Le Journal de Jules Renard, paru pour la première fois de 1925 à 1927 (éd. Bernouard), soit dix ans après la disparition de son auteur, c’est d’abord « l’histoire de la vie et de la mort d’un écrivain ». Le mot est de Gilbert Sigaux, dans la préface à la collection « Pléiade » des éditions Gallimard (1965). Mais de quel écrivain parle-t-on ? Je laisse cette fois-ci la parole à Jean d’Ormesson, qui dans son Autre histoire de la littérature française a fait de Renard un portrait d’une simplicité un peu déconcertante, bien qu’assez juste :
Il est roux. Son père se suicide d’un coup de fusil dans le cœur. Sa mère tombe dans un puits – ou s’y jette, comment savoir ? Il écrit Les Cloportes, qu’il ne publiera pas, L’Écornifleur, Poil de carotte, portrait de lui-même, qui est un grand succès tant au théâtre qu’en volume et où figure une phrase célèbre : « Tout le monde ne peut pas être orphelin. » Deux de ses pièces sont encore jouées : Le Plaisir de rompre et Le Pain de ménage. C’est encore lui-même et son petit univers. Armé de jumelles où il regarde par le gros bout et d’un porte-voix à l’envers pour étouffer sa voix, Jules Renard, dans son jardin minuscule, creuse avec brièveté des galeries souterraines. Son art, selon la formule de Sartre, est une rêverie-minute. Jules Renard est une taupe. Une taupe-minute.
(J. d’Ormesson, Une autre histoire de la littérature française, II)
Bien sûr, le Journal de Renard n’a rien d’une (auto)biographie historique. Il n’y faut pas chercher un « discours ordonné et cohérent, dans la mesure où [il] est à l’image de la vie unique dont [il] fut à la fois le sujet et l’objet » (G. Sigaux). C’est plutôt le « gros livre, minuscule et immense » (J. d’Ormesson), des pensées presque quotidiennes d’un neurasthénique « désenchanté » caractéristique de cette fin de siècle, mais qui a eu le bon goût de posséder au plus haut degré le sens de l’humour ; et rien d’autre que le carnet de notes d’un écrivain sans gloire, qui le sait, qui en souffre et qui en rit. Car Jules Renard est bien l’un des figurants de l’histoire de la littérature française ; on le voit, on ne le connaît pas ; il côtoie les plus grands sans jamais en être ; son nom nous dit quelque chose, vaguement ; mais il n’a rien du prestige d’un Racine ou d’un Hugo. « Au milieu de nos géants, écrit Jean d’Ormesson, Jules Renard […] ressemble à quelque chose comme un nain de jardin. » Et l’Académicien ajoute cette citation de Renard lui-même, si horriblement pertinente : « Jules Renard, ce Maupassant de poche. […] On dira de lui qu’il était le premier des petits écrivains. »
Il n’a pas eu comme Hugo le génie de naître et de mourir avec le siècle ; à notre regard, il apparaît « trop proche et trop lointain », pour reprendre le mot de Gilbert Sigaux : proche par le centre de ces grands hommes autour desquels il gravite ; lointain par l’année de sa mort, 1910, quatre ans avant la Grande Guerre qui fut comme une « coupure ». Son Journal, d’ailleurs, est passé bien inaperçu lors de sa publication ; ce n’est qu’après l’édition de 1935 qu’il est devenu l’un « des plus grands livres du XIXè siècle » (G. Sigaux).
Je n’irai peut-être pas jusqu’au superlatif de supériorité pour qualifier la grande œuvre de Renard ; ce qui est certain, en tout cas, c’est qu’elle constitue un témoignage unique et abondant du Paris du tournant du siècle. On connaît la fameuse phrase de Stendhal sur le miroir que l’on promène au long du chemin ; eh bien, le Journal de Renard, en plus d’être une histoire, est une sorte de miroir ; mais un miroir déformant où une manie devient un caractère, et une obsession une essence. À ce point qu’on l’a parfois accusé de n’être qu’une « poche à fiel remplie jour après jour », mensongère, diffamatoire. Au contraire ! un peu comme les Choses vues de Hugo, le Journal de Renard est le procès-verbal d’un observateur hors pair – l’auteur, écrit G. Sigaux, est « un merveilleux photographe ».
