Richard Wagner, né en 1813 et mort en 1883, est en matière d’art le Victor Hugo allemand. Comme l’auteur des Misérables – Wagner lui-même se voyait plus volontiers écrivain que musicien –, le célèbre compositeur a marqué par son romantisme le dix-neuvième siècle occidental ; lui aussi a contribué à l’homogénéité culturelle d’une nation – certes encore en pleine unification – au point d’avoir incité les chefs d’État les plus divers à se revendiquer de son héritage ; lui aussi a excellé dans le registre épique, en plein milieu d’un siècle industriel ; lui aussi, enfin, a influencé plusieurs générations d’éminents artistes et philosophes, de Nietzsche à Daudet – qui a inventé, comme le rappelle le Trésor de la langue française, l’adjectif wagnérien.
« Aucun musicien n’excelle, comme Wagner, à peindre l’espace et la profondeur, matériels et spirituels » écrit Charles Baudelaire ; c’est que la musique de Wagner est épique. Elle inspire la grandeur, elle suscite l’admiration, elle suggère la puissance et la volonté, pour reprendre les mots de Nietzsche dont on connaît l’admiration pour le compositeur – ce n’est pas un hasard si le Götterdämerung fut utilisé pour accompagner le point d’orgue du film Excalibur de John Boorman. L’ouverture de Tannhäuser est comme la marée montante d’un océan furieux : la musique monte en énergie au fur et à mesure que les vagues successives du thème principal se succèdent en assauts toujours plus intenses. L’ouverture de Parsifal semble avoir été spécialement composée pour accompagner les aventures d’Ulysse, ou celles de Roland à Roncevaux. Et la Chevauchée des Walkyries donne encore du cœur aux soldats américains qui assiègent, à bord de leur cavalerie moderne, le Viêt Nam dans le sublime Apocalypse Now de Francis Ford Coppola.
Il suffit d’écouter une seule fois la musique de Wagner pour en être marqué ; à la fois mélodique et orchestrale, elle est pleine d’évocations, et propice aux rêves de grandeur.
D’innombrables écrivains ont été bouleversés par la musique de Wagner. Nous n’en retiendrons que trois, qui ont chacun écrit des textes dignes d’intérêt sur le génial compositeur : Charles Baudelaire, Émile Zola et Lucien Rebatet.
1. Ouverture : Charles Baudelaire
Le 17 février 1860, Charles Baudelaire, qui venait d’assister à un concert de Richard Wagner donné au Théâtre Italien, écrivait au musicien : « Je vous dois la plus grande jouissance musicale que j’aie jamais éprouvée. » Un un an et deux mois plus tard, en avril 1861, il publiait dans La Revue européenne, puis dans La Presse théâtrale et musicale, un article élogieux intitulé : « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris ».
Baudelaire est un critique de choix : il est un contemporain du musicien. Au moment où il écrit son article, Wagner, qui a déjà presque cinquante ans, a composé entre autres Le Vaisseau fantôme, Tannhäuser, Lohengrin ou encore Tristan et Isolde. Pourtant, au dix-neuvième siècle, les renommées ne traversent pas les frontières aussi vite qu’à l’ère des télécommunications ; et c’est pourquoi la France, en 1860, regarde encore d’un œil lointain cette nouvelle rumeur musicale venue d’Allemagne.
Paris avait jusque-là peu entendu parler de Wagner ; on savait vaguement qu’au-delà du Rhin s’agitait la question d’une réforme dans le drame lyrique, et que Liszt avait adopté avec ardeur les opinions du réformateur.
Baudelaire, qui avait à peine dix ans au moment de la bataille d’Hernani, pressent dans la composition wagnérienne une prochaine révolution qui sera sans doute similaire à celle opérée par le drame hugolien – c’est qu’il a compris, comme nous allons le voir, toute la portée romantique de la musique de Wagner.
Les concerts de Wagner s’annonçaient comme une véritable bataille de doctrines, comme une de ces solennelles crises de l’art, une de ces mêlées où critiques, artistes et public ont coutume de jeter confusément toutes leurs passions ; crises heureuses qui dénotent la santé et la richesse dans la vie intellectuelle d’une nation, et que nous avions, pour ainsi dire, désapprises depuis les grands jours de Victor Hugo.
