L’affaissement du religieux sur la planète entière, quelles que soient les confessions, d’ailleurs, est patent. En ce qui concerne le christianisme, c’est une évidence : Darwin, le positivisme, la science, l’ayant vidé de toute dimension surnaturelle, lui ont comme planté au cœur un coup mortel. La science et Darwin, certes, l’ethnologie aussi, et surtout : pour la majorité de nous autres contemporains, le christianisme n’est plus qu’une mythologie comparable aux autres mythologies – et certes, on pointerait sans fin les analogies, les concordances, les similitudes entre la première et les secondes.
Eh bien, oui ! proclame curieusement René Girard, « les ressemblances entre les mythes d’un côté et le judéo-chrétien de l’autre », il promet de le démontrer, « sont plus spectaculaires encore que ne l’espéraient les vieux ethnologues » ! – dans les deux cas, il s’agit, en effet, de descriptions de processus dont l’importance anthropologique est absolument cruciale pour la compréhension des sociétés humaines.
Ce processus, décrit par les mythes autant que par le judéo-chrétien, c’est la naissance de la violence, suivi de sa canalisation par le rite, le rite entendu comme reproduction de l’événement pacificateur de l’emballement violent : le tous-contre-un mimétique, en somme, l’acharnement de la foule contre le bouc émissaire.
Mais, s’empresse d’ajouter R. Girard, il existe malgré tout une différence entre les mythes et les Évangiles ; une différence qui peut paraître anodine, et qui change tout ; une différence qui distingue, précisément, une théorie de l’homme que l’on qualifie de mythologie, d’une autre que l’on qualifie de religion :
Les comptes rendus bibliques et évangéliques se distinguent des comptes rendus mythiques aussi radicalement et décisivement que faire se peut.
Les comptes rendus mythiques représentent les victimes de la violence collective [les boucs émissaires] comme coupables. Ils sont tout simplement faux, illusoires, mensongers. Les comptes rendus bibliques et évangéliques représentent ces mêmes victimes comme innocentes. Ils sont essentiellement exacts, fiables, véridiques.
(R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair)
Le christianisme, en dévoilant aux hommes la réalité du fondement social, à savoir l’acharnement des foules unanimes contre des victimes innocentes, se distingue des mythes, qui, en rendant les victimes coupables, couvrent d’un voile pudique l’horrible vérité.
Mais avant de s’arrêter sur cette distinction, reprenons R. Girard dans l’ordre, et commençons par le commencement : les similitudes entre les mythes et le judéo-chrétien.
1. Le christianisme et les mythes, une vaste « théorie de l’homme »
Pour ne pas perdre le lecteur, je m’efforcerai, avant de poursuivre cet article, de résumer la théorie de René Girard en quelques lignes. J’essaierai d’être le plus concis, le plus clair et le plus intelligible.
Il y a la terre, il y a les hommes. Ces derniers naturellement se regroupent, s’assemblent et forment des communautés. Ils s’organisent et parviennent bientôt à pourvoir à leurs premiers besoins, le feu, l’eau, la nourriture. Alors, un peu désœuvrés peut-être (je caricature évidemment, mais il faut comprendre le schéma général), ils lorgnent leurs voisins, les regardent, se comparent : que possèdent les autres qu’eux-mêmes ne possèdent pas ? que désirent-ils ? – ils désireront la même chose incontinent !
Cette propension de l’homme à ne pas désirer spontanément, mais à désirer ce qu’un tiers désire, c’est ce que René Girard appelle « le désir mimétique », et c’est ce qui est, selon lui, à la base de tout rapport humain, et par conséquent de toute société humaine. Là où le bât blesse, c’est que le désir mimétique, triangulaire par définition, crée entre les hommes une concurrence génératrice de violence. Loin de s’apaiser avec le temps, cette concurrence au contraire s’élargit de plus en plus, s’étend vite à la communauté entière ; cette espèce de « contagion mimétique » finit par entraîner une violence générale indifférenciée, et la crise menace l’ordre social dans son ensemble.