Le Renard témoin de son temps est d’abord à Paris, en promenade sur le boulevard, dans la loge de Guitry, ou dans celle de Sarah Bernhardt ; il dîne avec Schwob, Lucien Descaves, Claudel, Tristan Bernard, Alfred Athis, Capus, Antoine ; il passe au Mercure de France, à La Revue Blanche, où il retrouve Toulouse-Lautrec, à l’Écho de Paris, au Journal, au Gil Blas ou à l’Humanité ; il rencontre Jaurès chez Léon Blum, se rend à un meeting, à une séance de la Chambre ou aux répétitions d’une de ses pièces ; il assiste aux réunions de la Société des Gens de Lettres et de la Société des Auteurs ; il cause avec Barrès, Henry Bérenger, Claude Amet, Charbonnel, chez Rey ou chez Floury ; il s’assied à la table du banquet où Edmond de Goncourt est fêté par ses aînés et, plus tard, à la table de l’académie Goncourt. Il est à l’enterrement de Verlaine et à celui de Muhlfeld. Enfin il va au théâtre.
(« Préface » de Gilbert Sigaux, in Journal de J. Renard, éd. Gallimard coll. « Pléiade », 1965)
Un photographe sans doute, un romancier aussi : car ses portraits ont cet art du détail qui révèle tout, si propre aux écrivains du dix-neuvième.
Goncourt ? « Sa figure nous paraît fatiguée, comme mâchouillée par le temps » (30 janvier 1892) ; Allais ? « [Il] a toujours l’air entre deux vins, pas drôle entre deux vies drôles, entre deux ahurissements. Et sa figure fleurie, et ses cheveux d’enfant, sa barbe de fauve apprivoisé pour serre parisienne ! » (22 novembre 1894) ; Sarah Bernhardt ? « Quand elle descend l’escalier en escargot de l’hôtel, il semble qu’elle reste immobile et que l’escalier tourne autour d’elle » (10 décembre 1896) ; Jaurès ? « [Il] a l’aspect d’un professeur de quatrième qui ne serait pas agrégé et ne prendrait pas assez d’exercice, ou de gros commerçant qui mange bien. […] À une de ses plaisanteries, il rit trop, d’un rire qui descend des marches et ne s’arrête qu’à terre » (11 décembre 1901) ; Barrès ? « Son sourire vite éteint ; c’est le joli piège de son humeur hautaine ». Etc !
« Pierre Champion, écrit G. Sigaux, n’a pas démenti le Schwob de Renard, ni Jean-Jacques Bernard, ni Sacha Guitry le portrait de leurs pères, ni Antoine le sien propre. Et c’est Jean Rostand lui-même qui, pour avoir projeté de choisir Renard comme modèle d’une de ses analyses de destin, nous autorise à employer ces mots : homme de vérité. »
Cette précision du fond, cet art pointilliste du détail, façon Flaubert, on les retrouve aussi dans les caractères formels de l’écriture de Renard. L’auteur de Poil de carotte, professionnel, travaille ses mots, et son Journal est aussi une belle pièce de style. « Il a aimé la phrase, écrit G. Sigaux, et cherché ce que Valéry définissait le style sec, qui « traverse le temps comme une momie incorruptible » ». Pour Jules Renard, donc, le métier d’écrire est sérieux : « Homme de lettres, proclame-t-il, je le serai jusqu’à ma mort… » Et en cela précisément, il est vraiment de ceux-là pour qui l’écriture est grave, sérieuse, et l’art de la composition un noble artisanat. Renard, d’ailleurs, aimait beaucoup La Bruyère (il avait même projeté de composer de nouveaux Caractères, mais comiques) ; et La Bruyère affirmait : « C’est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule ; il faut plus que de l’esprit pour être auteur. » Nulla dies sine linea, ou fit faber fabricando auraient pu être les devises de Renard, lui qui s’astreignait presque chaque jour à la rédaction de ses cahiers, comme un écolier en exercice.
