Messieurs,
L’homme qui vient de descendre dans cette tombe était de ceux auxquels la douleur publique fait cortège. Dans les temps où nous sommes, toutes les fictions sont évanouies. Les regards se fixent désormais non sur les têtes qui règnent, mais sur les têtes qui pensent, et le pays tout entier tressaille lorsqu’une de ces têtes disparaît. Aujourd’hui, le deuil populaire, c’est la mort de l’homme de talent ; le deuil national, c’est la mort de l’homme de génie.
Messieurs, le nom de Balzac se mêlera à la trace lumineuse que notre époque laissera dans l’avenir.
M. de Balzac faisait partie de cette puissante génération des écrivains du dix-neuvième siècle qui est venue après Napoléon, de même que l’illustre pléiade du dix-septième est venue après Richelieu – comme si, dans le développement de la civilisation, il y avait une loi qui fît succéder aux dominateurs par le glaive les dominateurs par l’esprit.
M. de Balzac était un des premiers parmi les plus grands, un des plus hauts parmi les meilleurs. Ce n’est pas le lieu de dire ici tout ce qu’était cette splendide et souveraine intelligence. Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l’on voit aller et venir et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d’effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine ; livre merveilleux que le poète a intitulé comédie et qu’il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et qui va jusqu’à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu’à Rabelais ; livre qui est l’observation et qui est l’imagination ; qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le matériel, et qui par moment, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal.
(Allocution de V. Hugo aux funérailles de Balzac, 21 août 1850.)
« Tous ses livres ne forment qu’un livre […] qu’il aurait pu intituler histoire », certes. Balzac lui-même, d’ailleurs, utilise ce terme dans son Avant-propos à la Comédie humaine. Mais quelle histoire raconte ce livre ? Celle des mœurs, ou celle de l’écrivain ? Car jamais cette phrase d’André Gide selon laquelle « les mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman », ne s’est appliquée avec plus de justesse que pour l’œuvre immense de Balzac. Lire Balzac, c’est lire, sans le savoir, l’autobiographie presque complète de l’auteur des Illusions perdues et du Père Goriot.
1. Enfance
Balzac naît à Tours le 20 mai 1799. Sa mère, peu aimante, l’envoie aussitôt chez la nourrice. Après avoir été jusqu’en 1807 externe dans un établissement scolaire de Tours, le jeune Honoré est inscrit en qualité de pensionnaire au collège de Vendôme. Il restera six ans dans ce « bagne » un peu sordide, mais qui l’éveillera à la lecture.
Dès ce temps, la lecture était devenue chez Louis une espèce de faim que rien ne pouvait assouvir : il dévorait des livres de tout genre, et se repaissait indistinctement d’œuvres religieuses, d’histoire, de philosophie et de physique. Il m’a dit avoir éprouvé d’incroyables délices en lisant des dictionnaires, à défaut d’autres ouvrages, et je l’ai cru volontiers. Quel écolier n’a maintes fois trouvé du plaisir à chercher le sens probable d’un substantif inconnu ? L’analyse d’un mot, sa physionomie, son histoire étaient pour Lambert l’occasion d’une longue rêverie. Mais ce n’était pas la rêverie instinctive par laquelle un enfant s’habitue aux phénomènes de la vie, s’enhardit aux perceptions ou morales ou physiques ; culture involontaire, qui plus tard porte ses fruits et dans l’entendement et dans le caractère ; non, Louis embrassait les faits, il les expliquait après en avoir recherché tout à la fois le principe et la fin avec une perspicacité de sauvage. Aussi, par un de ces jeux effrayants auxquels se plaît parfois la Nature, et qui prouvait l’anomalie de son existence, pouvait-il dès l’âge de quatorze ans émettre facilement des idées dont la profondeur ne m’a été révélée que longtemps après.
(Louis Lambert, H. de Balzac, 1832.)
En 1813, Balzac est victime d’une étrange maladie que certains attribuent, selon les mots d’Anne-Marie Meininger, à un « abus de lecture. » Il doit rentrer à Tours. Quelques mois plus tard, en 1814, son père est nommé à Paris. En novembre, toute la famille déménage et s’installe dans la capitale. Balzac a quinze ans.
2. Premières études et premiers succès
Balzac est poussé par son milieu de tranquillité bourgeoise vers des études qui doivent lui assurer un métier stable et honorable. Aussi s’engage-t-il, à partir de 1815, dans des études de droit. Malgré des résultats parfois faiblards, il finit par obtenir un emploi chez un avoué, puis chez un notaire. Hélas pour sa famille, la passion de la littérature est trop forte chez la nature emportée qu’est Balzac. En 1819, du jour au lendemain, il abandonne tout et annonce qu’il aimerait se consacrer à l’écriture. Ses parents, résignés, acceptent de le loger à leur frais dans une petite mansarde parisienne de la rue Lesdiguières, et lui accordent un délai d’un an pour faire ses preuves.