Le tous contre tous, pour des raisons diverses, finit parfois par se polariser en un lynchage contre une victime unique. L’effet, prodigieux, est cathartique : le bouc émissaire massacré, la tranquillité revient, le lien social est resserré. Cette victime qui a aimanté toutes les fureurs, on la perçoit désormais comme la sauveuse du chaos, la libératrice des conflits destructeurs ; on l’avait abhorrée, on l’adore ; on l’avait démonisée, on la divinise à présent ! « Les peuples, écrit R. Girard, n’inventent pas leurs dieux, ils divinisent leurs victimes. » Et il ajoute : « Ce qui empêche les chercheurs de découvrir cette vérité, c’est leur refus d’appréhender la violence réelle derrière les textes qui la représentent. »
… derrière un nombre énorme de drames mythiques, derrière les rites archaïques, nous repérons le même processus de crise et de résolution fondé sur le malentendu de la victime unique, le même « cycle mimétique ».
Si on examine les grands récits d’origine et les mythes fondateurs on s’aperçoit qu’ils proclament eux-mêmes le rôle fondamental et fondateur de la victime unique et de son meurtre unanime. L’idée est partout présente.
(R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair)
Que le lecteur ne se méprenne pas ; les hommes, c’est une affaire entendue, n’ont aucunement conscience de ce que je décris là, paraphrasant René Girard. Ils ne sont pas ethnologues d’eux-mêmes ; ils agissent spontanément. Ils ont senti, donc, plutôt qu’observé, qu’il existait une crise, qu’une victime arriva, et que la crise fut résolue. Espérant éviter, à l’avenir, de nouvelles perturbations similaires, ils ritualisent le procédé apaisant, et le renouvellent à intervalles réguliers : c’est là l’origine des sacrifices. Et puisqu’il serait trop gênant, trop culpabilisant, d’admettre qu’il a fallu se défouler de façon meurtrière contre un pauvre innocent pour apaiser la société globale, ils rendent la victime coupable, et forgent ainsi, en témoignage de la crise passée, un mythe à leur avantage : c’est Œdipe coupable d’inceste et de parricide, c’est le mendiant d’Apollonius de Tyane, horriblement massacré, coupable d’être un démon déguisé (lire le chapitre VI de l’ouvrage de Girard).
Le lecteur l’aura compris, René Girard, à l’inverse de la plupart des mythologues, ne cherche aucunement dans les mythes une vérité impalpable que les Anciens auraient perçue sans pouvoir l’expliquer. Il ne considère pas les textes sacrés comme des écritures devant « aider les hommes à montrer l’invisible », pour reprendre les mots de J. Lacarrière. Au contraire, il les prend au mot, au sens propre, et les analyses plutôt comme des témoignages d’observation de faits bien réels, essentiels à la mise en place et à la pérennité des structures sociales.
Dans le chapitre VI de son ouvrage, R. Girard compare les faits racontés par les mythes à la chasse aux sorcières médiévale. Le second événement fut bien réel ; ses témoignages sont à considérer littéralement, il faut les analyser comme décrivant des faits avérés ; pourquoi ne ferait-on de même avec les mythes ?
Les historiens du Moyen Âge, Dieu merci ! refusent de nier la réalité de la chasse aux sorcières. Les phénomènes qu’ils décryptent sont trop nombreux, trop intelligibles, trop bien documentés pour alimenter, tout au moins jusqu’ici, la furie de déréalisation qui s’est emparée de nos philosophes et mythologues. Les historiens continuent à affirmer l’existence réelle des victimes massacrées par les foules médiévales, lépreux, juifs, étrangers, femmes, infirmes, marginaux en tout genre. Nous serions non seulement naïfs mais coupables si nous nous prétendions incapables d’affirmer la réalité de ces victimes, sous prétexte que tous les « récits » sont forcément « imaginaires », que la vérité n’existe pas, etc.
Si les victimes de la chasse aux sorcières médiévales sont réelles, pourquoi celle des mythes ne le seraient-elles pas ?
Ce qui empêche les mythologues de découvrir la vérité, ce n’est pas la difficulté intrinsèque de la tâche, c’est leur respect excessif pour l’Antiquité classique qui dure depuis des siècles et qui, désormais, s’étend à l’univers archaïque dans son ensemble. C’est l’idéologie antioccidentale et surtout antichrétienne qui empêche la démystification des formes mythiques dont le décryptage est désormais possible.
(R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair)
Il faut démystifier les formes mythiques, donc, en d’autres termes, les examiner comme des documents historiques – et plus précisément, comme des exposés des formations des structures sociales. Ainsi, le sacrifice est bien la reproduction par la communauté de l’acte par lequel elle avait, une première fois, résolu la crise mimétique. Le lecteur curieux ira lire à ce propos des ouvrages utiles sur le pharmakos grec, horrible et méconnu : il y trouvera une confirmation des théories girardiennes.