A-t-il su qu’il faisait une œuvre, finalement ? Oui, puisqu’il a envisagé la publication de ses cahiers, notant même des titres possibles. Mais probablement n’a-t-il pas prévu le destin de ce livre fait de morceaux, où se succèdent des pages de chronique parisienne, les plus amers constats, des images du boulevard et de l’amitié légère qui permet d’oublier le côté noir de la vie, des portraits de paysans, des mots d’enfants, des notes de lecture – et qui pourtant garde l’unité d’un style, d’une présence.
(« Préface » de Gilbert Sigaux, in Journal de J. Renard, éd. Gallimard coll. « Pléiade », 1965)
De cette œuvre, G. Sigaux a relevé admirablement les marques nombreuses d’un pessimisme morbide ; mais ce pessimisme de grand triste (Maupassant) est d’abord celui d’un histrion sinistre (Verlaine). Et comme chez Renard l’humour déborde la mort, il se change presque toujours en drôlerie, en épigramme, en bon mot, où l’art du détail relevé plus haut s’applique aussi aux choses les plus banales du quotidien. On les citerait sans fin :
16 août 1889 : « Quand un train passe sur une plaque tournante, les wagons ont l’air d’avoir le hoquet. »
24 août 1889 : « Les écrivains qui n’aiment pas Victor Hugo me sont ennuyeux à lire, même quand ils n’en parlent pas. »
13 octobre 1891 : « Un homme se contente d’être doux en affirmant qu’il est féroce quand il s’y met. »
17 décembre 1893 : « Sous un chêne, je me sens druide. »
10 septembre 1894 : « Le parquet était si bien ciré qu’elle releva sa robe comme si elle eût voulu passer une flaque d’eau, pour ne pas se mouiller les pieds. »
18 septembre 1895 : « Il a plusieurs cordes à l’arc de sa lyre. »
13 juin 1897 : « Je suis un réaliste que gêne la réalité. »
9 février 1899 : « Dès qu’on dit à une femme qu’elle est jolie, elle se croit de l’esprit. »
26 septembre 1901 : « La châtaigne, ce hérisson des fruits. »
7 juillet 1906 : « Nietzsche. Ce que j’en pense ? C’est qu’il y a bien des lettres inutiles dans son nom. »
Il n’y a pas dix pages vraiment sérieuses, c’est-à-dire sans tic d’humour, dans tout le Journal de Renard. On aurait cité pareillement, sans lassitude, ses avis littéraires sur Heine, Michelet, Verlaine, Mallarmé (« intraduisible, même en français ») ou Heredia. Mais je m’arrête là, et je conclurai en citant Jean d’Ormesson dont l’esprit espiègle, académique et classique ne pouvait qu’être charmé par le Journal de Jules Renard.
N’en déplaise à Gide et à quelques autres, c’est une petite merveille. De drôlerie, de chagrin, de cruauté, de modestie. Jules Renard est un spécialiste de la vérité prise la main dans le sac et de l’autodestruction. Il passe les autres et lui-même au peigne fin de la dérision. On rencontre Jaurès, Antoine, Rostand, Lucien Guitry, Edmond de Goncourt, Capus, Tristan Bernard, Marcel Schwob, Alphonse Allais, et tant d’autres. Et aussi Marinette, qui est la femme de l’auteur, et Fantec et Baïe, son fils et sa fille. C’est dans les pages du Journal que Claudel lâche sa formule fameuse : « La tolérance, il y a des maisons pour ça. » Et toutes les pensées minuscules qui ne cessent de nous trotter par la tête et qui nous font rougir, elles sont là, noir sur blanc, lumineuses et obscures : « Ce n’est pas le tout d’être heureux, encore faut-il que les autres ne le soient pas », ou : « Pour nous punir de notre paresse, il y a, outre nos insuccès, le succès des autres. »
(J. d’Ormesson, Une autre histoire de la littérature française, II)
Lecture conseillée :
- Renard, Jules, Journal 1887-1910, Paris, éd. Gallimard, coll. « Pléiade », 1965