Balzac, Dickens et Dostoïevski furent pour Stefan Zweig, qui leur consacra des essais critiques, des maîtres indépassables du roman. L’on ne s’étonnera guère que de toute l’histoire de la littérature, Zweig n’ait retenu que le dix-neuvième siècle ; et de toute l’Europe, trois nationalités. Zweig en effet ne nous parle ici que du roman, et le dix-neuvième siècle européen fut le triomphe du genre ; quant aux trois nationalités retenues, elles résultent d’un choix exclusif : « J’aurais volontiers, précise-t-il, ajouté à ces grandes figures d’écrivains le portrait d’un romancier allemand représentatif, d’un créateur épique d’univers, conforme à la haute idée que je me fais du romancier » — et d’ajouter : « Mais je n’en ai pas trouvé ».
Pourquoi donc Balzac, Dickens et Dostoïevski ? Parce qu’ils sont des romanciers « au sens le plus noble, le plus élevé du terme », des « génie[s] encyclopédique[s] » ayant bâti leur « propre univers » à côté du monde terrestre, et dont les personnages sont non seulement des émanations formidables d’eux-mêmes, mais encore des caractères typiques de l’être humain (figures balzaciennes, héros à la Dickens, natures dostoïevskiennes). Aussi, parce que chacun de ces trois romanciers incarne à la perfection l’idée de sa nation : pour le premier la volonté, pour le deuxième la tradition, pour le troisième l’explosion des contraires. Balzac, c’est Napoléon triomphant ; Dickens, l’Angleterre victorienne ; Dostoïevski, la vaste Russie tourmentée — ces trois caractères de leurs nations, les essences de ces grandes idées, ils les ont exprimés purement, avec une sorte de perfection romanesque.
Balzac naît en 1799, alors que Bonaparte revient d’Égypte. « L’exemple de Napoléon », écrit Zweig, « a fait naître en lui […] cette fiévreuse ambition ». Et pour cause ! ce génie à la mémoire prodigieuse, si facilement impressionnable, grandit dans la gloire de l’Empire. Les seize premières années de celui qui allait devenir le « secrétaire de la société française », la toute première impression de son enfance, sont contenues dans « cette époque peut-être la plus fantastique de l’histoire universelle ». La société de Balzac, Zweig le démontre admirablement, est marquée de ce double sceau révolutionnaire et napoléonien : ses personnages les plus emblématiques (Rastignac, Lubempré), modestes provinciaux, rêvent de conquérir Paris. Araignées dans un bocal (l’image est de Vautrin), ils luttent pour leur survie, et ne l’emportent qu’en dévorant les autres — le tournant de ce siècle fut aussi l’avènement de la relativité des valeurs. Mais Napoléon n’a pas été qu’un conquérant triomphant : il reste aussi dans les mémoires comme le grand réorganisateur d’une France que la Révolution avait mise en chaos. Balzac, tel Napoléon, travaille avec sa Comédie humaine à « extraire du désordre l’harmonie ». Souvenons-nous qu’il disposait chez lui d’un buste de Napoléon sur lequel il avait fait graver : « Ce qu’il a entrepris par l’épée, je l’accomplirai par la plume. » En toute modestie !
Il concentre tout, en introduisant dans la littérature le système de la centralisation administrative.
Comme Napoléon, il fait de la France le pays maître de l’univers, avec Paris pour centre.
(S. Zweig, Trois maîtres, trad. A. Hella)
Barrès, dans Les Déracinés, qualifiait Napoléon de « professeur d’énergie » ; les héros de Balzac, caractères passionnés plus conformes à l’être balzacien qu’à l’être en général, ont été à bonne école : ils ne rêvent pas comme leurs pères d’une vigne, d’une préfecture ou d’un héritage, mais de « ce cercle lumineux où resplendit le soleil des lys de la royauté et où l’argent coule dans les doigts comme de l’eau ». Napoléon, humble Corse, est monté plus haut que les rois ; pourquoi pas moi ? se demandent les Rubempré : hélas ! s’ils ne s’enfoncent pas meurtrièrement dans cette société nouvelle où l’ambition promue par l’égalitarisme a dépassé le vieil honneur, ils sont perdus ! La « passion » de Balzac, résume Zweig, « est de décrire, non pas dans ses effets mais dans son essence, l’énergie tendant à un but ». En décrivant ainsi, l’énergie dans la passion, la lutte acharnée de tous contre tous pour s’élever au-dessus de tous, Balzac a bien été le formidable secrétaire de la société française post-napoléonienne et post-révolutionnaire ; le secrétaire de cette France réduite à la concurrence qu’implique l’égalité des conditions, où l’argent est devenu le nouveau moyen de se distinguer, ivre encore de la destinée sublime du « Grand Conquérant de l’Univers ».
