À la BBC qui l’interrogeait sur les critiques françaises, Ridley Scott déclarait, voilà deux jours : « Les Français ne s’aiment pas ! » Quel culot ! – quand le parti pris de ce Napoléon hideux (est-ce le grand homme aux trois cerveaux, le sujet de ce film, ou bien un préquel au Joker de Todd Philipps ?) est si clairement anti français. Un Français ne peut pas aimer ce film, sauf à rejeter la véracité historique et haïr son propre pays ; rien là-dedans d’épique ni de véridique ! Et pour être juste, il faudrait répondre à M. Scott que les Français ne s’aimeraient pas, en effet, s’ils appréciaient cette œuvre grossière et grotesque, plus digne d’un caricaturiste anglais du dix-neuvième siècle que d’un réalisateur contemporain.
Mais j’en viens à une critique plus technique. Cinq défauts majeurs, à mon avis, font de cette promesse d’aventure épique une déception amère (deception veut dire tromperie, en anglais !), et cruelle pour la France.
Premièrement, l’effet de rythme, manqué totalement. Deux heures trente, c’est trop court pour narrer l’épopée napoléonienne (« Quel roman que ma vie ! » écrivait l’empereur lui-même) ; ce n’est pas un film, c’est un gigantesque trailer. Les scènes s’enchaînent avec une rapidité déconcertante ; les ellipses sont choquantes ; Talleyrand, Fouché, les princes et les maréchaux apparaissent en un clin d’œil. On saute en une seconde du Directoire au Consulat, du Consulat au Premier Empire. Les batailles sont bâclées (sauf Waterloo, évidemment), la politique absente. Si bien que le film est confus, incompréhensible souvent pour qui connaîtrait mal l’histoire du grand homme, brutal, voire expéditif ; il aurait fallu le concentrer sur un moment particulier, ou envisager une série.
Deuxièmement, le casting. Marie-Antoinette est atrocement vulgaire ; Phoenix est trop vieux, trop sombre, trop Phoenix, Joséphine trop jeune, et (aussi !) trop vulgaire ; Talleyrand, Fouché, Barras, Robespierre n’ont aucun rapport avec leurs portraits respectifs. Le film La Révolution française, sorti en 1989 pour le bicentenaire de la Révolution, était à ce sujet un modèle de bonne exécution ; des historiens sérieux avaient collaboré avec la réalisation ; il en ressortait des types, des attitudes, des physiques assez conformes aux sources. Mais dans Napoléon, rien de Napoléon ; l’époque n’y est pas. On ne ressent pas la ferveur, comme on peut la ressentir dans la biographie de Castelot. Ce Napoléon, c’est une débauche obscène et populacière, c’est le fantasme anglais de la France révolutionnaire, c’est l’histoire d’un ogre vivant dans un Paris transformé en musée des horreurs.
J’en viens à ma troisième critique, elle porte sur le personnage même de Napoléon. À l’AFP, Phoenix expliquait doctement que le premier empereur des Français était « un petit tyran irritable », et qu’il serait « presque attachant s’il n’était pas responsable de la mort de millions de personnes. » Nous laisserons les historiens apprécier la pertinence de cette analyse. Ridley Scott a-t-il seulement lu des biographies de Napoléon ? (celle de Castelot, excellente, et bien sûr les plus historiques, celles de Lentz, Gueniffey, Tulard ?) Joaquin Phoenix s’est-il vraiment intéressé à son personnage ? A-t-il pris la peine de lire la manière dont Chateaubriand décrit Napoléon dans les Mémoires d’outre-tombe ? Et sa correspondance, et le Mémorial de Sainte-Hélène ? Connaît-il les Mémoires de Constant, qui dressent un portrait saisissant de l’intimité de l’empereur ? Ou les Mémoires de Stendhal, un peu oubliés aujourd’hui, bien qu’ils constituent la narration la plus belle, la plus poétique et la plus complète de la campagne d’Italie ? Ou le récit incroyable de Caulaincourt, le Grand Écuyer, qui passa quatorze jours et quatorze nuits en traîneau avec l’Empereur, quand ce dernier revint de Russie en France ? On en doute, au vu de son interprétation ! Le personnage qu’il joue est pitoyable ; il ne travaille jamais, il s’endort à tout propos (!) ; il est souvent ridicule, un peu benêt, franchement violent ; bien sûr, il fait l’amour très mal. Il est gênant, sinistre, menaçant : on ne suivrait pas cet homme jusqu’au Caire, jusqu’à Cadix, jusqu’à Moscou ! Il a toujours l’air de subir plutôt que d’agir. Ce jeu pose problème, et plus d’une fois : ainsi, la scène célèbre où Bonaparte convertit le cinquième régiment venu l’arrêter, au moment de son retour de l’île d’Elbe, tombe à l’eau. Comment comprendre l’émotion des soldats, devant un homme présenté tel quel, c’est-à-dire sans génie, et froid comme la glace ?
