Mont-Oriol – Tout Maupassant

Photographie de Maupassant.
Photographie de Maupassant.

« C’est un tort », écrivait Philippe Claudel, que Mont-Oriol soit peut-être le moins connu des six romans de Maupassant (préface à l’édition LGF de 2017). C’est un tort en effet, au moins pour deux raisons ; d’abord, parce que Maupassant fait partie de ces auteurs qui possèdent une constance admirable dans l’écriture – aucun de ses livres n’est inférieur à l’autre, ergo, Mont-Oriol vaut bien Une vie et Bel-Ami, deux livres qui le précèdent, d’ailleurs. Ensuite, parce que de même que tout Balzac est dans La Recherche de l’absolu, de même, tout Maupassant est dans Mont-Oriol : l’hypocrisie des savants et des bourgeois, ces « beaux messieurs stupides » de la « vieille traînée dévote et bête qu’on appelle la bonne société » ; la grande menteuse qu’est « l’Illusion », et qui finit par s’évanouir invariablement devant « la vie vraie, décolorée, déshabillée » ; et puis l’amour, qui n’est que « l’appât » du « piège de la reproduction ».
Mais pourquoi donc un tel désintérêt ? Parce qu’il ne s’agit que d’une banale histoire d’amour ? À cause des préjugés antisémites ? Noëlle Benhamou, dans sa « Présentation » de l’édition 2017, balaye, justement, et parle d’un « faisceau de malentendus » : Christiane en effet, l’héroïne, n’a rien de la « falote » Jeanne de Lamare ; quant aux préjugés antisémites, prononcés par un personnage à maints égards antipathique, ils ne sont que trop évidemment dénoncés par l’écrivain.

Je disais donc que tout Maupassant est dans Mont-Oriol. Mais qu’est-ce que Maupassant ? D’abord et avant tout, l’anti-romantisme par excellence. Systématiquement, chez le disciple de Flaubert, les protagonistes crèvent le voile du « mensonge romantique » (R. Girard). Ce n’est pas divulgâcher que de révéler l’atroce désillusion de Christiane ; qui a lu Maupassant une fois, prévoit le drame qui la blessera au cœur dès les premiers élans lyriques de sa folle passion ; et la chute, en effet, est brutale.

Alors, plus même que le soir où elle s’était sentie tellement seule au monde dans sa chambre en revenant du lac de Tazenat, elle se jugea totalement abandonnée dans l’existence. Elle comprit que tous les hommes marchent côte à côte, à travers les événements, sans que jamais rien unisse vraiment deux êtres ensemble. Elle sentit, par la trahison de celui en qui elle avait mis toute sa confiance, que les autres, tous les autres ne seraient jamais plus pour elle que des voisins indifférents dans ce voyage court ou long, triste ou gai, suivant les lendemains, impossibles à deviner. Elle comprit que, même entre les bras de cet homme, quand elle s’était crue mêlée à lui, entrée en lui, quand elle avait cru que leurs chairs et leurs âmes ne faisaient plus qu’une chair et qu’une âme, ils s’étaient seulement un peu rapprochés jusqu’à faire toucher les impénétrables enveloppes où la mystérieuse nature a isolé et enfermé les humains. Elle vit bien que nul jamais n’a pu ou ne pourra briser cette invisible barrière qui met les êtres dans la vie aussi loin l’un de l’autre que les étoiles du ciel.
(Mont-Oriol, Maupassant)

La théorie de Maupassant, je l’évoquais, est que le sentiment est un piège de la nature pour amener la reproduction. Dans « Le père », l’une des nouvelles des Contes du jour et de la nuit, le héros n’a « plus qu’une idée en tête » quand il apprend que sa maîtresse est grosse : « rompre à tout prix ». Même rengaine dans Mont-Oriol !

Depuis qu’il la savait enceinte, il s’éloignait d’elle et se dégoûtait d’elle, malgré lui. Il avait souvent répété, jadis, qu’une femme n’est plus digne d’amour qui a fait fonction de reproductrice.
(Mont-Oriol, Maupassant)

N’y a-t-il pas beaucoup de Maupassant lui-même, dans l’infâme Brétigny ? Il a les mêmes désirs, les mêmes pensées ; il est poète, il est passionné. Il est un peu anarchiste, aussi, dans sa détestation de la société moderne industrielle, cette société des « brasseurs d’affaires » qui ont « le goût ignoble du trafic », et « ressemblent aux hommes de valeur […] comme le marchand de tableau ressemble au peintre, comme l’éditeur ressemble à l’écrivain ».
Car Mont-Oriol paraît en 1887, en pleine apogée de l’industrie française. Maupassant, comme Zola, est sceptique. Son roman, qui dénonce aussi le règne de l’argent et l’ère de la « réclame », a de vagues airs du Bonheur des dames, de son camarade Émile Zola. « La grande question moderne, proclame Andermatt, Messieurs, c’est la réclame ; elle est le dieu du commerce et de l’industrie contemporains. » Et d’ajouter, superbe : « Hors la réclame, pas de salut. »

Il faut lire aussi Mont-Oriol comme une œuvre comique, où la satire le dispute au grotesque. Maupassant nous fait vivre la ruée vers l’or des sources. On y découvre l’effervescence des paysans auvergnats croyant tenir un bon filon, marchandant dans un patois de pacotille et vendant leurs filles en même temps que leurs terres aux messieurs titrés de la capitale. La « fièvre thermale », qui s’empare des riches parisiens venus faire une cure aux effets peu avérés et se divertir pour suivre une mode lancée par Napoléon III, est tournée en dérision.
[…]
Le rire n’empêche pas la peinture lucide d’une société en pleine mutation, prête à tout pour accéder au progrès. Maupassant décrit – certains diront avec pessimisme, d’autres avec clairvoyance – la puissance de la « réclame » et de l’argent, qui abîme tout.
(N. Benhamou, « Présentation », in Mont-Oriol, LGF 2017)

On analyserait encore sans fin l’humour de l’auteur aux accents parfois surréalistes, la critique sévère des médecins-charlatans qui profitent de la crédulité des masses, le réalisme, aussi, de la bonne société thermale, où derrière les apparences de la moralité aristocratique et bourgeoise se nouent tous les drames consubstantiels à l’homme. Mais je m’arrête là, et laisse à Maupassant, par la voix de Gontran qui tire des événements sa « morale comique », le mot de la fin :

C’est incroyable, ces villes d’eaux. Ce sont les seuls pays de féerie qui subsistent sur la terre ! En deux mois il s’y passe plus de choses que dans le reste de l’univers durant le reste de l’année. On dirait vraiment que les sources ne sont pas minéralisées, mais ensorcelées. Et c’est partout la même chose, à Aix, Royat, Vichy, Luchon, et dans les bains de mer aussi, à Dieppe, Étretat, Trouville, Biarritz, Cannes, Nice. On y rencontre des échantillons de tous les peuples, de tous les mondes, des rastaquouères admirables, un mélange de races et de gens introuvable ailleurs, et des aventures prodigieuses. Les femmes y font des farces avec une facilité et une promptitude exquises. A Paris on résiste, aux eaux on tombe, vlan ! Les hommes y trouvent la fortune, comme Andermatt, d’autres y trouvent la mort comme Aubry-Pasteur, d’autres y trouvent pis que ça… et s’y marient… comme moi… et comme Paul. Est-ce bête et drôle, cette chose-là ?
(Mont-Oriol, Maupassant)

 

Lecture conseillée :

  • Mont-Oriol, Maupassant

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