Loin de moi l’idée de vouloir choquer le lecteur en m’attaquant au sacro-saint Henri Guillemin, — qu’au demeurant plus personne ne connaîtrait sans YouTube —, seulement, il faut bien que je réponde à son Napoléon dans le ton du pamphlet : parce que son ouvrage, qui en est un, fait preuve d’une mauvaise foi confondante.
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Napoléon tel quel commence et s’achève par une citation du terroriste Robespierre : « C’est la vérité qui est coupable ». Robespierre qui s’illustra au Comité dont la hache guillotina la moitié de Paris, cependant que lui-même, drapé dans sa pitoyable Vertu, et comme possédé par le feu sacré de la Pureté, s’essoufflait en déclarations totalitaires (« Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable, car jamais l’innocence ne redoute la surveillance publique »). Mais Guillemin aimait Robespierre : on appréciera.
Dès le premier chapitre, le ton est donné : Napoléon est un gangster ; on cherchera par quel miracle un simple bandit, que seul l’argent préoccupait, a-t-il pu tant accomplir en si peu d’années ? Donc, ce que l’auteur reproche d’abord à Bonaparte, c’est d’avoir laissé le pays « exsangue, ruiné, et réduit à des limites plus étroites même qu’en 1792. » Notez la nostalgie de Guillemin quant aux frontières naturelles de la France, lui qui reprochera sans pitié au « lion » ses conquêtes monstrueuses ; puis c’est oublier un peu facilement les lycées, la légion d’honneur, la Banque de France, le Concordat, les préfets et le Code civil, et pour la nation un sujet de fierté intemporel. Oui, mais voilà : Guillemin n’en démord pas, Napoléon est un mercenaire. L’histoire le contredit-elle ? L’animateur de télévision la dédaigne : trois lignes, peut-être, sur les masses de granit — mais que de pages, que de digressions sur la frivolité du père Bonaparte, sur la rapacité de la mère, que de racontars, que de commérages ! Un peu gêné aux entournures, Guillemin croit bon de préciser en dernière page de son brûlot : « Quant aux menus détails que j’ai jugé bon de rapporter sur M. Bonaparte lui-même, sa personne et son « âme », si ce n’est pas très beau, ce n’est pas à moi qu’il faut s’en prendre ; “c’est la vérité qui est coupable”, disait déjà Robespierre. » C’est commode ! et puis, quelle vérité ! On m’expliquera en quoi il était pertinent de s’en prendre aussi méchamment à l’embonpoint de l’exilé de Sainte-Hélène ? — et je ne parle pas des insinuations sur sa sexualité : c’est trop bête et trop bas.
Il y a de bonnes choses (pas beaucoup) dans l’ouvrage de Guillemin ; ce n’est pas inutile, par exemple, de dénoncer le ridicule d’une certaine hagiographie historiographique ; c’est vrai aussi que Napoléon fut un homme d’argent, et que l’argent l’a fait autant qu’il l’a défait. Mais pour le pamphlétaire, que la question de l’argent obsède décidément, l’Empereur a conduit sa carrière sans autre but que le désir d’amasser sa richesse. Le lecteur ne s’y trompera pas ; c’est une habitude des gens de gauche de prêter à leurs adversaires des intentions cupides, afin de les décrédibiliser — puis on ne peut jamais prouver l’absence d’intention. Napoléon récupère-t-il donc sur les États conquis des tributs exceptionnels ? — Guillemin se déchaîne en vitupérations. Il n’est guère plus sérieux que ses hagiographes, quand il dresse de l’Empereur le portrait d’un ogre digne des caricatures de l’Angleterre : mais enfin, tout marxiste qu’il est, ignore-t-il que l’argent est le nerf de la guerre, et que Bonaparte a fait constamment la guerre ? Au tribunal de l’histoire, le robespierriste le guillotine pour mains sales : il a touché l’or ! La critique, grotesque, est d’un bourgeois de salon.
