Arguments pour l’entrée de Molière au Panthéon

Le Panthéon de Paris en 1794-1795, par Jean-Baptiste Hilair
Le Panthéon de Paris en 1794-1795, par Jean-Baptiste Hilair

La France qui débat tout le temps et sur tout ne pouvait se passer d’une nouvelle polémique pour le quatre centième anniversaire de la naissance de Molière. C’est Francis Huster, cette fois-ci, qui mettait le feu aux poudres. Et pour cause ! Emmanuel Macron lui avait fait miroiter une entrée du dramaturge au Panthéon — entrée que le comédien réclamait depuis des années —, et même, avait pu lui laisser croire que celle-ci serait effective pour les grandes célébrations de sa venue au monde. Hélas ! les cérémonies passèrent, et Molière ne repose toujours pas dans le caveau des grands hommes…

Avec deux ans de retard, je prends ma plume pour défendre à mon tour l’idée de Francis Huster : tout vient à point à qui sait attendre ; puis l’auteur de Tartuffe n’est plus à deux ans près… L’affaire, à dire le vrai, ne me passionne guère. Seulement, je suis stupéfait par la pauvreté des arguments d’en face ; et peut-être encore plus par la répartie qu’on leur oppose.

Il faut commencer par dire que les raisons de ceux qui contestent la panthéonisation de Molière n’ont aucune valeur, ni juridique, ni historique. Elles ne sont que des opinions. Je cite Bruno Roger-Petit : « Le Panthéon est un temple laïque, enfant de la patrie républicaine, elle-même engendrée par les Lumières. C’est pour cette raison que toutes les figures qui y sont honorées sont postérieures aux Lumières et à la Révolution. C’est un legs qu’il faut peser avant de rompre avec cette histoire républicaine et patriotique ». D’abord, le Panthéon n’est pas un « temple laïque, enfant de la patrie républicaine, elle-même engendrée par les Lumières. » Les Lumières n’ont qu’un rapport très minime avec la République ; puis, le Panthéon fut d’abord une église fondée par Louis XV, et renommée par la Révolution : le temple a pourtant bien la forme d’une croix ! Ensuite et surtout, la raison qu’invoque le « conseiller-patrimoine  » n’existe pas dans le droit positif : elle ne sort que de son esprit. Mais passons ; l’argument de B. Roger-Petit, à dire le vrai, n’est pas si mauvais : après tout, il ne fait que rappeler une coutume incontestable.

Je voudrais surtout m’attarder sur les propos de Stéphane Bern : « Le symbole est joli de faire entrer le père de la langue française au Panthéon. […] Mais n’y entrent que ceux qui ont défendu la République. Les grands hommes et femmes d’après la Révolution ». Déclaration extraordinaire et tout droit sortie du chapeau ! Quelle loi en effet, quel décret énonce que n’entrent au Panthéon « que ceux qui ont défendu la République, les grands hommes et femmes d’après la Révolution » ? Aucun. Le seul élément du droit positif qui concerne les admissions à l’intérieur du monument tient dans un décret du 26 mai 1885, signé par Grévy, Goblet, Allain-Targé et Carnot, et dont voici la lettre : « Le Panthéon est rendu à sa destination primitive et légale. Les restes des grands hommes qui ont mérité la reconnaissance nationale y seront déposés. » On me répondra que la « destination primitive et légale » du Panthéon correspond au décret de 1791, par lequel l’Assemblée décidait que « …le nouvel édifice serait destiné à recevoir les cendres des grands hommes à dater de l’époque de la liberté française » ; ce à quoi je répondrai que « l’époque de la liberté française » ne date pas de 1789 ! À ceux qui en douteraient, invoquant l’intention du législateur, je rappellerai deux choses : d’abord, que la décision avait été prise en 1793 de panthéoniser Descartes ; ensuite, que Voltaire et Rousseau, morts en 1778, dorment l’un en face de l’autre à l’abri du grand dôme… Au passage, on relèvera l’inanité de la dernière phrase de M. Bern.

Je poursuis. Christophe Schuwey, sur une chaîne d’information en continu, expliquait doctement que « Si le Panthéon doit célébrer l’avènement de la République, Molière est un homme de l’Ancien Régime et un soutien du pouvoir de l’Ancien Régime et de Louis XIV ». M. Schuwey n’a pas tort de faire de Molière un soutien de l’Ancien Régime ; Paul Bénichou, dans ses Morales du Grand Siècle, démontre admirablement que c’est une erreur commune de penser que l’auteur du Bourgeois gentilhomme fut un critique du système monarchique ; mais de nouveau, il invente une condition d’entrée au Panthéon qui n’existe pas, ni dans les textes du droit positif, ni dans la coutume législative et présidentielle. S’il faut avoir été républicain pour entrer au Panthéon, on m’expliquera pourquoi Voltaire y repose ?… Ou les généraux et autres comtes d’Empire ? Non, Monsieur Schuwey, avoir été républicain n’est pas une condition pour entrer au Panthéon ! Des conditions, il n’en existe que trois, si vous voulez : 1° avoir été un grand homme, 2° ayant mérité la reconnaissance nationale, 3° à dater de l’époque de la liberté française. Disons que « l’époque de la liberté française » ne veut rien dire, puisque l’histoire de France, c’est l’histoire de sa liberté ; j’en veux pour preuve que le Siècle des Lumières a pu s’épanouir au temps de la monarchie absolue de droit divin, le régime le moins libre sur le plan des institutions politiques que ce pays ait jamais connu. Deux conditions majeures, donc : un grand homme, ayant mérité de la reconnaissance nationale.

