« Déesse, chante la colère d’Achille, fils de Pélée — colère détestable qui valut aux Argiens des malheurs innombrables, et jeta dans l’Hadès tant d’âmes de héros, livrant leurs corps en proie aux oiseaux comme aux chiens : ainsi s’accomplissait la volonté de Zeus. »
Point de grand article, une fois n’est pas coutume : je ne m’étendrai pas sur l’Iliade et l’Odyssée — on a déjà tellement écrit sur la Bible de la littérature occidentale ! Je me contenterai d’indiquer, à l’intention du lecteur curieux, quelques informations glanées çà et là, que j’ignorais pour certaines, que d’autres que moi ignorent, sans doute. Les spécialistes me corrigeront : je m’appuierai sur une vieille édition des deux poèmes, celle de la maison Gallimard datée de 1955, coll. « Pléiade », avec un dossier de Robert Flacelière, Victor et Jean Bérard, et René Langumier (à laquelle j’ajoute une autre édition de 1999, encore de Gallimard, collection « Folio classique », avec un dossier de Philippe Brunet — mais il ne s’agit que de l’Odyssée).
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De même que nous divisons notre histoire en trois énorme périodes, l’antiquité, le moyen âge et l’époque moderne, de même les Grecs anciens connurent leur antiquité, leur moyen âge et leur modernité. Leur antiquité, si l’on veut, fut la civilisation mycénienne : elle débuta vers 1580, connut son apogée en 1400, s’effondra au début du douzième siècle ; s’ensuivit une période obscure qui perdura jusqu’au huitième siècle (avec la « Renaissance » de l’époque archaïque), et connut sa grande poésie épique, avec les poèmes homériques. Ainsi donc l’Iliade et l’Odyssée forment, en quelque sorte, un pendant à notre Chanson de Roland. Quant à la guerre de Troie, narrée par Homère, elle se serait déroulée vers la fin de la période mycénienne, en 1200, soit cinq siècles environ avant la naissance présumée du poète.
Je dis naissance présumée car on ignore encore, à vrai dire, si Homère exista vraiment… Il faut dire aussi que les arguments des partisans de la multiplicité des auteurs de l’Iliade et de l’Odyssée, voire de l’inexistence d’Homère, sont particulièrement convaincants. À commencer par celui-ci : nous savons que les deux poèmes furent précédés de rhapsodies, « c’est-à-dire, d’après l’étymologie, de pièces destinées à être cousues ou ajustées à d’autres » (R. Flacelière), évoquant le même thème, la Guerre de Troie ; dès lors, pourquoi ne seraient-ils eux-mêmes des réunions de rhapsodies ?
Cette existence certaine de « rhapsodies » indépendantes est l’un des arguments des « analystes ». L’abbé d’Aubignac écrivait déjà : « … Cette poésie s’est faite d’une manière fort extraordinaire. La plus forte circonstance qui me le persuade, c’est le tire de Rhapsodie qu’elle porte ; car ce terme ne veut dire autre chose qu’un recueil de chansons cousues, un amas de plusieurs pièces auparavant dispersées, et depuis jointes ensemble ; et cela m’a fait présumer que ce sont plusieurs petits poèmes séparément composés par différents auteurs, et enfin assemblés par quelque esprit ingénieux qui s’est avisé d’en faire ce qu’on appelle un centon. »
(« Introduction » de R. Flacelière, in Iliade, Odyssée d’Homère, éd. Gallimard 1955, coll. « Pléiade »)
Second argument : il appert que si l’Iliade et l’Odyssée ont pu être composées à la base en Ionie, elles se sont répandues en Grèce par la voie (ou la voix) des « Homérides », sans doute une corporation d’aèdes prétendant se rattacher au grand poète. Or, « pour ceux des modernes, écrit R. Flacelière, qui n’attribuent à Homère que certains chants constituant le germe de l’Iliade et de l’Odyssée, ces Homérides sont fort commodes : ils sont les continuateurs et les arrangeurs tout désignés du poète génial qui n’aurait donné que la première impulsion à un travail poursuivi après lui pendant plusieurs générations. »
Troisième argument des « analystes » évoqué par R. Flacelière, tiré, cette fois-ci, « du caractère oral des poèmes homériques » : si Homère a participé à une poésie orale, non écrite, comment a-t-il pu retenir seul autant de vers, de mémoire ? Et quand même les eût-il retenus, comment ne les eût-ils pas altérés ?
Quatrième et dernier argument, celui du style : il existe en effet une telle différence entre l’Iliade et l’Odyssée, sans compter les contradictions, gaucheries et faiblesses récurrentes internes à chacun des deux poèmes, que les plus optimistes ont pu soutenir qu’Homère ne pouvait être l’auteur que de l’Iliade, quand les plus pessimistes y ont vu une preuve nouvelle de l’inexistence du poète.