Le contrat social comme principe d’édification sociale, pour René Girard, c’est un mythe (sans mauvais jeu de mot). « Les sociétés humaines, résume-t-il, sont l’œuvre des processus mimétiques disciplinés par le rite. Les hommes savent très bien qu’ils ne maîtrisent pas leurs rivalités mimétiques par leurs propres moyens. C’est pourquoi ils attribuent cette maîtrise à leurs victimes, qu’ils prennent pour des divinités. »
Nous avons montré, avec R. Girard, comment les mythes, moins que l’expression d’inconnus au sens large, sont les témoignages des processus mimétiques à l’origine des sociétés humaines. Qu’en est-il maintenant des récits bibliques ?
L’anthropologue voit dans la Bible, ancien et nouveau testaments, ni plus ni moins qu’une confirmation de ses théories, et les mêmes révélations que celles délivrées par l’analyse des mythes. Ainsi, le meurtre d’Abel, par Caïn, serait l’un de ces meurtres originels fondateurs des sociétés, communs à de très nombreux mythes (le premier bouc émissaire) ; le dixième commandement du Décalogue (« Tu ne convoiteras point la maison de ton prochain ; tu ne convoiteras point la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni aucune chose qui appartienne à ton prochain »), serait une prescription visant précisément à empêcher l’emballement violent des désirs mimétiques.
Le législateur qui interdit les désir des biens du prochain s’efforce de résoudre le problème numéro un de toute communauté humaine : la violence interne.
(R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair)
Le bouc des péchés d’Israël, celui du Lévitique, serait l’illustration parfaite du fameux bouc émissaire. Satan serait le semeur de scandales, le séducteur qui désire lui-même ce qu’il propose de désirer et devient le rival, et en cela il serait non seulement l’incarnation parfaite de la haine mimétique, mais encore le prince de ce monde, qui maintient son royaume tantôt en excitant les désirs, tantôt en calmant les ardeurs par l’aimantation des haines contre une victime unique (lire, pour plus de détails, le chapitre III du livre de R. Girard). La série des scandales, ce serait la montée des rivalités mimétiques (« Malheur à celui par qui le scandale arrive ! » prévient Jésus). Le reniement de Pierre, la soumission de Ponce Pilate, la foule haineuse de la Passion, représenteraient « le moment […] où les mille conflits mimétiques, les mille scandales qui se heurtaient violemment les uns les autres pendant la crise se mettent d’accord contre le seul Jésus », en somme, le passage du tous-contre-tous au tous-contre-un.
Ce que nous découvrons dans les Évangiles, aussi bien dans la mort de Jean Baptiste que dans celle de Jésus, c’est un processus cyclique de désordre et de remise en ordre qui culmine et s’achève dans un mécanisme d’unanimité victimaire.
(R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair)
Si donc les Évangiles, et plus généralement la Bible, sont aussi des descriptions du processus mimétique, qu’est-ce qui les distingue des mythes, et fait du christianisme une religion plutôt qu’une mythologie ?…
2. Les Évangiles comme opposition aux mythes : une parole de vérité contre une parole de mensonge
Voici un mythe assez typique, raconté par Philostrate : une épidémie de peste sévissait dans la ville d’Éphèse. Apollonius, un gourou, promit aux habitants de mettre fin à l’épidémie. Il les conduisit au théâtre, où mendiait un pauvre homme aveugle et vêtu de haillons, et leur demanda de le lapider. Comme les habitants horrifiés hésitaient, il les harangua, et ils finirent par déchaîner leur fureur contre le mendiant. Le regard de ce dernier se ralluma, il sortit de ses yeux des braises, et en mourant, il révéla sa vraie nature de démon. La peste disparut.
Que l’on compare ce mythe à l’épisode évangélique de la femme adultère !
La communauté en crise, emplie de violence, trouve une victime coupable, et s’apprête à la sacrifier pour évacuer ses haines. Jésus aurait pu, tel Apollonius, encourager les hommes à mettre à mort la femme pécheresse ; c’eût été une manière de guérir l’épidémie violente, la contagion mimétique. Au lieu de cela, il fait semblant d’écrire, baisse les yeux afin de ne pas attirer contre lui les ressentiments (les yeux du mendiant prétendument démon n’étaient en feu que parce que ses agresseurs, excités mimétiquement les uns par les autres, ont bien voulu croire qu’il était démon !), et superbe déclame cette phrase unique, qui les renvoie à leur propre culpabilité, et les disperse : « Que celui qui n’a jamais péché, jette la première pierre ! »
Voilà, en deux anecdotes, la différence essentielle entre le mythe et la religion. Le mythe prescrit des rites à imiter, rites fondés sur le défoulement violent propre à l’humain, nécessaire pour le maintien social, mais terriblement injuste ; la religion d’abord énonce clairement le processus mimétique (le dixième commandement), et prescrit des règles visant à le contenir, ensuite propose, contrairement aux héros des mythes, un bon modèle à imiter : c’est Jésus, qui dans les Évangiles prolonge le dixième commandement du Décalogue.
