D’un château l’autre, de Céline – La gorge dans la plume

Portrait de Louis-Ferdinand Céline par Gio, 7 juin 2011
Portrait de Louis-Ferdinand Céline par Gio, 7 juin 2011

Pour parler franc, là entre nous, je finis encore plus mal que j’ai commencé…
L.-F. Céline


Céline est décidément un bien mystérieux génie. Les premières pages D’un château l’autre, on y louche les yeux écarquillés avec une sorte d’effarement, se demandant comment diable on ira jusqu’au bout… et puis, on se laisse prendre au jeu ; et c’est hypnotisé, fébrile même, qu’on avance dans l’ œuvre obscure — avec regret, qu’on la quitte au bout du compte !

Il paraît que Céline a révolutionné le style ; qu’il a fondu l’oral dans l’écrit. Peut-être ; mais alors sa révolution commence et s’arrête à lui-même : a-t-on jamais rien lu de comparable ?… Que l’on ne me dise pas que son talent fut d’avoir écrit comme on parle, jetant bas les conventions littéraires, ouvrant la porte au naturel ; ce serait fouler aux pieds son travail énorme sur la langue. Cendrars, les journalistes, les romanciers d’aujourd’hui écrivent comme ils parlent, soit-disant naturellement ; ils écrivent mal : car comme disait La Rochefoucauld, on croit toujours qu’on est naturel, lorsqu’on n’est que mal poli et grossier. Céline, au vrai, imite le langage parlé avec poésie : c’est très différent. Cela demande un labeur autrement exigeant ! — d’ailleurs son style, empreint d’allitérations, d’hypallages, de métaphores, use de toutes les règles de l’art du métier d’écrivain : on sait que Céline était un grand lecteur. D’un château l’autre, comme du reste le Voyage, fuse de beautés comme on en lit plus, des « Je serai mort naturel » entre deux datifs éthiques, des « ce qui nuit dans l’agonie des hommes c’est le tralala » (à ce propos, le chapitre sur la mort de sa chienne est magnifique), des « le cœur ment jamais », dans l’oreille du stéthoscope… Travail de chien, donc, que cette orgie de trois points, ce style plume-gorge, gorge-dans-la-plume « soi-disant original ».

Flaubert cherchait à effacer l’écrivain de la narration ; Céline va plus loin : il cherche à effacer dans la narration même la convention de l’écriture, afin de toucher au plus près au sentiment originel, celui que la verbalisation trahit. C’est un peu abstrait, peut-être ; Thomas Ravier, à l’occasion d’un article pour Art Press rédigé au moment de la parution des Lettres de Céline à Milton Hindus (« Le bruit et la douceur de Louis-Ferdinand Céline »), a très bien exprimé la conception célinienne de l’écriture :

Mais c’est surtout une conception, paradoxalement biblique, de l’écriture, qui se révèle dans cette cataracte de lettres : « Tout est écrit déjà hors de l’homme. » Ou bien : « Je ne crée rien à vrai dire. » Et : « Tout est fait hors de soi — dans les ondes je pense. » Autrement dit : au commencement était le verbe (ou, plus prosaïquement : « Ça a débuté comme ça ») et l’écrivain doit savoir s’effacer subjectivement au profit de ce magma émotif de mots. »

On cherchera, en vain, l’intérêt de revenir au « magma émotif de mots », au chaos originel. De fait, l’abandon par Céline de la syntaxe, autant que de la grammaire, rend son œuvre quasiment illisible ; dans mille ans, on n’y comprendra plus rien. Même Rousseau, délirant, garda l’élégance de ne pas abandonner la langue : et je vois hélas aujourd’hui plus de naturel, plus de légèreté, plus d’Ariel chez l’auteur des Confessions que chez celui de Rigodon Le misanthrope finit par perdre la tête et la plume ; il n’écrit plus, il déchire — cela devient macabre.

*

« Je rassemble mes souvenirs », écrit Céline ; avant de nous embarquer dans sa tête, « une espèce d’usine qui marche pas très bien comme on veut »… Et pourtant ! même si on ne comprend pas tout, la magie opère. L’expression qui lui est si particulière nous fait comme sentir la narration ; et l’on se retrouve pour ainsi dire embrassé dans le grand jaillissement de ses souvenirs : ce sont d’abord les bonnes dames « idiotes à bramer », « rédhibitoirement connes », qui souveraines brisent, adoubent les docteurs ; puis Courbevoie, Bellevue, Meudon ; Achille, son éditeur, l’homo deliquensis, le trifouilleur, la vieille chaisière qui « sera regardable, mort », « son horrible sourire ravalé » ; et puis La Publique, le bateau-fantôme, les revenants sur les quais de Seine ; enfin Siegmaringen, la princesse dans les douves, Bichelonne et son salon Premier Empire, le palier puant du Löwen, Laval, Lili et Bébert, Lili Marlène, et Pétain, le maréchal-pissant sous la pétarade, « notre dernier roi de France ». L’ambiance est d’une comédie-gore, d’un vaudeville de cadavres ; et ça défile comme dans une foire aux monstres, les spectres-clowns de l’effroyable bouffonnerie, l’évêque du catharisme, les voleurs, les « pétasses », les garces en ramassis, et puis les chiards qu’on mate à grands coups de claques dans la gueule, et tout ça, dans un vent fougueux délirant qui sent les tripes !…

« Puzzle que ma tête », s’exclame Céline : et comment ! Rudement secouée, la boite à souvenirs ; d’un chien l’autre, d’un train l’autre, d’un camp l’autre, on se prend à regretter que l’auteur ne nous ait pas foutu, à nous aussi, « extrêmement la paix ». La distribution des tartes, entre Mauriac et Raumnitz, Achille et Tartre, les vivants et les morts, quand elle n’est pas lassante, devient franchement consternante. Même l’éditeur, Gallimard, « vieux merlan frit libidineux », se fait traiter comme un paillasson : apparemment, chez ces gens, le profit l’emporte sur l’honneur — « ils voient moi mort tous mes livres leur jaillir des caves ! »

Quand même, en voilà, des souvenirs ! Sans ces mémoires, qui saurait que Céline fut nommé par Laval Gouverneur de Saint-Pierre-et-Miquelon ? car il osa en faire la demande au chef du gouvernement en exil !… Vraiment, quels souvenirs de salaud… mais de génial salaud !

 

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