Les contre-arguments, bien sûr, ne manquent pas : 1° L’existence certaine des rhapsodies ne signifie pas qu’un poète du nom d’Homère ait pu composer une plus vaste épopée, d’autant plus que les aèdes, au temps supposé de l’écriture de l’Iliade et de l’Odyssée, jouissaient d’un statut d’une relative importance. 2° Les Homérides ont pu véritablement recueillir la poésie d’Homère, et la transmettre telle quelle. 3° Homère a connu l’écriture (il fait mention de procédés écrits, dans l’Iliade notamment) ; dès lors, pourquoi, en sa qualité d’aède notoire, se serait-il privé de l’aide précieuse d’un stylet ? 4° Enfin, les contradictions, les faiblesses internes aux poèmes homériques pèsent moins que l’unité manifeste de l’ensemble.
Mais ces querelles importent peu ! d’ailleurs, la magie des poèmes homériques tient aussi à l’incertitude même de celui ou de ceux qui les composèrent ; puis c’est toute une poésie, que le fin fond du puits littéraire occidental, si j’ose dire, soit sans nom d’auteur ! Pierre Michon, dans Le roi vient quand il veut, Propos sur la littérature, écrivait que « la table rase est une bêtise », et que lorsque nous écrivons, « nous imitons passionnément ». Et en effet toute la littérature occidentale, classique et moderne, imite la narration d’Homère (« Homère, précise R. Flacelière, est à l’origine de toute la littérature grecque », il est « à la source de toute la poésie grecque, et notamment de la poésie dramatique »). Je mets au défi n’importe quel lecteur de ne point reconnaître dans l’Iliade, dans l’Odyssée, jusqu’aux procédés de nos films, de nos romans contemporains. Le format certes est un peu vieilli ; les traces de l’oralité demeurent ; souvent l’esprit de discours l’emporte sur l’esprit de réalisme, les digressions sont audacieuses, et les figures de style, répétitives et formatées ; mais enfin ! — le référentiel est connu, cette histoire parle à notre conscience, on jurerait l’avoir déjà lue mille fois. Donc, la poésie d’Homère proviendrait d’un amas de poètes, et toute notre littérature imiterait cet amas de poètes ; et voici Homère devenir sous nos yeux la figure générale du Poète, l’incarnation fictive et sublime de la Poésie.
Incarnation fictive, incarnation géniale, aussi. Aristote déjà, en précurseur de la narratologie, observait dans la composition d’Homère, — et notamment dans l’Odyssée, qui repose sur un « double agencement des faits » —, un prodige de narration, un exemple parfait de ce qu’il appelait l’unité d’action, nécessaire à la bonne tenue d’un poème. Je passe sur les détails de la Poétique ; que le lecteur compare Au bord de l’eau, de Shi Nai’an, et l’Odyssée ; il comprendra l’importance du resserrement de l’action (ajoutons : du temps et des lieux), et verra, d’un coup d’œil, à quel point l’immortel aède nous influença dans notre manière d’écrire.
Je termine par là : que si l’on ne relisait l’œuvre d’Homère pour sa composition, il faudrait de toute façon la découvrir ou la redécouvrir pour ses enseignements, à la manière d’une Bible. J’exagère à peine ; comme le livre saint, elle est pleine de poésie, de sagesse et d’actions guerrières, de chroniques et de lamentations, de héros et d’appels aux dieux ; elle a son propre personnage en proie au calvaire, Ulysse ; et ses lecteurs, qui la connaissent religieusement, l’interprètent à l’infini. Mais je laisserai à ce propos le mot de la fin à Robert Flacelière :
Homère devint très vite et resta pour les Grecs, malgré les voix discordantes de certains philosophes, non seulement le poète par excellence, mais le meilleur moraliste et le meilleur théologien, le dépositaire et l’interprète de toute sagesse humaine et divine, un maître à penser et un maître à vivre […] L’Iliade et l’Odyssée sont vraiment les livres sacrés de la Grèce, malgré leur caractère assez laïc et la peinture très libre des dieux de l’Olympe. Je ne crois nullement, pour ma part, que ces poèmes aient été composés à l’ombre des sanctuaires, sous le regard des prêtres, mais c’est un fait qu’ils ont pris l’autorité de livres révélés, divins. L’exégèse — même allégorique, lorsque le sens littéral est trop peu satisfaisant — s’est exercée sur ces deux poèmes presque autant que la Bible.
(« Introduction » de R. Flacelière, in Iliade, Odyssée d’Homère, éd. Gallimard 1955, coll. « Pléiade »)
Et maintenant chante, Déesse, la colère d’Achille !…
Lecture conseillée :
- Homère, Iliade, Odyssée, Paris, éd. Gallimard, coll. « Pléiade », 1955