Rien n’était plus horrible que cette mansarde aux murs jaunes et sales, qui sentait la misère et appelait son savant. La toiture s’y abaissait régulièrement et les tuiles disjointes laissaient voir le ciel. Il y avait place pour un lit, une table, quelques chaises, et sous l’angle aigu du toit je pouvais loger mon piano. N’étant pas assez riche pour meubler cette cage digne des plombs de Venise, la pauvre femme n’avait jamais pu la louer. Ayant précisément excepté de la vente mobilière que je venais de faire les objets qui m’étaient en quelque sorte personnels, je fus bientôt d’accord avec mon hôtesse, et m’installai le lendemain chez elle. Je vécus dans ce sépulcre aérien pendant près de trois ans, travaillant nuit et jour sans relâche, avec tant de plaisir, que l’étude me semblait être le plus beau thème, la plus heureuse solution de la vie humaine. Le calme et le silence nécessaires au savant ont je ne sais quoi de doux, d’enivrant comme l’amour. […] L’étude prête une sorte de magie à tout ce qui nous environne. Le bureau chétif sur lequel j’écrivais, et la basane brune qui le couvrait, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries de mon papier de tenture, mes meubles, toutes ces choses s’animèrent, et devinrent pour moi d’humbles amis, les complices silencieux de mon avenir. Combien de fois ne leur ai-je pas communiqué mon âme, en les regardant ?
(La Peau de chagrin, H. de Balzac, 1831.)
C’est dans cette misérable mansarde que Balzac écrit, entre 1819 et 1820, une tragédie en cinq actes nommée Cromwell. Le résultat est une catastrophe. Les esprits les plus éclairés – dont Andrieux, professeur au Collège de France et Académicien – conseillent à Balzac de quitter un domaine qui n’est manifestement pas fait pour lui. Le coup est dur, mais Balzac refuse de céder. Pris à la gorge par le manque d’argent, et ne voulant toujours pas quitter sa vocation, il écrit entre 1822 et 1827, sous divers pseudonymes, des écrits de « consommation courante ». C’est une déception pour son ambition. Mais ce sera aussi la source d’inspiration de ses plus grands romans.
Ce sont justement ses plus grands chefs-d’œuvre, Les Illusions perdues, La Peau de chagrin, Louis Lambert, César Birotteau, les grandes épopées de la bourgeoisie, de la Bourse et des affaires, qui seraient inimaginables sans les déceptions vécues de ses années de commerce.
(Balzac – Le roman de sa vie, S. Zweig, 1946.)
Heureusement, Balzac n’est pas seul. Il se lie avec Mme de Berny, une femme qui pourrait être sa mère et qui devient son premier amour – elle lui inspirera la Mme de Mortsauf du Lys dans la vallée –, ainsi qu’avec la duchesse d’Abrantès, veuve de Junot et maîtresse de Metternich. Un autre homme moins connu, le père Dablin, est à cette époque peut-être le seul qui croit à son talent. C’est lui que Balzac immortalisera dans son roman César Birotteau.
Claude-Joseph Pillerault, autrefois marchand quincaillier à l’enseigne de la Cloche-d’Or, était une de ces physionomies belles en ce qu’elles sont : costume et mœurs, intelligence et cœur, langage et pensée, tout s’harmoniait en lui. Seul et unique parent de madame Birotteau, Pillerault avait concentré toutes ses affections sur elle et sur Césarine, après avoir perdu, dans le cours de sa carrière commerciale, sa femme et son fils, puis un enfant adoptif, le fils de sa cuisinière. Ces pertes cruelles l’avaient jeté dans un stoïcisme chrétien, belle doctrine qui animait sa vie et colorait ses derniers jours d’une teinte à la fois chaude et froide comme celle qui dore les couchers du soleil en hiver.
