Quel étrange roman, que cette histoire d’un coq hargneux régnant sur des enfers baudelairiens, qui se précipite dans un poulailler puis le dévaste à grands coups d’ailes, cependant que certaines poules, toutes retournées, se trouvent des beautés réciproques, inattendues ! – mais il faudrait remplacer « coq » par « étalon », « poule » par « jument », et l’on aurait une meilleure idée de l’œuvre de Margerit.
« L’amour, dont les livres pour jeunes filles brodent mille fables, n’était-il donc qu’un noir vertige de la chair !… » Cette phrase résume à merveille Mont-Dragon, et d’ailleurs les neuf dixièmes de la littérature française à tradition réaliste. C’est Bovary !
Peu connaissent aujourd’hui Robert Margerit ; moi-même, à vrai dire, n’en connais pas grand-chose. Seulement qu’il est du plein vingtième ; qu’il écrivit le plus puissant roman sur la Révolution française, en quatre tomes ; mais aussi L’Île des Perroquets, une histoire de pirates qui ne vaut guère celle de Stevenson, et d’autres romans aux noms énigmatiques, Le Château des Bois-Noirs, La Terre aux loups, Le Dieu nu. Et puis Mont-Dragon, « le seul roman français qui m’ait jamais vraiment intéressé depuis la Libération », écrivait Gracq dans La Littérature à l’estomac. Mais je ne m’attarderai pas sur la vie de Margerit ; j’ai trouvé sur internet une page des « Amis » de l’écrivain ; voici le lien, pour les curieux : http://www.robert-margerit.com/index.html (la notice biographique, écrite par lui-même, est particulièrement intéressante).
C’est moins la phrase de Gracq, que la lecture de La Révolution, qui m’a tant poussé à connaître Margerit. Je ne lis habituellement que très peu d’ouvrages postérieurs au vingtième siècle, parce que la littérature, par le fait combiné de l’industrie, des guerres, de l’idéologie, s’autodétruit tristement à partir du surréalisme ; mais il existe chez Margerit, n’en déplaise, une manière de romancer commune à certains principes forts du dix-neuvième (dans le style, le sujet, la construction du récit), qui par ailleurs s’allie à merveille avec l’habile domptage de certaines contemporanéités non dénuées de charme. Pour le dire mieux et plus simplement : Margerit, c’est un peu Balzac, avec moins de descriptions, et plus de crudité ! Sa manière de dire en effet, tout en phrases « mûres » (mot de Flaubert), artisanales, est souvent plus directe, moins voilée, moins libertine que la littérature de ses prédécesseurs, qui, même pleine de sous-entendus, trouvait encore le moyen de se retrouver au tribunal (Flaubert, Baudelaire). Ainsi le lesbianisme, dans Mont-Dragon, loin d’être voilé, est bestial au contraire, « dévore » Pierrette « de frénésie et de honte ». L’excitation est turgescente, la peau chaude et moite, les seins durcis par la fraîcheur du soir, on se prend la poitrine « à pleine main ».
Gracq, à n’en pas douter, aima le style dans Mont-Dragon. Était-ce justifié ? Il est difficile de juger une œuvre ; mais il existe deux manières de faire qui souvent ne trompent pas : la page aléatoire et l’étalonnage. L’étalonnage, la méthode la plus cruelle, consiste à se gorger de classiques incontestés, afin de disposer mentalement d’une échelle de valeur ; par exemple, lire toute la Comédie humaine, de Balzac, et puis un roman de Musso ou de Lévy. Je ne tirerai aucune conclusion de cet exemple ; je noterai volontiers, en revanche, qu’il n’y a nulle « descente » manifeste entre nos meilleurs réalistes et Mont-Dragon. La « page aléatoire » consiste à ouvrir le livre au hasard, et vérifier si l’on peut en tirer quelque chose de comestible. Le lecteur verra bien, en lisant les extraits qui seront cités dans cet article, à quoi s’attendre avec Margerit.
1. L’homme : Dormond
Mais venons-en au fait ! Mont-Dragon, c’est d’abord l’histoire de Georges Dormond, engagé comme écuyer (« personne qui dirige au point de vue technique une écurie. Les grands écuyers sont aussi rares que les grands artistes, et aussi précieux ») au château de Mont-Dragon. Presque aussitôt, la maîtresse de maison (veuve), Germaine de Boismênil, et sa fille, Marthe, sont attirées par cet homme mystérieux, laid, mais dont la prestance est chevaline, et le regard pénétrant. Lui, qui aime dompter les femmes comme il dresse les bêtes, s’amuse de leur ingénuité ; et afin de pervertir la fille, Marthe, il laisse volontairement traîner, sur les étagères de la bibliothèque, les ouvrages interdits des libertins, tel Point de lendemain, de Vivant-Denon.
