La sortie au cinéma de Monsieur Aznavour d’Idir et Grand Corps Malade, avec Tahar Rahim dans le rôle-titre, m’inspire ces quelques réflexions sur les textes du chanteur. Il faut dire aussi que la poésie aznavourienne mérite la plus grande attention ; c’est plus qu’un auteur, c’est un poète qui nous a livré, pendant plus de soixante-dix ans, les trésors de sa plume admirable ; un auteur à l’encre tantôt grise et tantôt verdoyante, amoureux passionné de notre langue, dont l’esprit se voulait français par-dessus tout. Charles Aznavour a été le successeur de nos plus grands poètes et de nos plus grands romanciers.
Mais qu’est-ce donc, que l’esprit français ?… Un attachement candide à la terre plutôt qu’une aspiration au ciel, une philosophie centrée sur la recherche du plaisir, assez libérale, et méfiante envers les règles qui brident les désirs naturels de l’homme ; mais aussi le corollaire moins heureux de ces deux principes : le réalisme matérialiste un peu médiocre, un peu bas, l’avarice du bourgeois et l’avidité du paysan ; puis les regrets, poignants, de la jeunesse qui passe trop vite et se perd avec les plaisirs…
On aura reconnu là Villon, Ronsard et Du Bellay, Rabelais, Molière, Balzac et Rimbaud… et Aznavour ! Comment ne pas voir en effet dans les textes du chanteur l’héritage de ses prédécesseurs ? Tel Ronsard qui se désespérait de la rose qui ne dure « que du matin jusques au soir », Charles Aznavour, dans Sa jeunesse, dans Hier encore, chante « le temps perdu », ses « amours mortes avant que d’exister », pleure la richesse des heures qui nous sont comptées ; quand il gémit sur ses jours « qui fuyaient dans le temps », ses vingt ans, son passé, l’on croirait encore entendre l’auteur des Amours : « Bien fol est qui se fie en sa folle jeunesse / Qui si tôt se dérobe, et si tôt nous délaisse » ; enfin tous deux, à quatre siècles d’intervalles, trouvent des délices dans les blessures du cœur : c’est « Amour me tue », c’est Mourir d’aimer.
Ronsard est inséparable de Du Bellay ; on retrouvera chez Aznavour le caractère mordant et désabusé de l’Angevin ; l’un comme l’autre ont été les chantres des regrets, les persifleurs des grands. Ainsi quand le poète de la Pléiade, « pour désaigrir l’ennui qui [l]e tourmente », raille « ces vieux singes de cour » (dans un sonnet digne de La Bruyère), le chanteur s’amuse avec humeur de ses « relations », très haut « placées », très « décorées », très « influentes », très « bedonnantes ». De Rome, Du Bellay ne peut taire sa déception ; « que c’est triste Venise », répète Aznavour en écho (et en alexandrins !), « le soir sur la lagune, quand on cherche une main que l’on ne vous tend pas » ; peut-être que le premier gémit moins sur ses amours que sur ses ambitions ; il n’empêche : Aznavour, comme Du Bellay, souffre de vague à l’âme, de mélancolie au cœur, — d’amertume —, soupire et se désole ! L’un se désespère d’avoir quitté l’Anjou : « Malheureux l’an, le mois, le jour, l’heure et le point / […] Quand pour venir ici j’abandonnai la France : / La France, et mon Anjou, dont le désir me point » ; l’autre que sa vie accable, aux docks « où le poids et l’ennui » lui « courbent le dos », et qui n’a « connu toute [s]a vie que le ciel du nord », rêve de ces navires arrivant du « bout du monde », du « pays des merveilles », des « pays inconnus » aux « éternels étés où l’on vit presque nu ». Qu’il se console ! s’il fût parti, nul doute qu’il eût-il cruellement regretté son beau voyage !…
Je parlais de Balzac ; c’est qu’il y a évidemment quelque chose des Illusions perdues dans Je m’voyais déjà, la chanson la plus célèbre d’Aznavour ; Lucien de Rubempré, ce jeune ambitieux plein d’espoirs montant à Paris pour avoir du succès, et se retrouvant comme broyé par la réalité qui le rattrape au col, aurait pu la chanter. « À dix-huit ans, j’ai quitté ma province… J’étais certain de conquérir Paris… Je m’voyais déjà en haut de l’affiche… Tout a raté pour moi… On ne m’a jamais accordé ma chance… » Au moment qu’Aznavour dit, les trémolos dans la voix : « D’autres ont réussi avec peu de voix et beaucoup d’argent, moi, j’étais trop pur ou trop en avance », il se fait le magnifique porte-parole de plusieurs générations d’écrivains, romanciers du dix-neuvième, Balzac, Flaubert, Dickens (Les Grandes espérances), mais aussi moralistes du Grand Siècle, et vieux bardes du dépit — Aznavour, paraît-il, aimait citer François Villon.
Je passe sur Désormais, Les deux guitares, La Mamma et tant d’autres encore… Un dernier mot, pour conclure. Aznavour n’eût pas été génial s’il n’avait été que désenchanté ; mais il sut aussi s’inscrire dans la lignée des Rabelais, des Molière et des Rimbaud, célébrant les plaisirs simples (« viens voir les comédiens… »), exaltant le naturel au mépris des morales (« comme ils disent… »), prêchant l’amour bête, le désir spontané (« toi, tes eyes, ton nose, tes lips adorables… »), et, sur un ton plus sérieux peut-être que Rimbaud (« Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées »), évoquant cette mystérieuse insouciance d’un passé dont il se remémore les joies, et qui n’existe plus… « Fallait-il que l’on s’aime et qu’on aime la vie… »
J’aime que l’on place quelques chanteurs (Brassens, Nougaro, Barbara, Bernard Dimey qu’il ne faut surtout pas oublier…) dans la lignée des grands poètes. C’est une belle idée de l’avoir fait pour Aznavour, merci !
Je pense en effet réitérer l’exercice pour quelques noms connus… Gainsbourg aussi, que j’aime beaucoup !