Un pareil travail de Titan resterait incompréhensible, si ce n’avait pas été de la volupté, et même plus que de la volupté, c’est-à-dire la seule passion par laquelle s’exprimait le vouloir vivre d’un homme renonçant ascétiquement à toutes les autres formes de la puissance — d’un passionné pour qui l’art était le seul moyen qu’il eût de manifester son activité.
(S. Zweig, Trois maîtres, trad. A. Hella)
L’on se demandera comment Balzac, moine ascétique de l’écriture, a pu mener à bien cette tâche immense de décrire la France dans sa totalité. Lui qui travaillait la nuit et dormait le jour, a rendu les salons de ses marquises si vivants qu’on peine à croire qu’ils n’ont jamais existés ; lui qui ne faisait l’amour que par lettres, et seulement pour s’entraîner au style, ainsi qu’il l’avouait à T. Gautier, a parlé de l’amour avec des mots qui donnent des larmes ; toutes les professions, il les a évoquées comme un homme qui y aurait passé sa vie. Puis, comment diable ce fils de provinciaux a-t-il pu accumuler en si peu de temps des connaissances à ce point encyclopédiques ? c’est, dit Zweig, « avec le phénomène presque mythique de Shakespeare, la plus grande énigme de l’histoire universelle »…
Et si la « beauté » de Balzac résidait justement dans son « extraordinaire et incomparable force intuitive » ? On a pu reprocher à l’auteur de la Comédie humaine des maladresses de style : c’était ne pas comprendre que ce style est un torrent !
Balzac est né en 1799 ; Dickens en 1812. Le premier a grandi dans les cors du triomphe ; le second dans une Angleterre victorieuse de l’Ogre. Dickens représente d’une façon particulièrement exemplaire cette Angleterre soulagée, contente d’elle-même, n’aspirant qu’à la paix d’un bon ménage et d’une vie confortable. Il a été, pour Zweig, « la rencontre extrêmement rare de deux éléments qui le plus souvent se combattent : à savoir l’identité d’un homme de génie avec la tradition de son époque. » Autant que Balzac porte la volonté de puissance, Dickens exprime l’ordre bourgeois traditionnel ; autant que Shakespeare incarne l’Angleterre héroïque, Dickens « est le symbole de l’Angleterre bourgeoise ».
Il était le loyal sujet de l’autre reine, la reine Victoria, la débonnaire, maternelle, insignifiante old queen Victoria ; il était le citoyen d’un État prude, confortable et ordonné, sans élan et sans passion. Son essor était entravé par la pesanteur du siècle, qui n’avait plus faim, — qui voulait seulement digérer […]. Il est toujours resté prudemment dans le domaine des choses natales, des choses usuelles et traditionnelles. De même que Shakespeare est la hardiesse de l’Angleterre avide d’ambition, Dickens est la prudence de l’Angleterre rassasiée.
(S. Zweig, Trois maîtres, trad. A. Hella)
Aussi, rien d’identique entre Dickens, Balzac et Dostoïevski ! Que l’on compare leurs personnages : les héros du Français sont « avides et ambitieux », ceux du Russe « tout flamme et extase » ; ceux de l’Anglais, « tous modestes ». Ils n’aspirent à rien de sublime : l’happy end du roman dickensien, c’est le confort bourgeois le plus cliché, la bonne rente, la bonne femme et les bons enfants. Dickens craint la pauvreté comme ils craint la richesse : deux absolus trop dangereux. Pourquoi sans cesse vouloir changer l’ordre du monde ? La petite bourgeoisie a bien raison : vivons heureux, vivons cachés. Un cottage, un petit jardin, la santé, et le bonheur d’une existence paisible !
Le peuple a plus qu’aimé, il a adoré Dickens : « Jamais, rappelle Zweig anecdotes à l’appui, au dix-neuvième siècle, il n’y a eu nulle part des rapports d’une telle immuable cordialité entre un écrivain et sa nation. » C’est que l’écrivain mettait du romantisme dans la bourgeoisie. Il faisait d’un cadre presque apoétique, la bourgeoisie anglaise cherchant le confort sous la grisaille, l’objet d’une œuvre immense. Je montrais dans un précédent article (lien) que l’une des différences fondamentales entre les littératures anglaise et française, est que la première est plus volontiers tournée vers le ciel, et la seconde vers la terre. Les poètes anglais, dédaignant le bourgeois, les ont laissés à leur lourdeur terrestre ; eh bien, Dickens les a poétisés : il les a élevés au ciel, il a été l’idylle de l’Angleterre.