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À part les commérages diffamatoires, on n’apprend rien chez Guillemin. À dire le vrai, il pastiche Bainville ; seulement, s’écartant de toute rigueur historique, il présente les faits de la manière la plus hostile, établissant ainsi un narratif à charge d’une partialité risible. Par exemple, Napoléon, arraché brutalement à sa terre de Corse, devait éprouver bien des difficultés à s’acclimater à la France : eh bien Guillemin, cruel, lui reproche sa haine du pays… mais c’est à croire que le pamphlétaire veut bien professer le nationalisme et l’amour de la patrie, lorsque cela l’arrange ?… Autre exemple : le double-jeu de Bonaparte en Corse, selon Guillemin, témoignerait magnifiquement de son cynisme de gangster ; gangster étonnant, qui dans le même temps lit les auteurs classiques avec une assiduité d’écolier, ce que Guillemin passe évidemment sous silence (le procureur ne va quand même pas défendre le prévenu ?) Au fait, Bonaparte, fils des Lumières et de la Révolution, lecteur de Rousseau, a toujours encouragé le nationalisme des peuples : que l’on songe à la Pologne ! Évidemment, notre psychologue en herbe n’est pas si fin dans l’analyse ; lui ne dévie jamais de son postulat : Napoléon est un caïd ignare, égoïste et vulgaire, comment dès lors serait-il mû par des mobiles supérieurs ? Et le pamphlétaire d’affirmer le plus tranquillement du monde : « Toute idée largement humaine lui est étrangère ; pas l’ombre, en lui, d’une doctrine ; rien qui ressemble à un système qu’il aurait conçu, quel qu’il soit, de “droite” ou de “gauche”, pour le bien de la collectivité. » Le bonapartisme n’est pas une « doctrine », donc, et c’est bien dommage, car Guillemin passera les cent cinquante pages qui suivent à critiquer le bonapartisme politique ; puis d’ailleurs, on trouve précisément chez Bainville, qu’il foudroie de son mépris, une longue et belle définition de l’œuvre politique de Bonaparte, qui « conservait les idées générales et les résultats de la Révolution, inscrits dans le Code civil », ce « système très simple et même sommaire, une poigne, l’ordre dans la rue, le droit à l’héritage, la propriété intangible, les fonctions ouvertes à tous, la permission d’aller à la messe pour ceux qui en ont envie, pas de gouvernement des nobles ni des curés ». Alors, soit Guillemin n’a pas lu Bainville, contrairement à ce qu’il prétend, soit il le cite fort mal à propos. Du reste, l’usage grossier des sources est récurrent chez le pamphlétaire. Jugez plutôt : il dédaigne le Mémorial (sans doute à juste titre), mais cite les Mémoires de Barras avec l’évidence de la vérité — Barras trahi au 18-Brumaire puis exilé hors de Paris, et qui ne pardonna jamais à l’Empereur son humiliation. Non, Monsieur Guillemin, ce n’est pas la vérité qui est coupable : c’est la manière dont on la rend.
Je parlais de narratif à charge : Napoléon tel quel, c’est un réquisitoire. Les poussières révolutionnaires seront montées à la tête de Guillemin : il se sera pris pour l’accusateur public du Tribunal de l’Histoire. L’avancement fulgurant de Bonaparte ? des manigances : comme si l’émigration, la guerre civile, l’ennemi aux frontières n’avaient pas favorisé un vaste réseau de promotions. Ses fautes d’orthographe ? la preuve d’un esprit balourd, et tant pis pour Le Souper de Beaucaire, écrit à seulement vingt-trois ans. Ses réclamations auprès des généraux, des ministres ? Autant de preuves de sa cupidité, comme s’il n’avait jamais eu toute une famille à nourrir. Le refus de servir en Vendée ? à l’évidence, une démonstration nouvelle de sa rapacité : comme si le fait qu’on lui eût destiné une brigade d’infanterie alors qu’il était artilleur, comme le rappelle Bainville, n’eût compté pour rien dans cette décision. Et Guillemin d’accuser encore Bonaparte d’apatride avec haine et mépris, dégoût jusqu’au bout de la plume. On a dit de Napoléon qu’il avait pu réconcilier les Français parce qu’il était étranger à la France, et donc au-dessus des passions qui la divisaient ; pour Guillemin, Napoléon n’était qu’indifférent au sort de son pays : et l’on voit comment d’une même histoire découlent deux vérités…