Comme au moment de la bataille d’Hernani, le public s’affronte ; et comme au moment d’Hernani, c’est la liesse populaire qui l’emporte en manifestant sa joie à l’écoute des morceaux les plus envoûtants du compositeur – l’ouverture de Tannhäuser, mais aussi Lohengrin.
La lutte fut violente, il est vrai ; mais le public, étant abandonné à lui-même, prit feu à quelques-uns de ces irrésistibles morceaux dont la pensée était pour lui plus nettement exprimée, et la musique de Wagner triompha par sa propre force. L’ouverture de Tannhäuser, la marche pompeuse du deuxième acte, l’ouverture de Lohengrin particulièrement, la musique de noces et l’épithalame furent magnifiquement acclamés. Beaucoup de choses restaient obscures sans doute, mais les esprits impartiaux se disaient : « Puisque ces compositions sont faites pour la scène, il faut attendre ; les choses non suffisamment définies seront expliquées par la plastique. » En attendant, il restait avéré que, comme symphoniste, comme artiste traduisant par les mille combinaisons du son les tumultes de l’âme humaine, Richard Wagner était à la hauteur de ce qu’il y a de plus élevé, aussi grand, certes, que les plus grands.
Baudelaire, comme le public de son temps, a tout de suite compris que Wagner se voit comme un artiste « total ». Il refuse de séparer la musique, la scène et l’écriture. Pour lui, tous ces arts ne doivent former qu’une grande et unique composition dans laquelle chacun a sa place précise et indispensable. Wagner, comme d’autres avant lui et après lui, est un adepte de l’œuvre d’art totale.
Dans la musique, comme dans la peinture et même dans la parole écrite, qui est cependant le plus positif des arts, il y a toujours une lacune complétée par l’imagination de l’auditeur.
Ce sont sans doute ces considérations qui ont poussé Wagner à considérer l’art dramatique, c’est-à-dire la réunion, la coïncidence de plusieurs arts, comme l’art par excellence, le plus synthétique et le plus parfait. Or, si nous écartons un instant le secours de la plastique, du décor, de l’incorporation des types rêvés dans des comédiens vivants, et même de la parole chantée, il reste encore incontestable que plus la musique est éloquente, plus la suggestion est rapide et juste, et plus il y a de chances pour que les hommes sensibles conçoivent des idées en rapport avec celles qui inspiraient l’artiste.
Après avoir cité Liszt qui commente également le Tannhäuser de Wagner, Baudelaire évoque ce qu’il a lui-même ressenti et montre qu’il existe des analogies entre ses impressions et celles de Liszt ; il montre ainsi que la musique wagnérienne est une expression positive – au même titre que l’écriture – qui suggère ce qu’elle veut suggérer, et non ce que l’auditeur veut bien ressentir :
M’est-il permis à moi-même de raconter, de rendre avec des paroles la traduction inévitable que mon imagination fit du même morceau, lorsque je l’entendis pour la première fois, les yeux fermés, et que je me sentis pour ainsi dire enlevé de terre ? […] Je me sentis délivré des liens de la pesanteur, et je retrouvai par le souvenir l’extraordinaire volupté qui circule dans les lieux hauts. Ensuite je me peignis involontairement l’état délicieux d’un homme en proie à une grande rêverie dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse ; l’immensité sans autre décor qu’elle-même. Bientôt j’éprouvai la sensation d’une clarté plus vive, d’une intensité de lumière croissant avec une telle rapidité, que les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient pas à exprimer ce surcroît toujours renaissant d’ardeur et de blancheur. Alors je conçus pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance, et planant au-dessus et bien loin du monde naturel.
Baudelaire dit avoir subi une « révélation » au cours du concert. Puis il retrace la vie de Wagner et rappelle que le musicien allemand fut dans ses actes aussi révolutionnaire que sa musique.
L’instinct dramatique, qui occupait une si grande place dans ses facultés, devait le pousser à se révolter contre toutes les frivolités, les platitudes et les absurdités des pièces faites pour la musique. Ainsi la Providence, qui préside aux révolutions de l’art, mûrissait dans un jeune cerveau allemand le problème qui avait tant agité le dix-huitième siècle.
