On connaît surtout La Rochefoucauld pour ses Maximes qui sont une leçon sur le cœur de l’homme, et dont on exagère la noirceur ; mais aussi notre monde, marqué au sceau d’un vaste optimisme de consommation, ne jure plus que par la bienveillance ; alors, il est admis communément que l’homme est bon par nature et que la société le corrompt, sans que l’on remette jamais en question ce fondement philosophique fort contestable, hérité d’un sauvage. Comment ! le cœur de l’homme serait tout d’amour-propre, de passions égoïstes, d’intérêts personnels, et par là s’expliqueraient ses actions même les plus charitables ? Horreur !… On me permettra de douter, pourtant, de cet axiome de Rousseau, selon lequel la civilisation pourrirait l’âme ; et j’ose mieux croire le prince de Marcillac, pour qui « la nature a prescrit à chaque homme dès sa naissance des bornes pour les vertus et les vices » (CXCIV) ; pour qui « le bon naturel, qui se vante d’être si sensible, est souvent étouffé par le moindre intérêt » (CCLXXXIII) ; pour qui « la plupart des jeunes gens croient être naturels lorsqu’ils ne sont que mal polis et grossiers » (CCCLXXV), que Jean-Jacques Rousseau, dont Voltaire disait qu’en lisant ses ouvrages, il lui prenait l’envie « de marcher à quatre pattes ». Au fait, les Maximes de La Rochefoucauld ne sont ni noires, ni pessimistes : elles sont réalistes !
On connaît surtout La Rochefoucauld pour ses Maximes, disais-je ; un peu moins pour ses Mémoires rédigés au début de la seconde moitié du dix-septième, qui couvrent les années 1629 à 1652. C’est une faute impardonnable, et d’abord parce qu’ils sont d’un seigneur dont l’on tend à oublier l’importance. Le duc, pourtant, descend de « l’illustre maison des Lusignan », ainsi que le rappelle fort utilement Jean Lafond dans sa « Préface » aux éditions Gallimard des Mémoires (2006), les Lusignan célèbres au temps des Croisades, et qui ont eu « l’honneur d’être entrés dans des alliances royales ».
François VI rappellera ces origines dans son Apologie et dans sa lettre à Mazarin d’octobre 1648, où il écrit, non sans orgueil, « qu’il y a trois cents ans que les Rois n’ont point dédaigné de nous traiter de parents ».
(« Préface » de J. Lafond, in Mémoires, La Rochefoucauld, éd. Gallimard, 2006)
Le duc traite avec Anne d’Autriche et Richelieu, Louis XIII et Mazarin ; proche de Condé, il soulève les populations contre la Cour, négocie les traités, prétend au tabouret ; et c’est le Roi-Soleil, Louis XIV, qui signera le contrat de mariage de son petit-fils : on aurait donc tort de le reléguer aux seconds rôles de la grande histoire. La Rochefoucauld ne connaît pas moins de gloire dans les lettres : quand paraît La Princesse de Clèves, le tout-Paris le croit auteur du chef-d’œuvre ; La Fontaine lui réserve un discours, lui dédie une fable (L’Homme et son image) ; et l’auteur des Maximes se permet, un an avant sa mort, de dédaigner une invitation des Immortels à présenter sa candidature à l’Académie… Il avait pourtant bien mérité cet honneur ! Ses Mémoires forment en effet une véritable œuvre littéraire, typique d’une tradition française bien établie courant de Villehardouin à Charles de Gaulle, en passant par Chateaubriand, Saint-Simon et le Cardinal de Retz…
Puis quelle plume, quelle verve, même comparé au récit de son ennemi le Coadjuteur ! La Rochefoucauld, dans un style « parfaitement représentati[f] de l’atticisme classique » (J. Lafond), progresse avec une logique de cartésien, allant droit à l’essentiel, tirant des faits les plus complexes des conclusions d’une synthèse admirable. Il sait ne pas multiplier les intrigues, citer seulement les noms qui valent de figurer dans son témoignage ; c’est comme s’il pensait aux siècles futurs ; jamais il ne nous égare, toujours il nous intéresse.