… qui en Angleterre a vu une fois combien est radieux l’éclat doré que tisse là-bas avec le triste écheveau du brouillard le soleil vainqueur, comprendra combien dut être grand le bonheur qu’apporta à sa nation un poète qui dans le domaine de l’art l’a délivrée, pour une seconde, de ce crépuscule de plomb. Dickens est ce cercle d’or autour de l’existence quotidienne des Anglais ; il est l’auréole des humbles choses et des gens simples, l’idylle de l’Angleterre.
(S. Zweig, Trois maîtres, trad. A. Hella)
On a fait une erreur d’analyse en prenant Dickens pour le grand combattant défenseur des opprimés, des enfants qui travaillent. Si sa fiction est « éminemment démocratique », explique Zweig, « elle n’est pas socialiste, car il lui manque pour cela le sens du radical ». Cette caractéristique, il la partage peut-être avec Hugo — j’ai toujours considéré Dickens comme le Victor Hugo de l’Angleterre. Du monstre sacré du romantisme français, Dickens partage également le don de l’œil. Zweig montre à quel point il fut un génie visuel : tout ce qu’il observa il le mit dans ses œuvres, afin de recréer ces ambiances particulières — si doucettement réalistes.
Je conclurai sur Dickens en relevant deux autres aspects de son talent sur lesquels insiste Stefan Zweig : d’abord, cette « beauté unique » avec laquelle il a su évoquer les années d’enfance, incomparable dans la littérature universelle ; ensuite, son humour caractéristique de l’Angleterre, pince-sans-rire, qui fait sourire plutôt que rire, et plane au-dessus de son œuvre tel le génie Ariel : et je renvoie sur ce sujet le lecteur aux belles lignes de Trois maîtres.
À Balzac, donc, les mansardes et les salons ! À Dickens les cottages ! Au premier les ambitions démesurées ! au second les rêves idylliques… la poésie bucolique de l’homme qui n’aspire qu’au repos du monde !
Je serai plus court sur Dostoïevski car à propos du Russe, il faut tout dire ou ne rien dire ; « par son immensité », reconnaît Zweig lui-même, il « ne saurait, pas plus que Goethe, se laisser enfermer dans une formule, si longue fût-elle. »
Dostoïevski a personnifié la dureté de l’âme russe. Il a été la souffrance, l’absolu contradictoire, la morne immensité. Il a dépassé toutes les bornes. Les personnages passionnés de Balzac, ses femmes désespérées, paraissent vaguement ridicules à côté des héros de Dostoïevski que torture continuellement « la tourmentante soif de Dieu » ; le libertinage de Casanova, la pornographie Sadique, passent pour des jeux innocents à côté des vices horribles de ses damnés ; Dante avait visité l’Enfer : lui s’égare dans les profondeurs plus terrifiantes encore de l’homme sauvage et taciturne, dont l’existence est une détresse ; son Nouveau Monde, sa terre qu’il nous fait découvrir, est trempée de larmes.
Il aimait les jeux de hasard ; il était misérable et il y jouait sa vie tandis que sa femme et ses enfants crevaient de faim, car il ne vibrait qu’aux contrastes les plus extrêmes, et jouissait dans la « tension concentrée » d’une seconde où tout pouvait basculer : nul doute qu’il eût adoré la roulette russe. Dostoïevski, c’est d’abord l’antithèse des extrêmes. Ses héros, remarque Zweig, portent en eux de telles dualités, qu’ils en deviennent chaotiques. Prenez Rastignac, Goriot et Vautrin : ce sont l’orgueil, le sacrifice et l’anarchie. Mais Raskolnikov ?… indescriptible !
Il est presque impossible de comprendre les personnages de Dostoïevski si l’on ne se rappelle qu’ils sont russes, issus d’un peuple précipité de l’inconscience barbare et millénaire dans notre civilisation européenne. Arrachés à leurs mœurs antiques et patriarcales, sans s’être assimilé les nôtres, ils sont arrêtés au carrefour, et l’hésitation de l’individu isolé est celle de toute la nation.
