John Dryden rêvait du mélange de Shakespeare et de Racine : le second atténuant la rudesse du premier, le premier libérant le second des excès de sa bienséance — le tout, formant une espèce de perfection théâtrale. Shakespeare, écrivait Dryden, a commis trop de fautes de langue, ses pièces manquent d’unité et de cohérence : il faut prendre exemple sur le classicisme français, et relever la tragédie ; et cependant l’auteur de Marriage à la mode reprochait à Racine de faire d’Hippolyte Monsieur Hippolyte à force de sourdine et de police, sans respect pour la vraie nature de ce personnage. Idée glorieuse, en théorie ; mais il faut se méfier, remarquait Taine justement, des professeurs de théories : « si on lisait [l]es préfaces [de Dryden] sans lire ses pièces, on le prendrait pour un des maîtres du drame ». Flèche perfide ! mais quoi, c’est vrai que le résultat des grandes conceptions de Dryden n’a pas toujours été fameux — il n’a pas marqué l’histoire comme Shakespeare et Racine.
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L’amateur de notre classicisme peu habitué au drame shakespearien jugera illisible Jusqu’à la fin du monde, tragédie d’Antoine et de Cléopâtre ; l’abbé Prévost, qui n’avait pas froid aux yeux et la traduisit, supprima certaines répliques contenant des comparaisons obscènes ou ridicules. Et pourtant, il y a du Racine dans ce drame terrible quelquefois extravagant (ce doit être l’esprit anglais), souvent sublime. All for love a été joué pour la première fois en 1677, la même année que Phèdre. Comme dans Phèdre, l’action, resserrée, est concentrée en un lieu unique. Surtout, comme dans Phèdre, dès l’ouverture de la pièce, la mort est sur Cléopâtre ; seulement, là où Phèdre ne fait que dénouer progressivement le silence coupable où réside sa liberté (lire l’analyse de R. Barthes à ce propos), et approche d’un aveu à l’autre « d’un état toujours plus pur de la parole », Cléopâtre, chez Dryden, ne vit plus qu’au travers de sa passion pour Antoine, et au fur et à mesure qu’elle voit celle-ci se dissiper, défaille et meurt plus concrètement. L’épée de Damoclès n’est pas suspendue au-dessus de sa tête : elle est pointée contre son cœur, et s’en éloigne ou s’y enfonce selon que le cœur d’Antoine bat ou ne bat plus pour elle, sentimentalement, mais aussi physiquement. Ce n’est pas pour rien si au deuxième acte, Alexas offre à Antoine, au nom de la reine, « un bracelet de rubis serti de cœurs brisés, à l’image de son propre cœur » ; puis, Cléopâtre, que l’on imagine blême déjà, suggère sa mort à l’Imperator ; elle sera « pâle et titubante », c’est-à-dire privée du sang de son cœur qui s’est arrêté :
Partez. Laissez-moi, soldat ; déjà, vous n’êtes plus mon amant. Laissez-moi mourir en paix. Chassez-moi hors de votre foyer, pâle, et titubante. À peine aurez-vous quitté la ville que vous entendrez crier : elle est morte. Vos hommes exulteront. Vous resterez grave, digne comme un Romain ; il vous échappera peut-être un soupir, mais Ventidius veillera ; il ne vous laissera point vous apitoyer sur mon sort ; bientôt, vous m’aurez oubliée, et ce sera comme si je n’avais jamais existé.
Au troisième acte, Octavie l’emporte ; alors, Cléopâtre sent qu’elle perd du terrain sur le cœur d’Antoine ; en même temps, son propre cœur commence à battre plus faiblement. La mort se concrétise ; elle est sortie du domaine de l’idée ; elle affecte la reine physiquement :
Ma vue déjà commence à s’affaiblir… tout s’obscurcit, une pénombre a voilé mon regard… mes forces me soutenaient tant que j’étais contre Octavie ; je ne pouvais plier sous le mépris d’une rivale ; maintenant qu’elle est partie, je les sens qui m’abandonnent à leur tour.