… un de ces ouvrages où la licence se permet tout mais dans une langue si adroite, si brillante, si émue par moments, que la grâce et la spirituelle discrétion du ton voilent le dévergondage des gestes. Par la pente la plus spirituellement ménagée, on est conduit de l’amitié aux épanchements d’une sensibilité affectueuse, puis tendre. Et, tout en se défendant de dépasser les bornes d’une amitié amoureuse mais pure, on se dérobe mal à un trouble, à un émoi… on ne se dérobe plus, ou si l’on repousse les caresses c’est d’une manière qui les rend plus entreprenantes. On est au fait sans l’avoir voulu, on s’y tient, on y trouve le ressort d’aller plus avant. Durant toute une nuit dont on est assuré qu’elle n’aura point de lendemain, on va… aussi loin que peuvent aller un jeune homme plein de feu et d’expérience, une jeune femme non moins experte et véritablement pleine de grâces.
(Mont-Dragon, R. Margerit)
Marthe cependant s’éloigne irrésistiblement, sauvée par Michel avec qui elle se fiancera. Alors, Dormond s’acharne sur la mère, qu’il courtise sauvagement. Le libertinage de l’homme, ici, est moins rabelaisien (si l’on me passe ce mot), que morbide et destructeur. L’écuyer est ignoble. À ce point que l’auteur lui-même, qui inspire évidemment ce personnage en partie, semble se le prendre en dégoût finalement, et dans une rage d’écriture en dresse un effroyable portrait :
Dormond était né avec le siècle élu du massacre et de l’assassinat ; ils arrivaient ensemble à maturité en cette année sanglante. La démence de cet homme était bien la fille d’un monde transformé en champ de carnage, plein des morceaux de femmes et d’enfants torturés, suppliciés, brûlés vifs, ou déchiquetés à coups de bombes parmi les ruines des villes fumantes.
En vérité, comme Gilles de Rais, ou du moins sa légende, témoigne pour le XVè siècle sacrilège, Georges Dormond, ses péchés et son désespoir, témoignent pour un temps qui sombre dans l’écœurement de sa propre ignominie.
(Mont-Dragon, R. Margerit)
Ce qui rend Dormond particulièrement dangereux, c’est qu’il saisit admirablement le désir féminin, cette attirance pour l’homme de pouvoir, fût-il détestable et laid ; pour l’homme dont la force d’âme ou de corps lui est inhérente, et non factice à seule fin de « se donner le change », « comme tous les faibles » – pour reprendre les mots de Pierrette, une servante qui tombe aussi sous son charme (!), et qui est aussi l’incarnation du « fantôme lépreux de l’amour sur les traces duquel la vie de Dormond se traînait comme une chienne recrue et avide » !
Si l’on cédait aux idioties irraisonnées de la psychologie contemporaine, on qualifierait cet homme de « manipulateur pervers narcissique ». Mais cette pathologie nouvelle est une faiblesse intellectuelle, car c’est l’essence même du langage de manipuler (lire pour s’en convaincre le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, de Beauvois et Joule, un livre délicieux) ; quant à la perversion narcissique, elle est consubstantielle à l’homme, en témoignent les mythes ! Il n’empêche que chez Dormond, ces trois caractères sont particulièrement saillants ; tellement saillants, en réalité, qu’il en devient moins pervers que franchement sadique. Dormond est un vicieux qui éprouve un plaisir sexuel à faire souffrir – moralement – les objets de ses désirs. Germaine s’éprend de Pierrette et s’éloigne de lui ? – il courtise Pierrette, et quand il propose d’être le messager de cet amour lesbien, c’est pour « jouir à la fois du spectacle de leur charme et de la notion de leur avilissement. » Marthe le désire ? – il la dédaigne, le plus froidement ; mais dès que la fille de Germaine, s’étant éloignée, trouve un nouveau désir dans un jeune homme sain de corps et d’esprit qui la rendra heureuse, il devient tout caressant, dans le but unique de lui torturer l’esprit. Il n’est pas seulement, comme il le croit lui-même, celui qui veut « contrarier, contraindre, imposer sa volonté, dompter à force et tyranniser », mais celui qui veut faire souffrir, profondément, par pure jouissance.
