrait, en mêlant secrètement ses peintures à sa propre semence virile que la servante, qu’il sautait, récoltait pour lui à l’occasion — ne demandez pas pourquoi : il paraît que cela donnait une certaine touche à ses tableaux, touche qui faisait sa réputation à l’international. Mais qu’a-t-il peint avec la sève de ses plaisirs ? — les yeux vitreux de l’animal. Et depuis la bête, enfermée dans son cadre, voit tout au prisme du charnel, et raconte au lecteur les moindres habitudes sexuelles des hommes qui vivent sous ses naseaux. Le roman a fait scandale à sa parution ; on s’en serait douté : même pour des lecteurs d’aujourd’hui, il reste extrêmement vulgaire. Ce qui est plus surprenant, c’est que Marcel Aymé ne s’attendait pas à la polémique, et l’a semble-t-il plutôt mal vécue : suprême naïveté, humour spécieux ou provocation nouvelle ?… qui saura !
Chaque chapitre impair du roman se termine par une sorte de sous-chapitre intitulé : « Les propos de la jument ». Là, dans une langue plus relevée que le reste du récit, l’animal portraituré dévoile les secrets d’alcôve des habitants de Claquebue. Cette particularité narrative a laissé pantois bien des lecteurs de La Jument verte ; pire, bien des lecteur de La Jument verte (dont la propre sœur de Marcel Aymé, Camille) ont précisément reproché au roman ces sous-chapitres scabreux. Et pourtant ! ce sont bien ces fameux « propos » qui constituent le cœur du récit : récit assez simple, au fond, qui nous apprend tout bonnement que le sexe est le vrai fond des affaires des hommes, et surtout, la cause première de leurs agissements. Ainsi, tout ne tourne qu’autour de cela : lorsque l’empereur Napoléon III se rend à Claquebue afin de voir l’animal fantastique, il cherche à coucher avec la femme d’Haudouin, et c’est ce qui lance la carrière politique de ce dernier ; l’auteur lève-t-il le voile sur le secret des confessions ? — ce ne sont qu’infidélités ; les enfants n’ont rien d’autre en tête, n’ont rien d’autre à se montrer, à se raconter ; l’intrigue même du roman tourne tout entière autour d’une coucherie quelque peu gênante… et j’en passe ! On me répondra : oui, mais alors, que vient faire la jument là-dedans ? — mais c’est n’avoir rien compris au récit, que de n’avoir pas saisi que ce que la jument voit explique justement les actions fondamentales des personnages, qui ne trouveraient guère d’explication autrement.
La Jument verte, c’est une sorte de Freud illustré. La jument dont l’œil, issu du produit du plaisir, est sexuel, ne voit l’homme qu’à travers le prisme du sexe ; cette particularité qui aurait pu être un handicap devient en réalité un incroyable don d’omniscience : en se focalisant sur le côté charnel de l’être, la jument pénètre son âme — si j’ose dire. L’auteur pousse donc le réalisme jusque sous les culottes, et en dévoilant ce qui est le plus caché, explique ce qui est le plus visible. Quand on ne comprenait pas l’orage, on accusait les foudres de Zeus ; maintenant qu’on en connaît les raisons, on peut non seulement le prédire, mais on sait même en capter l’énergie. Ainsi de La Jument verte : enlevez toutes les références au sexe et au désir, on ne comprend plus grand-chose aux haines et aux amitiés, aux joies et aux colères, aux ambitions et aux rancunes des uns et des autres. Par exemple, toute l’éducation que le vétérinaire donne à ses enfants s’explique par sa sexualité, chose honteuse et qui le tourmente ; ses bizarreries, dans ses rapports avec les autres, ne trouvent jamais d’autre origine que dans des considérations charnelles ; d’ailleurs ce républicain, qui n’ose pas avouer sa bigoterie, pratique la politique comme il pratique son devoir conjugal. Son frère Honoré, plus libre quant à ses désirs, est aussi plus jovial : c’est lui qu’on a pu çà et là qualifier de rabelaisien, comme s’il devait figurer la bonne nature, le brave campagnard un peu poète, à la Giono, contre le vétérinaire personnifiant l’austérité. En fait, il n’y a pas de contradiction entre le vétérinaire et son frère, mais une grande unité voulue par Marcel Aymé : tous deux n’agissent que mus par le sexe inconsciemment. Lorsque Honoré s’en va violer amoureusement l’Anaïs, l’auteur n’a pas besoin d’ajouter la moindre explication : soudain tout s’éclaire, et le lecteur comprend la haine jusqu’alors inexplicable du bon père — si jovial d’habitude — pour la famille Maloret, et surtout pour le Zèphe.
Je comparais La Jument verte à un Freud illustré, j’aurais pu la comparer pareillement à un Giono porno-comique, écrit par une espèce d’anarchiste ; anarchiste qui répondait, à ceux qui voulaient lui offrir la légion d’honneur, qu’ils aillent se la carrer dans le train. Les hommes, Lucien Rebatet les appelait « les porcs « », dans Les Deux étendards ; même pessimisme chez Marcel Aymé, qui pousse le réalisme à des degrés bestiaux. Ici, ce ne sont point seulement les intérêts les plus bas, les plus matériels qui guident les personnages, comme chez Balzac, mais aussi les pulsions. Les comparaisons animales, les métaphores sauvages ne manquent pas ; c’est l’homme-fauve que l’auteur décrit avec force humour, avec horreur noire aussi, et qui s’ébat dans ce vieux fond de campagne. Aymé d’ailleurs est assez coutumier du fait ; dans La Vouivre, pourtant à demi fantastique, il nous montre également les querelles mesquines des paysans cupides, avares, orgueilleux. J’avais déjà discerné dans cette œuvre quelque-chose d’hérité des moralistes du grand siècle. Sans doute, La Vouivre se veut plus moraliste, La Jument (écrit dix ans plus tôt) plus cynique et plus crû. Le premier est une philosophie quasi-pascalienne sur la vanité ; le second, un roman sur la chair, — à la fois comique et sinistre.
Lecture conseillée :
- Aymé, Marcel, La Jument verte