Ce n’est pas par narcissisme qu’il nous recommande de l’imiter lui-même, c’est pour nous détourner des rivalités mimétiques.
[…]
Loin de surgir dans un univers exempt d’imitation, le commandement d’imiter Jésus s’adresse à des êtres pénétrés de mimétisme. Les non-chrétiens s’imaginent que, pour se convertir, il leur faudrait renoncer à une autonomie que tous les hommes possèdent naturellement, une autonomie dont Jésus voudrait les priver. En réalité, dès que nous imitons Jésus, nous nous découvrons imitateurs depuis toujours. Notre aspiration à l’autonomie nous agenouillait devant des êtres qui, même s’ils ne sont pas pires que nous, n’en sont pas moins de mauvais modèles en ceci que nous ne pouvons pas les imiter sans tomber avec eux dans le piège des rivalités inextricables.
(R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair)
Jésus, loin d’entretenir le mensonge sur les rapports humains et ce qui les consolide fondamentalement, dévoile la vérité du mimétisme et de ses conséquences morbides ; loin de cacher l’innocence des victimes pour mieux encourager le processus mimétique, il les révèle innocentes, et en montrant à l’homme sa cruauté, l’incite à s’amender.
La mythologie, en résumé, montre comme coupable le bouc émissaire de l’emballement mimétique ; la Bible le montre innocent. L’Ancien Testament, relève R. Girard, est une première étape de cette révélation : là où Œdipe incarne la victime coupable par excellence, Joseph est présenté comme la victime innocente ; ce n’est pas son exil, ou son meurtre par la foule, qui interrompt le cycle des représailles, mais le pardon qu’il accorde à ses frères.
L’inversion du rapport d’innocence et de culpabilité entre victimes et bourreaux est la pierre d’angle de l’inspiration biblique. Ce n’est pas une de ces permutations binaires, gentillettes et insignifiantes dont se délecte le structuralisme ethnocentrique, le cru et le cuit, le dur et le mou, le sucré et le salé, c’est le problème crucial qui est posé, celui des rapports humains toujours perturbés par le mimétisme rivalitaire.
(R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair)
L’Ancien Testament, cependant, s’il révèle l’innocence des victimes des emballements mimétiques, ne les montre jamais, comme dans les mythes, divinisées par leur sacrifice même : ce serait concurrencer le Dieu unique ! C’est le Nouveau Testament, qui, en décrivant ce passage de la victime au dieu, termine la description du cycle mimétique entreprise par l’Ancien. « Tout comme dans la Bible, précise R. Girard, les Évangiles réhabilitent les victimes collectives et dénoncent leurs persécuteurs. » Je précise aussitôt, pour ne pas choquer le chrétien, que dans l’esprit de R. Girard, Jésus est moins la victime démonisée-divinisée typique du sacré archaïque, que Dieu lui-même fait chair, descendu sur Terre afin de révéler aux hommes la Vérité qu’ils ignoraient jusqu’alors, à savoir leur responsabilité dans l’emballement mimétique. « Pardonne-leur, s’écrie le Christ, car ils ne savent pas ce qu’ils font ! »
Loin de susciter une transfiguration, une défiguration, une falsification, une occultation des processus mimétiques, la Résurrection du Christ fait entrer tout ce qui restait depuis toujours dissimulé aux hommes dans la lumière de la vérité. Elle seule révèle jusqu’au bout les choses cachées depuis la fondation du monde, qui ne font qu’un avec le secret de Satan jamais dévoilé depuis l’origine de la culture humaine, le meurtre fondateur et la genèse de la culture humaine.
[…]
La révélation évangélique est l’avènement définitif d’une vérité déjà partiellement accessible dans l’Ancien Testament mais qui exige pour s’achever la bonne nouvelle de Dieu lui-même acceptant d’assumer le rôle de la victime collective pour sauver toute l’humanité. Ce Dieu qui, à nouveau, devient victime n’est pas un dieu mythique de plus, c’est le Dieu unique et infiniment bon de l’Ancien Testament.