Wagner, dégoûté du présent, est très inspiré par l’art grec antique. Il a pour modèle ce qu’il appelle « le théâtre de l’ancienne Athènes ». S’il se veut révolutionnaire, comme la plupart des romantiques, il désire ardemment, dans le même temps, faire renaître par sa musique la terre et les morts de la nation allemande – « Pour la première fois je vis le Rhin. Les yeux emplis de chaudes larmes, moi, pauvre artiste, jurai fidélité éternelle à ma patrie allemande. »
Ce goût absolu, despotique, d’un idéal dramatique, où tout, depuis une déclamation notée et soulignée par la musique avec tant de soin qu’il est impossible au chanteur de s’en écarter en aucune syllabe, véritable arabesque de sons dessinée par la passion, jusqu’aux soins les plus minutieux, relatifs aux décors et à la mise en scène, où tous les détails, dis-je, doivent sans cesse concourir à une totalité d’effet, a fait la destinée de Wagner.
Pour autant, Baudelaire prend bien soin de préciser que Wagner est un homme de son temps. Même s’il s’inspire des modèles classiques, sa musique évoque plus volontiers le Moyen Âge que Rome et la Grèce antique, ce qui est typique du mouvement romantique – que l’on pense aux drames de Dumas, à Notre-Dame de Paris, ou aux peintures de Leighton :
Les poèmes de Wagner, bien qu’ils révèlent un goût sincère et une parfaite intelligence de la beauté classique, participent aussi, dans une forte dose, de l’esprit romantique. S’ils font rêver à la majesté de Sophocle et d’Eschyle, ils contraignent en même temps l’esprit à se souvenir des Mystères de l’époque la plus plastiquement catholique. Ils ressemblent à ces grandes visions que le Moyen Âge étalait sur les murs de ses églises ou tissait dans ses magnifiques tapisseries. Ils ont un aspect général décidément légendaire : le Tannhäuser, légende ; le Lohengrin, légende ; légende, Le Vaisseau fantôme. Et ce n’est pas seulement une propension naturelle à tout esprit poétique qui a conduit Wagner vers cette apparente spécialité ; c’est un parti pris formel puisé dans l’étude des conditions les plus favorables du drame lyrique.
Baudelaire ajoute, en parlant de « la grande marche du second acte » de Tannhäuser –
Qui donc, en entendant ces accents si riches et si fiers, ce rythme pompeux élégamment cadencé, ces fanfares royales, pourrait se figurer autre chose qu’une pompe féodale, une défilade d’hommes héroïques, dans des vêtements éclatants, tous de haute stature, tous de grande volonté et de foi naïve, aussi magnifiques dans leurs plaisirs que terribles dans leurs guerres ?
– et un peu plus loin, car il a parfaitement compris le caractère épique de la musique wagnérienne :
On dirait que Wagner aime d’un amour de prédilection les pompes féodales, les assemblées homériques où gît une accumulation de force vitale, les foules enthousiasmées, réservoir d’électricité humaine, d’où le style héroïque jaillit avec une impétuosité naturelle.
L’auteur des Fleurs du mal précise que Wagner est également un excellent critique et en profite pour faire, dans des lignes devenues célèbres, une analyse des rapports entre la critique et l’écriture. Baudelaire ne croit guère à l’instinct ; il a de l’art une vision objective plutôt que subjective, et, adoptant une posture aristotélicienne, croit au travail de l’artiste peut-être plus qu’à la seule impulsion.
« Un homme qui raisonne tant de son art ne peut pas produire naturellement de belles œuvres », disent quelques-uns qui dépouillent ainsi le génie de sa rationalité, et lui assignent une fonction purement instinctive et pour ainsi dire végétale. […] Au contraire, tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques. Je plains les poètes que guide le seul instinct ; je les crois incomplets. […] Il serait prodigieux qu’un critique devînt poète, et il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique.
