Quand on parle de style, deux questions sont à distinguer : 1° qu’est-ce que le style, en général ? 2° Quel est le meilleur style, s’il est toutefois possible d’établir une hiérarchie ? Si la réponse à la première de ces deux interrogations n’est pas si malaisée, malgré la tentative de la « théorie » de nier le style, la réponse à la seconde est étroitement dépendante des époques et des individus.
1. Qu’est-ce que le style, en général ?
Antoine Compagnon, dans Le Démon de la théorie, parle du style comme de « la relation du texte et de la langue ». Il distingue six critères de définition :
1) Le style est une norme : un modèle à imiter.
2) Le style est un ornement : une variation sur un fond commun, censée le rendre plus beau.
3) Le style est un écart : par rapport à l’usage courant, une synonymie, une autre manière de dire la même chose. Roman Jakobson parle de littérarité : ce qui fait d’un texte un message poétique.
4) Le style est un genre ou un type : une convenance (Donat, commentant Virgile, distingue l’écriture pastorale, didactique, épique ; Barthes, lui, distingue la travaillée, la neutre et la parlée).
5) Le style est un symptôme : on observe, à partir du dix-septième, une association du style et de l’écrivain. Le romantisme parle du génie. A. Compagnon cite Proust : « Le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. » (Le Temps retrouvé). Le style, en d’autres termes, est « marque du sujet dans le discours ».
6) Le style est une culture : l’âme d’une nation, d’un collectif.
Le style, qu’il soit simple « synonymie » ou « sémiotique de la poésie », est indéniable. Il est d’abord et avant tout une « recherche » : une nécessité de travailler le texte pour lui donner ce qu’on pourrait appeler un « contour parlant », que ce contour soit poétique ou non. Ainsi les courriers administratifs, puisqu’ils sont après tout sujets à pastiche, ont leur style bien défini ; l’on pourrait en dire autant des articles de loi – et d’ailleurs on se souvient que Stendhal avouait à Balzac, en 1840, lire « chaque matin deux ou trois pages du Code civil » pour « prendre le ton » en composant La Chartreuse.
Mais voyons ce que pensaient du style les auteurs eux-mêmes.
2. Le style selon Hugo
Notre « conception moderne, héritée du romantisme » (A. Compagnon) associe le style au génie bien plus qu’au genre. Comme disait Buffon : « Le style, c’est l’homme même. »
Cette association, cette individualisation du style a conduit les auteurs, et notamment ceux du dix-neuvième siècle, à s’épancher quant à sa définition qui est, pour reprendre le mot de Proust, une « vision ».
L’empereur du romantisme, Victor Hugo, disait que « la forme est le fond qui remonte à la surface », et rappelait régulièrement, à l’occasion des préfaces de ses poésies, la nécessité de considérer ces deux notions – la forme et le fond – comme un tout indivisible, quoique distinct. C’est ainsi qu’il écrivait dans la première préface aux Odes et ballades que
La poésie n’est pas dans la forme des idées, mais dans les idées elles-mêmes.
Et il ajoutait, dans celle de 1826 :
Des fautes de langue ne rendront jamais une pensée, et le style est comme le cristal : sa pureté fait son éclat.
On soulignera la beauté stylistique de la seconde citation ; quant à la première, elle est la définition même de l’écrivain engagé : car les « idées » dont parle Hugo sont évidemment celles des idéologies qu’il estime devoir porter sur la place publique, que celles-ci soient conservatrices (ainsi des Odes et ballades), ou socialistes (ainsi des Misérables).
Cette vision est très éloignée de celle du mouvement du Parnasse représenté par un fervent admirateur de Hugo et l’un de ses plus proches amis, Théophile Gautier – mais l’histoire et la littérature sont remplies de paradoxes.
Gautier, dans la préface à Mademoiselle de Maupin, écrivait que
Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid.
Gustave Flaubert, pour qui l’effacement de l’auteur dans le récit allait nécessairement de pair avec celui des opinions, n’eût pas désavoué.