Après l’acte Ⅳ, moment culminant de la tragédie où tout se noue et se dénoue, et prépare au grand finale, Cléopâtre progresse encore d’un pas vers la réalité de sa mort dont le lecteur sait qu’elle est inévitable. Chassée par Antoine, elle a perdu toute emprise sur son cœur : elle va mourir elle aussi. Désespérée, elle cherche à se poignarder, commettant ainsi le début d’exécution de son suicide :
Comme je voudrais arracher ces yeux qui gagnèrent son cœur et ne purent le retenir ! Malédiction de l’amour ! Dieux, soyez témoins : il m’a ordonné de partir et s’est joué de vous, car il avait juré de m’être fidèle. Je ne puis le supporter plus longtemps ; je vais mourir ! (Elle dégaine un poignard ; ses femmes se précipitent et la retiennent.) Laissez-moi ! Ou bien je cesserai de respirer, et mourrai en étouffant moi-même cet amour.
L’étouffement est ici symbolique ; le cœur de Cléopâtre bat à l’unisson de celui d’Antoine ; dès que le second s’éloigne, le premier cesse de battre, et la reine éprouve comme une sensation de noyade. Le drame de Dryden, c’est l’étouffement progressif de Cléopâtre à mesure que lui échappe le cœur d’Antoine (d’abord géographiquement, puis émotionnellement, enfin physiquement). En un mot : son cœur ne bat que pour lui. Avant même que la pièce ne commence, la passion, littéralement, maintient la reine en vie. Aussi la scène où Antoine meurt dans ses bras est-elle terrible. Alors, le cœur de Cléopâtre bat le plus furieusement, Antoine exprimant dans ses bras un amour qui paraît sans bornes ; cependant la reine s’aperçoit avec horreur qu’elle va bientôt cesser de vivre, puisque le cœur de son amant va bientôt cesser de battre. À l’Imperator qui se meurt, elle demande de crier qu’il l’aime, après avoir déploré que ses dernières paroles soient éphémères comme le chant des cygnes.
Si tu pouvais graver ces mots dans mon cœur ! mais ils vont passer comme le chant des cygnes ! Dis-moi que tu m’aimais ! Dis-moi que tu m’as aimée, ne serait-ce qu’une seconde !
Antoine meurt. Elle continue de crier son nom ; s’il répond, il l’entend, donc il est encore assez proche, et sa vie n’est pas perdue. Iras la ramène à la réalité : « Madame, il ne peut plus vous entendre ». Le cœur d’Antoine est maintenant trop loin physiquement, émotionnellement et géographiquement (c’est le sens de la réponse d’Iras), pour que Cléopâtre puisse espérer vivre. La reine demeure très digne. Comment pourrait-elle exprimer des sentiments ? Le cœur d’Antoine s’est arrêté, le sien aussi : elle est déjà morte. Tranquillement, elle s’installe à côté de lui ; un dernier sursaut, le temps d’être effrayée par les serpents ; puis elle succombe. Enfin, les amants trônent en paix l’un à côté de l’autre : leur passion mutuelle, éteinte à présent, était le seul objet de leurs souffrances — Cléopâtre parce que sa vie dépendait du cœur d’Antoine, et par conséquent de ses caprices ; Antoine parce que son inconstance puérile le faisait, malgré ses sentiments, haïr Cléopâtre.
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L’inconstance d’Antoine, autant que la mort inévitable et progressive de Cléopâtre (sa noyade), constitue le moteur du drame ; d’ailleurs ces deux thèmes, étroitement liés, sont tissés en hélice comme la passion qui anime, qui « embrasse » les deux personnages. Au premier acte, Antoine abandonne Cléopâtre ; au second, il tombe dans ses bras ; au troisième, Octavie le convainc de revenir avec elle ; au quatrième, furieux de la tromperie supposée de Cléopâtre avec Dolabella, il perd Octavie ; au cinquième, il tombe à nouveau entre les bras de Cléopâtre, et cette fois-ci, c’est pour mourir : « la tragédie est épuisée », aurait dit Roland Barthes. On remarquera que le balancement continuel d’Antoine, qui sert au dramaturge à représenter sa brutalité d’enfant, lui permet aussi, en calque, de développer le thème de la lutte de la raison contre la passion (soit, en filigrane, de Rome contre Alexandrie, mythologie héritée de Plutarque et d’Appien, de Suétone et de Dion Cassius).