Baudelaire revient encore sur l’ouverture de Tannhäuser et utilise une formule qui rappelle étrangement certains propos de Balzac dans La Femme de trente ans –
Dès les premières mesures, les nerfs vibrent à l’unisson de la mélodie ; toute chair qui se souvient se met à trembler. Tout cerveau bien conformé porte en lui deux infinis, le ciel et l’enfer, et dans toute image de l’un de ces infinis il reconnaît subitement la moitié de lui-même.
– puis compare Tannhäuser et Lohengrin :
Nous avons observé que, dans Tannhäuser, la récurrence des deux thèmes principaux, le motif religieux et le chant de volupté, servait à réveiller l’attention du public et à le replacer dans un état analogue à la situation actuelle. Dans Lohengrin, ce système mnémonique est appliqué beaucoup plus minutieusement. Chaque personnage est, pour ainsi dire, blasonné par la mélodie qui représente son caractère moral et le rôle qu’il est appelé à jouer dans la fable.
Le lecteur aura reconnu ici le processus du leitmotiv musical, auquel l’œuvre de Wagner est associée, et qui sera par la suite si souvent utilisé dans les films de cinéma. Baudelaire conclue son article dithyrambique par un ultime éloge de celui qui a fait, dans la musique allemande, la révolution romantique du dix-neuvième siècle.
Un artiste, un homme vraiment digne de ce grand nom, doit posséder quelque chose d’essentiellement sui generis, par la grâce de quoi il est lui et non un autre. […] Si, par le choix de ses sujets et sa méthode dramatique, Wagner se rapproche de l’Antiquité, par l’énergie passionnée de son expression il est actuellement le représentant le plus vrai de la nature moderne. […] Tout ce qu’impliquent les mots : volonté, désir, concentration, intensité nerveuse, explosion, se sent et se fait deviner dans ses œuvres. Je ne crois pas me faire illusion ni tromper personne en affirmant que je vois là les principales caractéristiques du phénomène que nous appelons génie.
2. Interlude : Émile Zola
Zola est principalement connu pour ses romans ; un peu moins pour ses critiques d’art pictural et de musique. Pourtant, Zola, qui admirait lui aussi Wagner, a produit quelques fameux articles en la matière. Sa méconnaissance de la théorie musicale ne pouvait cependant pas lui permettre d’appréhender pleinement tout le génie wagnérien.
Plutôt que dans ses critiques, c’est dans ses romans que nous avons retrouvé le plus bel éloge du compositeur allemand. Dans L’Œuvre, le quatorzième tome des Rougon-Macquart, Zola met en scène toute une série de personnages qui représentent chacun un art en particulier. La musique est figurée par Gagnière, un jeune exalté adepte de la révolution romantique. Au cours d’une soirée, grisé par la boisson, ce dernier se lance dans une tirade lyrique qui retrace toute l’histoire de la musique, et finit par un bel éloge de Richard Wagner.
— Berlioz a mis de la littérature dans son affaire. C’est l’illustrateur musical de Shakespeare, de Virgile et de Goethe. Mais quel peintre ! le Delacroix de la musique, qui a fait flamber les sons, dans des oppositions fulgurantes de couleurs. Avec ça, la fêlure romantique au crâne, une religiosité qui l’emporte, des extases par-dessus les cimes. Mauvais constructeur d’opéra, merveilleux dans le morceau, exigeant trop parfois de l’orchestre qu’il torture, ayant poussé à l’extrême la personnalité des instruments, dont chacun pour lui représente un personnage. Ah ! ce qu’il a dit des clarinettes : « Les clarinettes sont les femmes aimées », ah ! cela m’a toujours fait couler un frisson sur la peau … Et Chopin, si dandy dans son byronisme, le poète envolé des névroses ! Et Mendelssohn, ce ciseleur impeccable, Shakespeare en escarpins de bal, dont les romances sans paroles sont des bijoux pour les dames intelligentes ! … Et puis, et puis, il faut se mettre à genoux …
Il n’y avait plus qu’un bec de gaz allumé au-dessus de sa tête, et le garçon, derrière son dos, attendait, dans le vide noir et glacé de la salle. Sa voix avait pris un tremblement religieux, il en arrivait à ses dévotions, au tabernacle reculé, au saint des saints.