2. Le style selon Flaubert
L’on prête à Hemingway cette célèbre sentence : « Il faut écrire ivre, éditer sobre. »
Une devise qui aurait plu à l’auteur de Madame Bovary, lui dont la grande maxime était « d’écrire à froid ». Flaubert prônait l’effacement total de l’auteur, et adoptait donc, de manière systématique, une focalisation externe entièrement détachée de la diégèse. En d’autres termes : chez lui, le narrateur n’intervenait jamais dans le récit. Il exprimait ainsi cette attitude dans une lettre à George Sand :
Mais aucun des deux n’est préoccupé avant tout de ce qui fait pour moi le but de l’Art, à savoir : la Beauté. Je me souviens d‘avoir eu des battements de cœur, d‘avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu (celui qui est à gauche quand on monte aux Propylées). Eh bien ! je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet.
(Lettre de G. Flaubert à G. Sand datée du 3 avril 1876.)
Et, de façon encore plus claire dans cette autre lettre adressée à Sand en 1875 :
Dans l’idéal que j’ai de l’art, je crois qu’on ne doit rien montrer de ses colères et de ses indignations. L’artiste ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que Dieu dans la nature.
(Lettre de G. Flaubert à G. Sand datée de fin décembre 1875.)
Quant aux descriptions, Maupassant, le disciple de Flaubert, rapporte ce conseil que lui donnait son maître :
Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu.
La vision très arrêtée de Flaubert sur le beau style a pu le conduire à quelques injustices ; ainsi, voici ce qu’il disait de Balzac pourtant considéré comme « un des premiers, un des plus hauts » par Victor Hugo lui-même :
Ce grand homme n’était ni un poète, ni un écrivain, ce qui ne l’empêchait pas d’être un grand homme. Je l’admire maintenant beaucoup moins qu’autrefois, étant de plus en plus affamé de la perfection, mais c’est peut-être moi qui ai tort.
(lettre à Maupassant, 30 novembre 1876).
Et de Bossuet, que Paul Valéry plaçait au sommet des lettres françaises :
Ne lisez pas ce que je viens de lire aujourd’hui : Politique tirée de l’Écriture sainte, par Bossuet. L’aigle de Meaux me paraît décidément une oie.
(lettre à Maupassant, 15 août 1878).
Maupassant fut, comme chacun sait, formé à l’écriture par Gustave Flaubert, « obsédé par le travail du style » (A. Compagnon). Et justement, l’auteur de Bel-Ami avait, lui aussi, son avis personnel sur la question.
3. Le style selon Maupassant
L’adjonction du « style » à la « pureté » dont parlait Hugo fut récurrente chez les grands auteurs du dix-neuvième. Guy de Maupassant, l’un de nos plus grands stylistes, écrivait en 1888 dans la préface de Pierre et Jean ces quelques mots assez proches, quant au fond, de ceux précédemment cités de Victor Hugo :
Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré, de lui faire tout dire, même ce qu’elle n’exprime pas, de l’emplir de sous-entendus, d’intentions secrètes et non formulées, que d’inventer des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l’usage et la signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts.
La langue française, d’ailleurs, est une eau pure que les écrivains maniérés n’ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siècle a jeté dans ce courant limpide, ses modes, ses archaïsmes prétentieux et ses préciosités, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d’être claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.
Ceux qui font aujourd’hui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères ! Elles frapperont peut-être les confrères qui ont un corps, mais n’atteindront jamais la simplicité qui n’en a pas.
(Pierre et Jean, G. de Maupassant, préface de l’auteur)
À quelques siècles près, ces réflexions font furieusement penser aux propos tenus par les grands puristes des lettres, tels que François de Malherbe qui s’amusait en son temps à corriger, vers par vers, les poésies de Desportes, ou Nicolas Boileau, qui écrivait justement dans son Art poétique –
Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
– et ajoutait :
Marchez donc sur ses pas ; aimez sa pureté,
Et de son tour heureux imitez la clarté.
Conclusion : le style selon Stendhal
Nous laisserons le mot de la fin à l’auteur de La Chartreuse de Parme. Dans ses magnifiques Mémoires sur Napoléon, hélas arrêtés à la campagne d’Italie, Stendhal donnait peut-être l’un des conseils les plus précieux aux écrivains de tous temps :
Aujourd’hui, je crois voir que la grande difficulté dans les lettres consiste à avoir une idée nette. Quand il a ce bonheur et qu’il veut bien renoncer à la gloire du style emphatique, un écrivain peut se tenir assuré d’être suivi par le lecteur.