Au premier acte, Ventidius, incarnation de la Vertu et surtout de la Raison, pareil en cela aux personnages d’Alexas et d’Octavie, convainc (longuement) Antoine de renoncer à Cléopâtre. Alexas, plutôt favorable à ce qu’Antoine demeure avec Cléopâtre, trouve une ruse pour introduire la reine auprès de l’Imperator. D’abord, ce dernier la sermonne avec des arguments ; mais dès que Cléopâtre menace de mourir, Antoine tombe dans ses bras. Elle l’a persuadé : la passion a vaincu la raison.
Vous, mourir dans mes bras ! Que je meurs plutôt ! Que toute la terre tremble et se brise, que s’effondrent les cieux, que le monde s’écroule ! Mes yeux ! Mon âme ! Ma vie !
Au troisième acte, nouvelle charge de Ventidius, accompagné cette fois-ci de deux adjuvants, Octavie et Dolabella. Si le schéma est inversé, la mécanique reste la même : les raisonneurs, en dépit de leur nombre et de la multiplicité de leurs arguments, ne peuvent convaincre Antoine ; mais il suffit qu’Octavie pousse dans ses bras ses filles, pour qu’il éclate en sanglots et accepte de revenir dans le giron marital. Encore une fois, c’est moins la raison, que la passion qui vient de l’emporter. La dispute épique d’Octavie et de Cléopâtre, scène fameuse qui clôt ce troisième acte, c’est le bras de fer de la Raison de Rome contre la Sensuelle Passion des Sables. Au quatrième acte, Cléopâtre, écoutant les raisons d’Alexas, trouve un subterfuge pour ranimer l’amour d’Antoine : exciter sa jalousie. Le lecteur observateur devine à l’avance que l’entreprise est vouée à l’échec : Cléopâtre n’est que passion pour l’Imperator — je le disais, c’est littéralement ce qui la maintient dans une sorte de vie artificielle. Donc, face à Dolabella, elle s’effondre : à quel moment ? lorsque le Romain lui décrit la fureur d’Antoine contre sa personne — cet effondrement, c’est de nouveau la passion qui submerge la raison.
Ah ! mon amour est si sincère que je ne puis ni le déguiser, ni le simuler. La nature devait faire de moi une bonne épouse, une gentille colombe toute pure d’arrières-pensées, aimante sans artifices, et délicate sans intention coupable ; mais le destin a voulu que je sois maîtresse, et il m’a jetée désarmée dans ce vaste monde. Je devrais mentir pour mon bonheur, et je ne saurais mentir.