(R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair)
« Ce dont le christianisme triomphe, écrit R. Girard, c’est de l’organisation païenne du monde. » Jésus crucifié, c’est moins la mise à mort typiquement mythique de la victime censée être coupable par la foule accusatrice, que l’accusation de cette foule contre le bouc émissaire elle-même clouée sur la Croix. Jésus crucifié, en un mot, c’est la révélation des mensonges des accusateurs, c’est la proclamation de l’innocence des victimes rituelles : et l’ensemble des systèmes sociaux fondés sur le sacré des mythes tombe à l’eau définitivement.
Définitivement ? Nous allons voir avec R. Girard comment certains penseurs, tels Nietzsche et ses disciples, ont cru bon de ne trouver dans les textes judéo-chrétiens qu’un complexe de persécution, et dans les mythes « des textes aimables, sympathiques, allègres, guillerets, très supérieurs à l’Écriture judéo-chrétienne ». Danger ! – prévient R. Girard : « prendre pour argent comptant l’absence apparente de violences injustes dans les mythes », c’est courir le risque d’aboyer avec la meute, de fermer les yeux sur des persécutions légitimes, et d’en légitimer de plus modernes… mais nous y reviendrons.
3. Applications modernes et contemporaines de la Vérité chrétienne révélée : Nietzsche père spirituel du nazisme ?
Le lecteur est peut-être confus. Voici donc un résumé de ce qui précède :
Nous avons d’abord montré, avec R. Girard, comment les sociétés étaient fondées sur un premier meurtre rituel, suite à une violence causée par l’emballement du désir mimétique. Puis, nous avons montré que les mythes, en rendant coupables les victimes des meurtres rituels, cachaient aux hommes la vérité, à savoir que ces victimes, boucs émissaires, étaient innocentes. Enfin, nous avons montré comment l’Ancien Testament et les Évangiles, par le récit de la Passion notamment, dévoilait finalement aux hommes la vérité.
L’homme de la société mythico-rituelle, découvrant soudain la réalité du mécanisme victimaire, ne peut plus y adhérer sans un sentiment de culpabilité, et sa société s’effondre : le christianisme, selon R. Girard, est donc littéralement à l’origine d’un nouveau monde.
Les récits de la Passion projettent sur l’emballement mimétique une lumière qui prive le mécanisme victimaire de l’inconscience dont il a besoin pour être vraiment unanime et pour susciter des systèmes mythico-rituels. La diffusion des Évangiles et de la Bible devrait donc entraîner pour commencer la disparition des religions archaïques. Effectivement, c’est ce qui se produit. Partout où le christianisme pénètre, les systèmes mythico-rituels dépérissent et disparaissent.
(R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair)
Et maintenant ?…
La révélation christique du phénomène du bouc émissaire, écrit R. Girard, a engendré dans nos sociétés un fort sentiment de culpabilité à l’égard des victimes émissaires ; c’est ce sentiment, inspiré directement par le christianisme, qui nous a engagés à défendre les victimes de quelque nature qu’elles soient ; là est l’origine véritable de l’abolition de l’esclavage, de l’accueil immodéré des étrangers, de l’entraide humanitaire, etc.
L’évolution que je résume chaotiquement se confond avec l’effort de nos sociétés pour éliminer les structures permanentes de bouc émissaire sur lesquelles elles sont fondées, à mesure qu’on prend conscience de leur existence. Cette transformation apparaît comme un impératif moral. Des sociétés qui ne voyaient pas la nécessité de se transformer se sont peu à peu modifiées toujours dans le même sens, en réponse au désir de réparer les injustices passées et de susciter des rapports plus « humains » entre les hommes.
(R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair)
Mais paradoxalement, ou plutôt naturellement, ce sentiment de culpabilité venu de la révélation christique, par l’effet de l’emballement mimétique, s’est accentué au cours du temps, jusqu’à s’exacerber en véritable concurrence victimaire. Cette concurrence victimaire, antichrétienne car mimétique (or le Christ était censé nous détourner précisément des rapports mimétiques, par l’imitation de lui-même imitant Dieu), a fini par devenir, selon R. Girard, une « cause de persécutions » et même « une source de périls ».
Il y a pire : toujours selon R. Girard, c’est précisément en réaction à ce souci exacerbé des victimes, sous le patronage philosophique de Nietzsche, que le nazisme est apparu.