(S. Zweig, Trois maîtres, trad. A. Hella)
La Russie, terre tendue entre deux contraires, au climat le plus rigoureux, a fait les Russes, les plus âpres des hommes, prêts à tous les contraires dans leurs agissements. Ce peuple brûle ses villes pour se défendre ! Au sens propre, les Russes sont « prêts à tout » : plus qu’aucun autre peuple au monde, ils ont la conscience de l’absolu. Les personnages de Dickens rêvent d’un cottage ; ceux de Balzac, d’un château et de millions ; ceux de Dostoïevski ne rêvent de rien, car ils rêvent de tout. « Ils ne veulent rien de particulier dans ce monde, écrit Zweig ; ils en veulent tout, la plénitude de sentiments, la profondeur, la vie entière. »
Mais au fait, que cherche l’homme dans sa vie, sinon le bonheur ? Et qu’est-ce que le bonheur, sinon l’amour de la vie ? L’homme de Dostoïevski, rappelons-le, essentiellement Russe, ne raisonne que par antithèse. Quel est donc l’antithèse du bonheur ? La souffrance morale et physique. Pour Dostoïevski, plus l’homme souffre, plus il s’approche du bonheur ; donc plus il souffre, plus il aime la vie. Doctrine effroyable d’un peuple effroyable !
S’ils l’aiment ainsi, la souffrance, c’est qu’elle leur donne la sensation intense de la vie et qu’ils savent « que sur cette terre on n’aime vraiment que par elle ». Et ils y tiennent plus qu’à tout ; c’est la preuve la plus sûre de leur existence ; le cogito ergo sum, ils le remplacent par : « Je souffre, donc je suis. » Ce « Je suis », c’est le triomphe de la vie pour Dostoïevski et ses personnages, la quintessence du sentiment cosmique. Dans sa prison Dimitri s’épanche dans un grand hymne d’allégresse à ce « Je suis », à cette volupté d’être ; la douleur leur est nécessaire à tous pour cet amour même de la vie.
(S. Zweig, Trois maîtres, trad. A. Hella)
Zweig, avec quelque malice, remarque ensuite que si pour Dostoïevski la souffrance est proportionnelle au bonheur, alors on ne doit pas tant se lamenter sur le destin du romancier : car s’il a beaucoup souffert, alors il a connu la joie.
Dostoïevski, donc, est le romancier de l’absolu, celui qui dépasse les limites. Cette caractéristique, on la retrouve également dans les triomphes de ses personnages. Vaincre la société (Balzac), se ranger (Dickens), ce sont là des états qui commencent les romans de Dostoïevski plutôt qu’ils ne les terminent ; les héros de Crime et châtiment, des Frères Karamazov, qui « poussent tout à la passion », ne s’arrêtent pas à ces billevesées : eux ne tendent qu’à la fraternité universelle, l’explosion intérieure du moi dans l’extase de Dieu. L’écriture même de Dostoïevski révèle ce caractère ultra-passionné qui considère comme des riens les accomplissements terrestres les plus ambitieux ; l’écrivain ne s’arrête pas aux détails. Le lecteur ne sait jamais trop où se situe l’action, à quelle heure, en quelle année ; les descriptions sont sommaires ; son univers, « fermé à la musique, à la peinture », « se réduit à l’homme seul » ; et l’homme, souvent à sa parole. Le trouble intérieur ressort moins de la couleur du visage, que du balbutiement du discours. « Mérejkovski l’a dit nettement : chez Tolstoï nous entendons parce que nous voyons, chez Dostoïevski nous voyons parce que nous entendons. »
L’auteur lui-même était plus qu’un passionné, un « fanatique de sa race ». Dans la religion, dans le nationalisme, il aura été excessif… mais par humilité excessive, par sentiment du néant — car n’oublions pas qu’avec lui, il faut résonner par antithèse.
Les autres écrivains créent généralement leur idéal en élargissant leur moi, en se formant, en s’épurant, en s’idéalisant, en considérant l’homme futur comme fait à leur image transfigurée. Dostoïevski, l’homme aux contrastes, crée son idéal, son Dieu, par antithèse avec lui-même ; il ne sera que l’argile dans laquelle on pétrira la forme nouvelle, le négatif auquel correspondra l’image positive.
(S. Zweig, Trois maîtres, trad. A. Hella)
Comme le caractère encyclopédique de Balzac, comme le mariage parfait de Dickens avec sa tradition, « la création féconde de l’idéal par le contraste » de Dostoïevski (et « l’anéantissement du moi moral »), présente quelque chose d’unique dans l’histoire de l’esprit humain.
Je conclus avec Zweig : sa dernière page est magnifique. La plus belle des poésies est née des souffrances de Job. Cette sublime lamentation, sans cesse la vie veut la réentendre : elle fait des martyrs pour s’offrir des louanges. Beethoven, elle le frappe à l’ouïe, et il compose L’Hymne à la joie ; elle exile Dante et il fait la Divine Comédie ; Dostoïevski, elle le fustige : « et lui qui s’est enfoncé le plus avant dans la connaissance de ton être, il t’a glorifiée comme aucun autre, plus que tout autre il t’a aimée. »
Lecture conseillée :
- Zweig, Stefan, Trois maîtres, trad. Alzir Hella