C’est alors qu’Antoine apprend, par les indiscrétions d’Alexas et de Ventidius, la tromperie supposée de Cléopâtre avec Dolabella ; on lui en montre toutes les évidences, et pourtant il ne peut se résoudre à le croire : c’est qu’on ne peut convaincre Antoine, être de passion autant que Cléopâtre ; il faut le persuader. Octavie, blessée, le quitte définitivement. Réaction brutale et peu crédible ? — que nenni ! réaction au contraire parfaitement conforme à l’unité du Poème, voulue par le Poète : la Raison faite chair comprend alors qu’elle n’emportera jamais le cœur d’Antoine (elle qui venait pourtant d’avouer qu’elle l’aimait), puisqu’elle ne peut convaincre la Passion malgré la preuve : c’est son anagnorisis. Alexas, moins intelligent qu’Octavie, peine à mesurer la puissance de la passion d’Antoine et de Cléopâtre ; plutôt que de se connaître vaincu, il déplore l’absurdité de sa raison… avant que sa raison ne lui souffle de toucher Antoine par ses passions, c’est-à-dire de le persuader plutôt que de le convaincre. [Un rapide aparté pour souligner l’ambiguïté du rôle d’Alexas, homme lui-même ambigu (il est castré) : l’eunuque cherche à retenir Antoine auprès de Cléopâtre, quand il ferait mieux de s’allier avec Octave ; sa raison le porte à exciter les passions d’Antoine, ce qui va finalement causer sa perte. On aurait tort de l’ériger en type du félon, comme une première lecture superficielle pourrait le laisser penser ; il représente surtout la raison impuissante (il est castré !) face à la passion virile.] Mais je reprends le fil : Alexas, donc, annonce mensongèrement à Antoine que Cléopâtre s’est tuée. Antoine, aussitôt, la croit innocente et se suicide avec Ventidius : pour la dernière fois, la passion a vaincu la raison. Je reprends le mot de Barthes : « la tragédie est épuisée ».
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J’aurais pu encore évoquer la manière dont Cléopâtre attire Ventidius, Dolabella, Antoine explicitement, d’autres personnages implicitement, et la haine ou l’adoration que son charme fait naître, le tout au regard des rapports du désir mimétique ; aussi, la question de l’amitié par la comparaison des rapports Antoine / Ventidius, Antoine / Dolabella ; puis, la question religieuse et du rapport aux dieux, et celle des honneurs, « réglementaire » et « passionnel », qui ne se recoupent pas toujours et provoquent des tensions ; enfin, le traitement des questions liées à l’amour, au désir et à la fidélité, le conflit entre les paroles rapportées et les discours directs, et comment Antoine cherche à se prémunir des seconds qui l’emportent toujours. Ainsi sont les grandes œuvres : elles s’offrent à mille analyses.
L’histoire d’Antoine et de Cléopâtre, dans l’imaginaire collectif, c’est la passion furieuse qui s’affranchit de toutes les lois, qui abolit la raison, et qui pour cette raison même se termine en tragédie. À la brutalité infantile d’Antoine, à la sensualité courtisanesque de Cléopâtre, on oppose habituellement le froid calcul d’Octave. C’est exactement cela que John Dryden, consciemment ou non, a cherché à rendre par l’écriture. Ut pictura poesis : comment montrer la réalité de la passion ?… par la surdité à l’argument. Les raisonnements, interminables, ne peuvent venir à bout des doutes exprimés par l’Imperator ; mais que Cléopâtre défaille, qu’il prenne ses filles entre les bras, et le voici persuadé.
Cette pièce est une véritable stance à l’inconstance ; l’inconstance d’Antoine la fait avancer ; presque tous les actes se terminent par un changement dans sa résolution ; toujours, c’est la passion qui le fait embrasser ou renoncer, jamais la raison. Quelle horrible tragédie, bien propre à satisfaire l’esprit anglais ! On ne peut que prendre en pitié ces pauvres amants, « souveraine incarnation de l’amour qui s’affranchit des lois » (J. Dryden) ; et cependant, comment les absoudre ?… « ce n’est ni la nécessité, ni l’ignorance, mais bien leur coupable intention qui guidèrent les crimes qu’ils commirent par amour — or, c’est à nous de commander à nos passions, et non l’inverse. » Nisi paret, imperat !
On ne s’étonnera guère que l’histoire d’Antoine et de Cléopâtre ait tant fasciné l’Angleterre, pays divisé entre le puritanisme le plus austère et la sensualité la plus effrénée. Elle est une illustration des errements de la passion ; elle est une ode à la liberté.
Lectures conseillées (une fois n’est pas coutume, j’en profite pour faire un peu de pub !) :
- Dryden, John, Jusqu’à la fin du monde, trad. P. Rafin : cliquez sur ce lien pour commander.
- Rafin, Paul, J’ai rêvé d’un empereur qui s’appelait Antoine : disponible en novembre aux éditions des Libertés.