— Oh ! Schumann, le désespoir, la jouissance du désespoir ! Oui, la fin de tout, le dernier chant d’une pureté triste, planant sur les ruines du monde !… Oh ! Wagner, le dieu, en qui s’incarnent des siècles de musique ! Son œuvre est l’arche immense, tous les arts en un seul, l’humanité vraie des personnages exprimée enfin, l’orchestre vivant à part la vie du drame ; et quel massacre des conventions, des formules ineptes ! quel affranchissement, révolutionnaire, dans l’infini ! … L’ouverture du Tannhäuser, ah ! c’est l’alléluia sublime du nouveau siècle : d’abord, le chant des pèlerins, le motif religieux, calme, profond, à palpitations lentes ; puis, les voix des sirènes qui l’étouffent peu à peu, les voluptés de Vénus pleines d’énervantes délices, d’assoupissantes langueurs, de plus en plus hautes et impérieuses, désordonnées ; et, bientôt, le thème sacré qui revient graduellement comme une aspiration de l’espace, qui s’empare de tous les chants et les fond en une harmonie suprême, pour les emporter sur les ailes d’un hymne triomphal !
Il y a de l’épique dans l’écriture de Zola ; et c’est pourquoi, derrière son style un peu pompeux, se cache une véritable compréhension de l’art wagnérien. Comme Baudelaire, le père des Rougon-Macquart, qui parle d’un « hymne triomphal », a parfaitement compris le côté homérique de ces opéras romantiques. Et comme Baudelaire, qui évoquait une peinture de « l’espace et la profondeur, matériels et spirituels », Zola – ou Gagnière – décrit « une aspiration de l’espace » et s’imagine sans doute « une solitude avec un immense horizon ».
Baudelaire avait vu juste : la musique de Wagner est positivement expressive, elle suggère les mêmes sentiments à ses différents publics.
3. Final : Lucien Rebatet
Richard Wagner accompagne presque entièrement Les Deux étendards. On pourrait presque dire de cet ouvrage de Lucien Rebatet, mélomane bien connu, qu’il est une transcription, en roman, de l’opéra Tristan et Isolde.
Au début du livre, Michel et Régis assistent à un concert. Comme Baudelaire, ils subissent une véritable « révélation » ; à partir de là, les grandes étapes du roman seront presque systématiquement liées à une représentation ou à une écoute de la musique wagnérienne.
Laissons l’auteur décrire les premières sensations de son héros.
Il soupçonnait l’opéra wagnérien lui-même d’une soufflure, d’une espèce d’éloquence d’église, que décèlerait aussitôt Guillaume, que Régis ne percevrait pas du tout et qui laisserait encore entre eux une équivoque insoluble.
Huit jours plus tard, les violons de Lohengrin chantaient sur les échelles des anges, et les larmes des bienheureux mouillaient les paupières de Michel.
Tout petit, tout effaré, devant les immensités aperçues il osait à peine dire les sources de sa joie, le Wagner de son enfance retrouvé dans l’aurore de Wagner, et l’histoire si belle pour les enfants d’hier qui apprennent maintenant l’amour. Le célèbre ténor, acclamé à tout rompre et que Régis s’enorgueillissait d’avoir enfin entendu, était d’une solennité un peu pontifiante. Les pages-demoiselles, les seigneurs de Brabant aux barbes légendaires et la si blanche et tremblante Elsa, que les grands mélomanes jugeaient un peu mièvre, avaient davantage ému Michel. Il n’y connaissait rien, il était en humble révération devant d’aussi grandes choses. Vite à la Walkyrie. Quoi ! Cette farouche charge de déesses est donc d’abord ce fleuve de désirs et de violoncelles, roulant ce magnifique vagabond, cette tendre grande femme, et dont ils jaillissent ruisselants d’amour, vaincus splendides de la volupté, défaite plus admirable que toutes les victoires. Ensuite, on reprend pied. Allons allons, l’esprit critique reprend aussi ses droits. Cette musique est maintenant plus têtue que noble. La mise en scène est d’un ridicule forain. On dira ce qu’on voudra, mais il serait infiniment préférable que Brunnhilde ne promenât pas ce casque de pompière et cette défroque trempée dans la garance des anciennes culottes de fantassins. Mais les trombones solennels et funèbres sonnent du fond de la terre. Toutes les sottises s’évanouissent. La tempête s’élève. Les cuivres wagnériens retentissent cette fois dans toute leur sauvage gloire. Il ne reste plus qu’à se soumettre, brisé, ébloui, aux lois de l’ouragan et de l’incendie, et de cette fantastique berceuse qui tout à coup vous happe en plein flamboiement.