J’en viens au fait : Molière remplit-il les critères pouvant permettre son entrée au Panthéon ? Il fut l’incarnation de l’esprit français aristo-libertaire, réaliste et voltairien (sans anachronisme), bourgeois également, à la morale pratique et tempérée ; le fils de Montaigne et de Rabelais, de Ronsard pour son amour de la nature et sa méfiance envers les institutions qui s’en défient (lire les belles pages de G. Lanson à ce propos). Aussi, le père de nos réalistes, de nos libertins, par son don d’observation des types humains, par son amour immense de la liberté, et par sa détestation du dogme.

Une chose fait ressortir la profondeur de l’observation du poète : c’est que parfois sa comédie semble devancer les mœurs. Dès 1672, dans les Femmes savantes, on voit se substituer à la préciosité un pédantisme scientifique et philosophique qui ne se développe visiblement qu’à la fin du siècle et s’épanouit au siècle suivant. Et pour don Juan, le grand seigneur méchant homme, athée avec conviction, par principe rationaliste, si l’on veut lui trouver des originaux vraiment ressemblants, mieux que les libertins de la Fronde, les roués de la Régence ou les nobles protecteurs de la philosophie, les Richelieu et les Choiseul nous en fournissent. Il est même remarquable que Molière a si bien posé les traits caractéristiques des diverses classes de la société française, qu’à travers toutes les révolutions, les grandes lignes de ses études restent vraies : Balzac et Augier nous aideraient à le prouver.
(G. Lanson, Histoire de la littérature française)

Molière, enfin, fut le plus grand écrivain de l’histoire de notre littérature : le français, c’est encore aujourd’hui la « langue de Molière ». D’ailleurs Voltaire, le panthéonisé, dans sa Vie de Molière méconnue parle sans cesse du « génie » du dramaturge. Et pour Lanson, « de tous les écrivains de notre XVIIè siècle », il fut « peut-être le plus exactement, largement et complètement français, plus même que La Fontaine, trop poète pour nous représenter. Au lieu que le génie de Molière n’est que les qualités françaises portées à un degré supérieur de puissance et de netteté. » Francis Huster a trouvé une belle formule : « Molière est la France, si on l’enlève d’une bibliothèque française, elle s’écroule ». Et je voudrais citer en dernier lieu Patrick Dandrey, in extenso, parce qu’il n’y a rien à ajouter à ses propos, et rien à retrancher :

La panthéonisation est la consécration nationale d’une excellence universelle. Or, écrivain national s’il en fut (le français n’est-il pas la « langue de Molière » ?), classique et par là offert à tous les âges, depuis celui des petites classes, poète identifiant d’une nation qui, plus que jamais, a besoin de faire communauté, Molière est tout autant universel : parce qu’il incarne le rire, ce « propre de l’homme » ; parce que, comme acteur, auteur, scénographe et chef de troupe, entrepreneur d’une start up qui connut la faillite et le succès, il incarne ce bien commun à l’humanité qu’est le théâtre ; parce qu’enfin il promeut une vision de l’homme saisi sous l’angle du ridicule, recours universel de ceux qui n’ont d’autre moyen pour contester les tyrannies d’État ou d’esprit, très majoritaires dans le monde d’aujourd’hui. Faire entrer l’auteur de Tartuffe au Panthéon, ce serait sanctuariser moralement le droit laïque et universel à la caricature blasphématoire.
(P. Dandrey, interview donnée au « Laboratoire de la République », 19 janvier 2022)

Molière, en cela même puissamment français, a été le moins religieux de nos écrivains ; à l’heure du retour des extrémismes religieux, de tous bords d’ailleurs, comme sa venue au Panthéon serait consolante ! Mais il faut conclure : peuvent entrer au Panthéon les grands hommes ayant mérité de la reconnaissance nationale — et j’ajoute, puisque c’est l’esprit des décrets précités, amoureux de la liberté. Voyez ce que fut Molière. Pensez que Thévenard est au Panthéon… Le second a-t-il plus mérité cet honneur que le premier ? À vous d’en juger.

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  1. Très juste et très pertinente défense de Molière face à quelques idéologues ou quelques ignorants qui peinent encore à reconnaître en l’auteur du Misanthrope l’un des auteurs qui font honneur à la France, république ou pas. Merci pour cette mise au point !


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