Le préfacier — sans doute Nicole — de la seconde édition des Mémoires de Pontis (1678) écrit que « l’on a regardé à raison [cette œuvre] comme les plus beaux Mémoires qui aient paru de notre temps. » Et, à l’entrée « César » de son Dictionnaire, Bayle estime « qu’il y a peu de partisans de l’Antiquité assez prévenus pour soutenir que les Mémoires de M. le Duc de La Rochefoucauld ne sont pas meilleurs que ceux de César ». Le chartreux Bonaventure d’Argonne, l’un des rares ecclésiastiques qui aient trouvé grâce aux yeux de Voltaire, juge que les Mémoires et les Maximes « immortaliseront » leur auteur, et compare le « bel ouvrage » des Mémoires à l’œuvre de Salluste, tant pour « le style » que « pour la manière de traiter l’histoire » : « la breveté et l’élégance du discours, la beauté et le tour des pensées, et la manière de raconter, tout cela de part et d’autre fait symétrie », et dans « l ‘art de peindre » les personnages, l’auteur ne marche pas seulement de pair avec l’historien latin, il lui arrive de « le surpasser ».
(« Préface » de J. Lafond, in Mémoires, La Rochefoucauld, éd. Gallimard, 2006)
Les Mémoires du duc se veulent une exceptionnelle description de Paris, des mœurs de la Cour, des provinces au temps de la Fronde ; ils dressent des grands personnages de l’État des portraits qui en quelques lignes les dévoilent dans leurs complexités : Louis XIII ? « ses incommodités augmentaient ses chagrins et les défauts de son humeur ; il était sévère, défiant, haïssant le monde ; il voulait être gouverné et portait impatiemment de l’être » ; Anne d’Autriche ? « elle avait de la douceur, de la bonté et de la politesse ; elle n’avait rien de faux dans l’humeur ni dans l’esprit ; et, avec beaucoup de vertu, elle ne s’offensait pas d’être aimée. » Richelieu ? « Il avait l’esprit vaste et pénétrant, l’humeur âpre et difficile ; il était libéral, hardi dans ses projets, timide pour sa personne. » Et comment mieux résumer la politique ambitieuse du Cardinal, que dans cette phrase admirable de synthèse, unique et qui dit tout : « Il voulut rétablir l’autorité du Roi et la sienne propre par la ruine des huguenots et des grandes maisons du Royaume, pour attaquer ensuite la maison d’Autriche et abaisser une puissance si redoutable à la France » ? Puis, les Mémoires de La Rochefoucauld sont de ces récits qui ne négligent pas les anecdotes, surtout quand elles servent d’illustration aux caractères ; « écrire est un métier dont la règle est de plaire », écrira plus tard La Bruyère : et cependant La Rochefoucauld, déjà fidèle à cette grande maxime du classicisme, nous conte avec un art consommé de l’intrigue des aventures dont le romantisme extraira cent cinquante après toute la sève dramatique, comme les ferrets de la reine, ou la conspiration de Cinq-Mars…
Mais tout cela ne serait rien encore, bien sûr, si l’auteur n’avait été mêlé à l’un des événements les plus importants de l’histoire de France : la Fronde, qui vit l’abaissement des nobles et des parlements, et le triomphe de l’absolutisme royal. L’absolutisme, qui constitua comme l’achèvement d’une centralisation excessive de la monarchie, devait la rendre insupportable au peuple. La noblesse avait trop senti sa liberté depuis des siècles pour si tôt se laisser mettre aux fers ; hélas ! « L’amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde » (IV) ; il suffit aux rois d’exciter la vanité des seigneurs : ils s’abaissèrent finalement d’eux-mêmes, et en payant encore à leurs tyrans des flatteries que poussaient leurs orgueils et leurs jalousies. Les Mémoires du prince, défilé pathétique des ducs, des comtes, des barons pris aux pièges des vanités, s’inscrivent aussi dans le vaste héritage français du réalisme (Villon, Ronsard et Du Bellay, plus tard Molière, et Balzac) — et un cœur royaliste ne les lira point sans une vague tristesse.