En vérité, l’intention cachée par le réalisateur, derrière la plupart des scènes, est d’un prisme terriblement partisan. Scott ne se contente pas, comme il l’a déclaré dans son interview à France Inter (lien), de représenter un Napoléon sentimental et « pas très doué socialement ». C’est vrai pourtant, qu’il n’était pas un homme de salon ; d’ailleurs, le téléfilm avec Clavier montrait parfaitement le côté maladroit de celui qui n’était pas né aristocrate. Mais chez R. Scott, cette maladresse à la Rubempré se change en animalité sourde, barbare, presque stupide ; son César n’est pas simplement inhabile en la matière, il est agressif et mauvais (comme dans cette scène inutile mais dont on comprend bien l’allusion, où il juge « un détail » l’âge de la sœur du Tsar, qu’il espère épouser !). Ce Napoléon, c’est un méchant de film, c’est l’empereur Commode dans Gladiator. Il ne fait pas rire, pas même sourire ; il donne des frissons. C’est un Néron ignoble et dérangeant ; où est passé son charisme extraordinaire, reconnu par tous, et par Chateaubriand d’abord ?
Un dernier point, loin d’être un détail : en choisissant de concentrer son film autour de la relation Napoléon-Joséphine, Ridley Scott est encore une fois dans le hors-sujet. Il n’est pas question de nier l’importance de cet amour dans la vie de l’empereur ; mais ce n’est pas ce qui le définit d’abord. Napoléon, c’est le génie, l’État, la guerre, la France ; il n’a rien de Tristan ni du Cid, il tient tout d’Alexandre et de César. Chez lui tout est politique, tout est guerrier. Le Destin a pour Napoléon une importance prépondérante ; c’est cela qu’il aurait fallu explorer. En Égypte, il se prit pour le Mahdi. Il écrivait : « Une puissance supérieure me pousse à un but que j’ignore ; tant qu’il ne sera pas atteint, je serai invulnérable ; le jour où il ne me sera plus nécessaire, une mouche suffira pour me renverser. » Tout l’homme est dans ces quelques mots, et ils valent mieux que l’ensemble de lettres qu’il adressa à Joséphine, trop affectées, et sans doute un peu immatures. Jusqu’à la fin, donc, Ridley Scott sera passé à côté de Napoléon. Il nous fait croire que ses derniers mots furent : « France… Armée… Joséphine… » Non ! Ses derniers mots furent « France (ou mon fils ?)… Tête… Armée… » Cela change tout.
Ridley Scott est seul maître d’œuvre, il a tous les droits sur sa création ; les critiques aussi, ont tous les droits ; droit de prévenir les amoureux de l’histoire qu’ils ne verront pas Napoléon, mais l’ogre d’une caricature ; droit de prévenir les amoureux de la France qu’ils se sentiront blessés dans ce qu’ils ont de plus cher, la mémoire du plus grand homme d’État que leur patrie ait jamais connu.