Le sadisme chez lui, et c’est là le pire, se mêle à cette sorte particulière de misanthropie très propre aux hommes ayant connu les abominations de la guerre, cette misanthropie haineuse que l’on retrouve aussi chez Rebatet, chez Céline.
Des espoirs, des désirs, il n’en avait plus. Plus d’autres que d’entraîner dans une catastrophe fulgurante cette humanité qu’il exécrait en lui et dans les créatures où elle fait illusion. Femmes : mensonges ! Mensonges de leur beauté, de ce trouble qui l’avait ébloui à quinze ans. Pièges et mensonges de leurs jambes, de leur chair, de leurs yeux et de leurs parures, de leur sourire et de leurs souliers ! Les femmes sont le démon. Et lui ? Peut-être était-il, en effet, Azraël, l’ange exterminateur…
(Mont-Dragon, R. Margerit)
Dormond dresse les femmes comme les chevaux ; mais il aime les chevaux, alors il les emmène au meilleur d’eux-mêmes ; tandis qu’il hait les femmes, alors il les contraint pour les mieux perdre. Une phrase horrible, qui le résume tout entier, permet de le mieux comprendre : « Il avait besoin des femmes comme à un morphinomane il faut chaque jour sa dose de poison. »
2. Les femmes
Le roman de Margerit, cependant, ne traite pas que de l’homme, mais de la femme aussi, et surtout. Mont-Dragon, c’est un mélange de Flaubert, de Balzac – la femme de quarante ans –, de Laclos – que rappelle tant la perversité de Dormond « indifférent aux douleurs humaines » et jouisseur –, de Maupassant – dans le cynisme sentimental de l’homme, qui « dispense » à la mère, à la fille, « le plaisir banal et monotone », et ne peut jamais regarder une femme sans l’imaginer nue.
Il y a du regret de la femme enfermée dans sa condition qui réprouve tant la tromperie chez les autres parce qu’elle n’osa jamais s’y livrer, elle – c’est Hortense, la vieille tante : « Au bout, brillait la brûlante lumière vers laquelle Germaine marchait, la dévorante lumière à laquelle, elle, Hortense, par une crainte orgueilleuse avait, jusqu’à ce qu’il fût trop tard, tourné le dos. » Et il y a de la libération de la femme qui, pervertie, se livre à ses désirs et en devient malheureuse à en mourir, parce qu’elle a plongé dans la vanité. Germaine, en bien des endroits, rappelle Bovary furieusement :
Le pire n’était pas dans ses complaisances envers son amant, mais dans le plaisir qu’elle prenait à ces choses effrayantes. De vertige en vertige, jusqu’où irait-elle ! Elle roulait sur une pente où rien ne lui semblait pouvoir la retenir. Quelles extravagances Georges n’inventerait-il pas ? Plus folles chaque jour ! Et à quelle impudique ou obscène exigence ne serait-elle pas heureuse de se soumettre !… Cette soirée, cette défense inutile dès le premier moment, l’épouvantable consentement de sa chair, lui représentaient l’évidence de sa perte, et ouvraient les portes d’un enfer où tous les avilissements, les hontes, tous les scandales, accouraient vers elle.
(Mont-Dragon, R. Margerit)
Dans ce roman réaliste qui traite, au fond, des rapports entre l’amour et le désir, l’amour se confond avec le désir ; Dormond ne le sait que trop bien, c’est ce qui le rend cynique ; il eût prononcé mot pour mot la phrase terrible de Maupassant (dans une lettre à Gisèle d’Estoc) : « La nature, qui veut des êtres, a mis l’appât du sentiment au bout du piège de la reproduction. » Mais Germaine, Pierrette, comme la plupart des femmes, ont besoin de croire que l’amour est autre chose qu’un vulgaire désir, et que l’homme qui devra les protéger de leurs faiblesses ne s’en ira pas vers de plus beaux appâts. C’est pour cela que Germaine supplie Georges de lui déclarer son amour ; elle ne comprend pas qu’en la désirant âprement, il l’aime déjà, au sens où elle l’entend, elle aussi ; car elle ne comprend pas qu’elle-même ne recherche pas l’amour, au fond, mais le désir seulement, le désir vain qui pousse au désespoir.