Mais je reviens au sujet. On se représentera donc « l’autorité » de Richelieu par cette remarque de La Rochefoucauld, enfermé à la Bastille pour avoir servi la reine compromise avec Mme de Chevreuse : « Ce peu de temps que j’y demeurai me représenta plus vivement que tout ce que j’avais vu jusqu’alors l’image affreuse de la domination du Cardinal. J’y vis le maréchal de Bassompièrre, dont le mérite et les agréables qualités étaient si connues ; j’y vis le maréchal de Vitry, le comte de Cramail, le commandeur de Jars, le Fargis, le Coudray-Montpensier, Vautier, et un nombre infini de gens de toutes conditions et de tous sexes, malheureux et persécutés par une longue et cruelle prison. » Les provinces voisines « étaient remplies d’exilés », ajoute le duc, quelques lignes plus loin ; et, parlant toujours de Richelieu : « son autorité dans le Royaume et son pouvoir sur l’esprit du Roi augmentaient tous les jours ».
Après la mort du roi et de son ministre, la reine, si critique du Cardinal, se laisse pourtant gouverner par Mazarin, sa créature et le continuateur de l’absolutisme ; guère reconnaissante envers son chevalier servant, elle le dédaigne, et l’écarte au profit de l’Italien. Le duc est trop fier : il rejoint la Fronde des parlements, puis celle des princes, qui devait rester dans l’histoire comme la dernière prise d’armes de la noblesse — et la plus sublime — avant sa mise au pas définitive dans l’orbe du Soleil : la Fronde expire avec la féodalité. Je passe sur les détails de la guerre civile : la cabale des Importants, le siège de Paris et la paix de Rueil, l’emprisonnement des princes, leur libération et leur révolte, le Parlement investi d’armées, les combats, Turenne, la gloire du Grand Condé, sa chute finale et sa fin dans l’exil.
Les ducs de Bouillon et de La Rochefoucauld […] venaient d’éprouver à combien de peines et de difficultés insurmontables on s’expose pour soutenir une guerre civile contre la présence du Roi ; ils savaient de quelle infidélité de ses amis on est menacé lorsque la cour y attache des récompenses et qu’elle fournit le prétexte de rentrer dans son devoir.
(Mémoires, La Rochefoucauld)
Je voudrais seulement, avant d’en finir, noter la triple aversion du peuple pour Mazarin, pour les intendants et pour le pouvoir, qui demeure sourd à ses plaintes en refusant obstinément la convocation des États Généraux ; La Rochefoucauld y insiste beaucoup ; c’est sur ces bases, je crois, que les parlements, les provinces, une partie de la noblesse embrassèrent le parti des Frondeurs. Et j’oserai pour conclure en tirer trois leçons : d’abord, que le poids excessif de l’administration porte le peuple à la révolte ; ensuite, que les Français n’aiment guère les influences étrangères dans la gestion du gouvernement (que l’on mesure l’emprise de Mazarin : en exil à Brühl, il dirige encore la politique française par correspondance cryptée avec la reine !) ; enfin, que la nation aime à être consultée lorsque le besoin s’en fait sentir.
À bon entendeur !…
Lecture conseillée
- La Rochefoucauld, François (de), Mémoires, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio classique », 2006
Add.
Je ne puis terminer cet article sans recommander au lecteur le tableau spectaculaire de Jean-Léon Gérôme, sans conteste l’un de nos plus grands peintres : la Réception du Grand Condé par Louis XIV, visible au Musée d’Orsay.
Le prince, après avoir connu quinze ans d’exil, revint en grâce et gagna des batailles. Le roi l’accueillit à Versailles entouré de ses courtisans, dans une magnificence qui ne se peut décrire. Le vieil homme montait les escaliers péniblement, le dos courbé, dans un silence de mort. Alors, le Roi-Soleil s’approcha et dit : « Mon cousin, quand on est chargé de lauriers comme vous, on ne peut marcher que difficilement. »
Et ainsi la réconciliation fut consacrée.