Comme Liszt, Baudelaire et Zola, Rebatet évoque « les immensités » typiques du registre épique et que l’on ressent particulièrement dans la musique du compositeur.
Arrive alors Tristan et Isolde, qui sera un choc pour Michel – et sans doute pour Rebatet lui-même, qui a composé une vaste Histoire de la musique :
Et maintenant voici Tristan. Michel se méfiait de cette légende rebattue : « Il paraît, expliquait Régis, que c’est l’œuvre la plus difficile de Wagner, qu’elle ne ressemble à aucune autre. On dit que c’est le drame préféré de ceux qui ne sont pas wagnériens, que c’est par certains points son œuvre la plus italienne. » Michel était affamé de Wagner wagnérissime. Il appréhendait une défaillance, un mollissement du dieu. Au quatrième accord du prélude, plus rien n’existait. Michel sortit de là les nerfs noués, la tête perdue, hagard de fatigue. Il n’avait rien distingué, pas une note, à peine quelques mots. Cela avait été effroyablement, inhumainement long. Et cependant, à mesure que s’approchait le terme du supplice, il aurait voulu, désespérément, le reculer. Encore, encore, pour qu’il eût peut-être la chance de saisir quelques bribes de cette beauté prodigieuse qui sans cesse s’échappait. Il eût été bien incapable d’exprimer ce qu’il avait perçu. Il adorait, ne savait quoi. Lui, déjà si incrédule, il était dans l’adoration aveugle, sans le moindre examen. Il ne mettait pas un instant en doute qu’il ne fallût accuser son infirmité. Qu’étaient-ce que les secousses de l’amour, du moins tel qu’il avait pu le faire, auprès de ce foudroiement ?
Régis avait certainement maintes clartés sur l’œuvre. En ce moment-là, Michel le regardait comme un mage. Grâce au ciel, on rejouait Tristan la semaine suivante.
Ils y retournèrent trois fois. Étranges plaisirs. Le rideau levé, on se sentait accablé d’ennui devant ces gestes mécaniques et maintenant bien connus qu’il allait falloir subir durant près de quatre heures. Mais un instant plus tard, on avait rappris que cette musique était inépuisable. On ne savait si la plus grande joie était de percevoir les couleurs, les accents restés ignorés jusque-là, ou d’attendre et de retrouver les émotions déjà situées : « C’est une chaîne de montagnes qui émergent peu à peu, splendidement, des nuages. Non, laissons ça. Auprès de cette musique, toutes les métaphores imaginables sont en carton. »
Tristan, décidément, domine et Michel parvient enfin à mettre des mots sur ses impressions – que l’auteur se garde bien de nous dévoiler, peut-être par pudeur, peut-être par incapacité.
Tristan dominait ce wagnérisme et les familiarités du culte. Aucune autre œuvre d’art ne leur avait donné, le jour de sa révélation, un pareil sentiment de surnaturelle, d’inexplicable beauté. Connue sous tous ses aspects, elle était plus belle encore. Pour célébrer le second acte et sa métaphysique de l’amour, Michel trouvait des mots que Régis se faisait dévotement répéter.
Conclusion
Laissons Charles Baudelaire, le contemporain du « génie » et du « dieu », conclure cet article :
Il possède l’art de traduire, par des gradations subtiles, tout ce qu’il y a d’excessif, d’immense, d’ambitieux, dans l’homme spirituel et naturel. Il semble parfois, en écoutant cette musique ardente et despotique, qu’on retrouve peintes sur le fond des ténèbres, déchiré par la rêverie, les vertigineuses conceptions de l’opium.
Lectures conseillées :
- Écrits sur la littérature, C. Baudelaire
- L’Œuvre, E. Zola
- Les Deux étendards, L. Rebatet