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On s’étonnera de l’étroitesse de l’ouvrage de Guillemin ; cent cinquante pages en format poche, grosse écriture et vastes marges ; on s’en étonnera moins après l’avoir lu : c’est un résumé à grands, à très grands traits de la vie de l’Empereur, et il ne brille ni par sa nuance ni par son analyse. La campagne d’Italie, une rapine ; l’Égypte, un fiasco ; Brumaire, le coup d’État du pantin de la classe possédante. À ce propos, il faut lire Guillemin rendre éloge à Robespierre, l’homme du « seul parti qui met en cause le vieil agencement social, […] l’antique machine à faire des riches au moyen du travail des pauvres ». Dans la lutte des classes, le marxiste a choisi son camp : il sera du côté des « mangés » contre celui des « mangeurs » — le raccourci est barbare : n’est pas Marx qui veut, et d’ailleurs le marxisme, qui réduit tout aux rapports de classes, rétrécit considérablement le champ de l’analyse historique. Le pamphlétaire, marxisé donc au cœur et à l’âme, croit condamner Bonaparte en démontrant au lecteur qu’il fut capitaliste et libéral, et du parti de la bourgeoisie propriétaire. Oui, et alors ? Les terroristes de quatre-vingt-treize ont-ils fait pour le peuple mieux que Napoléon ? — tous les pauvres, Monsieur Guillemin, n’ont ni la haine des riches ni celle des bourgeois, au contraire. C’est extraordinaire, la manière dont l’auteur fait du parti de Robespierre celui de la justice et du droit des opprimés ; ou bien la manière dont il reproche à Napoléon son « réalisme », comme si c’était un mal (pourquoi ?) et comme si un homme ne pouvait être en même temps idéaliste et réaliste ; ou encore, la manière dont ce dénonciateur de l’autorité du pouvoir et des banquiers, peste quand Bonaparte s’attaque aux juges et aux prêtres…
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Si j’accusais en introduction Henri Guillemin de mauvaise foi, c’est parce que je le crois trop intelligent pour asséner par simple ignorance autant de contre-vérités successives. Quand il accuse le cynisme du serment du sacre, il feint de méconnaître qu’en effet, Napoléon exporta dans l’Europe entière l’égalité des droits, la liberté civile et politique. Quand il réhabilite le Directoire, vantant sa probité petite bourgeoise, il fait comme si ce régime n’avait pas acculé le pays au bord du gouffre ; bien sûr, il omet la fameuse apostrophe de Bonaparte au secrétaire de Barras : « Qu’avez-vous fait de cette France que je vous avais laissée si brillante ?… », préférant rappeler cet ordre (génial justement, mais que Guillemin ne pouvait comprendre) donné à Lecomte, au moment qu’il visitait les Tuileries et apercevait sur les murs des bonnets phrygiens, souvenirs de l’odieux Comité de Salut Public : « Et faites-moi disparaître toutes ces saloperies ! » Quand il reproche à l’Empereur sa rage de guerre, dénombrant les morts de ses campagnes (a-t-il compté, aussi, les têtes fauchées par la Terreur ?…), il oublie d’exposer les raisons de ces guerres, la préservation des acquis révolutionnaires, l’impossibilité de rendre la Belgique, la nécessité du blocus continental : c’est dommage !
La fin de l’ouvrage de Monsieur Guillemin est sublime de perfidie. L’auteur peut bien se gausser de ceux qui comparent l’exilé de Sainte-Hélène à Prométhée enchaîné ; lui, qui le dépeint tel qu’un barbon de Molière, n’a pas de leçon à donner en matière de caricature. Lorsqu’il dresse le bilan de Napoléon, aux dernières pages, il croit dévoiler au lecteur toute l’horreur du bonapartisme ; et le voilà de lister, pêle-mêle, le rétablissement de la propriété et de la religion, le renversement du gouvernement populaire, l’assise de la bourgeoisie au pouvoir, la fin de la lutte des classes et la tranquillité pour les honnêtes gens : eh bien, cet homme était donc si méchant ?…
Lecture conseillée :
- Henri Guillemin, Napoléon tel quel