Fallait-il que cet homme terrible, entré dans sa vie pour lui faire toucher du doigt tout ce qui avait manqué à cette vie, tout ce qui lui manquait plus cruellement au moment où elle sentait que l’âge et l’espoir de le recevoir allaient passer pour elle – fallait-il donc que cet amant glacé, ce bourreau hypocrite, en fit briller à son cœur le mirage, et le dissipât aussitôt ?…
« Seule, seule, je suis seule ! Seule avec le souvenir d’une existence fermée et perdue ! Seule avec l’horreur de tout ce qui me reste à perdre encore peu à peu !… »
(Mont-Dragon, R. Margerit)
Voyez dans la citation ci-dessus comment Germaine rattache, sans même y penser « tout ce qui avait manqué à cette vie » à « l’âge » qui allait « passer pour elle ». Ce qui a manqué à sa vie, c’est l’amour ; quel rapport avec l’âge, sauf à lier l’amour indissolublement au désir ? Mais alors que cherche-t-elle vraiment ? De l’amour, ou de la jouissance ? – de la jouissance. Et l’auteur d’ajouter, plus loin, sadique avec ses créatures, comme Dormond : « À force de frapper sur elle, Dormond avait ouvert en elle les fontaines de la vie. Elle commençait à l’en haïr. »
Kierkegaard aurait dit que Dormond, après avoir fait sentir à Germaine la prison du stade éthique, l’a ramenée au stade esthétique, et l’a rendue plus malheureuse encore. Donc, la vanité l’emporte ! Après avoir essayé l’amant, Germaine essaye la femme ; celle-ci, Pierrette (la servante), croit également à la dissociation du désir et de l’amour, et lui déclare sans hésiter les mots fatidiques : « Je t’aime », emportant par ceux-ci la suprématie sur l’homme, Georges, qui ne savait lui dire que : « Tu es belle ». Mais Pierrette, on y revient, ne l’aime véritablement qu’au moment où elle la désire le plus ; et avant même d’être parvenu au bout du livre, on peut prévoir que cette histoire aussi finira dans le néant, telle une vanité nouvelle, à mesure que s’effacera le désir… et donc l’amour ! Dormond, qui l’a parfaitement compris, la met en garde :
Vous êtes ravie par un nouveau jouet, et vous croyez qu’il durera éternellement. Quelques jours ne sont pas l’éternité. Vous retournerez à votre nature. Ne savez-vous pas avec quelle rapidité s’épuise la nouveauté d’un corps ? Avec quelle vitesse on passe du désir d’une caresse à l’exigence d’une autre plus troublante ? D’un amour détourné ou privé de ses fins automatiques, c’est-à-dire l’enfantement, d’un amour comme l’est le vôtre, Pierrette, ou comme l’était le mien, on va inévitablement au vice. Demain…
(Mont-Dragon, R. Margerit)
Dormond avoue à Germaine qu’il l’épiait caché dans sa chambre, pendant sa nuit d’amour lesbien. Mme de Boismênil lui reproche de comparer ses sentiments corrompus aux siens, purs ; et Dormond répond, superbe et plutôt juste en l’occurrence :
Vous vous faites une curieuse idée du sentiment et de la pureté. Vous ressembliez à une bacchante en roulant votre maîtresse dans les grappes de vos cheveux. Et elle, on eût dit une louve – une louve blanche – ramassée sur sa victime, dans une pose admirable d’ailleurs.
(Mont-Dragon, R. Margerit)
Germaine eût-elle aimé d’un amour pur Pierrette, sans désir ? – non.
Conclusion
Nous autres contemporains avons oublié ce que les Anciens avaient mieux compris que nous, qu’amour et désir ne devraient pas être synonymes ; car le désir est par essence fugace et vain, quand l’amour est lent et nourrissant.
Le roman réaliste, c’est le « chant du monde », c’est l’éternel recommencement des expériences humaines ; mais après tout, ces expériences, si tragiques soient-elles, ne sont-elles pas nécessaires ? Cela expliquerait bien assez qu’elles soient éternellement recommencées. « L’amour, écrit Margerit, ne pousse ses grandes floraisons que dans les terres profondément labourées pour le recevoir. »
À bon entendeur, salut !
Lecture conseillée :
- Mont-Dragon, Robert Margerit