Le but spirituel de l’hitlérisme, à mon avis, était d’arracher l’Allemagne d’abord, l’Europe ensuite à la vocation que lui assigne sa tradition religieuse, le souci des victimes.
[…]
Supposer, comme je le fais, que les nazis repéraient clairement dans le souci des victimes la valeur dominante de notre monde, n’est-ce pas surestimer leur perspicacité dans l’ordre spirituel ? Je ne le crois pas. Ils s’appuyaient dans ce domaine sur le penseur qui a découvert la vocation victimaire du christianisme, sur le plan anthropologique, Frédéric Nietzsche.
(R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair)
Je ne m’attarderai pas sur la manière dont R. Girard fait de Nietzsche le père spirituel de l’idéologie nazie, le lecteur intéressé lira son ouvrage passionnant, dont cet article ne renvoie qu’un faible écho. J’indiquerai seulement, en deux mots, que le philosophe, en discréditant le judéo-chrétien (cette « morale des esclaves »), a contribué à ramener des foules aux manières de penser du vieux paganisme, manières brutales et stupides, et pour les victimes infiniment cruelles : « Comme Nietzsche est aveugle ici au mimétisme et à ses contagions, il ne voit pas que, loin de relever d’un préjugé en faveur des faibles contre les forts, la prise de position évangélique c’est la résistance héroïque à la contagion violente, c’est la clairvoyance d’une petite minorité qui ose s’opposer au grégarisme monstrueux du lynchage dionysiaque. »
On m’accusera peut-être d’en faire trop dire à René Girard, je ne fais pourtant que le paraphraser ! Et j’en donne pour preuve au lecteur cette citation qui l’édifiera, directement tirée de Je vois Satan tomber comme l’éclair :
Depuis la Seconde Guerre mondiale, toute une nouvelle vague intellectuelle hostile au nazisme mais plus nihiliste que jamais, plus que jamais tributaire de Nietzsche, a accumulé des montagnes de sophismes pour disculper son penseur favori de toute responsabilité dans l’aventure nationale-socialiste.
(R. Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair)
Nietzsche « essence spirituelle du mouvement nazi » ? Chacun se fera son propre avis… Toujours est-il que Nietzsche et les nazis n’avaient malheureusement que trop compris, selon R. Girard, qu’il fallait « renoncer vraiment au souci des victimes », pour que le monde « échappe vraiment au christianisme ». Non pour le meilleur, en l’occurrence, mais bien pour le pire !
Mais pour revenir à des préoccupations plus directement contemporaines, il convient de préciser que le souci des victimes, que j’évoquais, est aussi pour R. Girard le vrai symptôme apparent de la globalisation. Hélas ! aux yeux du penseur, ce souci, perverti par le Diable, c’est-à-dire soumis à l’emballement mimétique engendrant la contagion violente, s’exacerbe chaque jour, et les puissances et principautés, qui s’autoproclament hérauts et boucliers des victimes, reprochent à présent même au christianisme de ne plus défendre les victimes avec assez d’ardeur, et ne voient dans le passé chrétien « que persécutions, oppressions, inquisitions ». Cette paganisation du souci des victimes est proprement antichrétienne, et annonce évidemment le retour de Satan.
Conclusion : résumé de la théorie girardienne
Une dernière fois, je propose de résumer le plus simplement possible la théorie girardienne :
1) Les sociétés naissent, fondées sur un premier meurtre rituel causé par un emballement violent des désirs mimétiques.
2) Les mythes, en rendant coupables les boucs émissaires, évitent aux persécuteurs le sentiment de leur propre culpabilité, et permettent la pérennité des systèmes mythico-rituels.
3) L’Ancien Testament et les Évangiles, en dévoilant aux hommes la vérité, qui est l’innocence du bouc émissaire, entraînent l’effondrement des systèmes mythico-rituels, et l’apparition d’une nouvelle société défenseuse des victimes.
4) Mais à mesure que la religion décroît, l’emballement mimétique repart, et le souci des victimes lui-même se transforme en concurrence victimaire, antichrétienne par essence (car la haine excitée par le désir mimétique, c’est le Diable).
Girardien dans l’âme le temps seulement d’écrire cet article, au moment de conclure, je propose de clamer haut et fort, en réponse aux incessantes polémiques victimaires qui nous pourrissent le quotidien, ces deux phrases tirées des Évangiles :
- Malheur à celui par qui le scandale arrive !
- Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre !
À bon entendeur, salut !
Lecture conseillée :
- Je vois Satan tomber comme l’éclair, René Girard