Sa tête maigre et creusée, d’un ton sévère, où l’ocre et le bistre étaient harmonieusement fondus, offrait une frappante analogie avec celle que les peintres donnent au Temps ; mais en le vulgarisant, les habitudes de la vie commerciale avaient amoindri chez lui le caractère monumental et rébarbatif exagéré par les peintres, les statuaires et les fondeurs de pendules. De taille moyenne, Pillerault était plutôt trapu que gras, la nature l’avait taillé pour le travail et la longévité, sa carrure accusait une forte charpente, car il était d’un tempérament sec, sans émotion d’épiderme ; mais non pas insensible. Pillerault, peu démonstratif, ainsi que l’indiquaient son attitude calme et sa figure arrêtée, avait une sensibilité tout intérieure, sans phrase ni emphase. Son œil, à prunelle verte mélangée de points noirs, était remarquable par une inaltérable lucidité. Son front, ridé par des lignes droites et jauni par le temps, était petit, serré, dur, couvert par des cheveux d’un gris argenté, tenus courts et comme feutrés. Sa bouche fine annonçait la prudence et non l’avarice. La vivacité de l’œil révélait une vie contenue. Enfin la probité, le sentiment du devoir, une modestie vraie lui faisaient comme une auréole en donnant à sa figure le relief d’une belle santé.
Pendant soixante ans, il avait mené la vie dure et sobre d’un travailleur acharné.
(César Birotteau, H. de Balzac, 1837.)
Dans cette même période – de 1822 à 1827 – Balzac, toujours en manque d’argent, se fait éditeur et imprimeur. Mais ces deux projets sont des échecs retentissants qui le ruinent, et lui laissent presque soixante mille francs de dettes. Balzac commence alors à être connu du grand monde et la presse se déchaîne sur ses défaites ; cette période de sa vie lui inspirera une partie des Illusions perdues.
Les journalistes peuvent traîner à travers les revues ses caricatures ; sa vengeance sera celle du créateur ; il peindra cette engeance dans sa puissance, et en même temps dans son impuissance, au cours de ses romans, il peindra en traits ineffaçables sur le mur du siècle, dans Les Illusions perdues, la corruption systématique de l’opinion publique, le trafic des réputations et des valeurs spirituelles.
(Balzac – Le roman de sa vie, S. Zweig, 1946.)
Les choses s’accélèrent au début des années 1830. Entre 1829 et 1833, Balzac publie Les Chouans, Le Curé de Tours, La Peau de chagrin ou encore Le Médecin de campagne. Au même moment, l’écrivain prolifique engage une liaison avec la duchesse de Castries. Cette dernière se laisse courtiser, mais refuse obstinément de s’abandonner à son amant littéraire ; elle inspire à Balzac l’un de ses plus beaux romans : La Duchesse de Langeais.
Le général était sorti pendant le Te Deum, il lui avait été impossible de l’écouter. Le jeu de la musicienne lui dénonçait une femme aimée avec ivresse, et qui s’était si profondément ensevelie au cœur de la religion et si soigneusement dérobée aux regards du monde, qu’elle avait échappé jusqu’alors à des recherches obstinées adroitement faites par des hommes qui disposaient et d’un grand pouvoir et d’une intelligence supérieure. Le soupçon réveillé dans le cœur du général fut presque justifié par le vague rappel d’un air délicieux de mélancolie, l’air de Fleuve du Tage, romance française dont souvent il avait entendu jouer le prélude dans un boudoir de Paris à la personne qu’il aimait, et dont cette religieuse venait alors de se servir pour exprimer, au milieu de la joie des triomphateurs, les regrets d’une exilée. Terrible sensation ! Espérer la résurrection d’un amour perdu, le retrouver encore perdu, l’entrevoir mystérieusement, après cinq années pendant lesquelles la passion s’était irritée dans le vide, et agrandie par l’inutilité des tentatives faites pour la satisfaire !
(La Duchesse de Langeais, H. de Balzac, 1834.)
Le 20 mars 1836, Balzac écrira à sa sœur : « Moi seul sait ce qu’il y a d’horrible dans La Duchesse de Langeais. » Pour le moment, l’écrivain, pressé de toutes parts d’admiratrices épistolaires, ne se laisse pas abattre : en 1832 commence sa relation folle avec Mme de Hanska. Après des mois d’échanges, les amants finissent par se rencontrer à Genève – la ville même où Balzac avait été refusé par la duchesse de Castries.
Balzac semble avoir eu deux principaux sujets d’inspiration : l’amour et l’argent. L’argent lui inspire Les Illusions perdues ou Le Père Goriot. L’amour lui inspire Le Lys dans la vallée ou La Duchesse de Langeais. Quoiqu’il en soit, les années 1830 marquent un véritable tournant dans sa carrière, car c’est à cette époque qu’il prend véritablement son envol artistique et littéraire.
3. L’apogée
Les années s’étalant de 1833 à 1848 sont inégalées dans la production littéraire de Balzac. C’est d’ailleurs à ce moment que l’écrivain organise la structure de son œuvre pour aboutir, le 2 octobre 1841, au fameux contrat d’éditeur qui constitue l’acte créatif de la Comédie humaine. Avant cette date, Balzac a publié, entre autres, Eugénie Grandet, Le Père Goriot, L’Histoire des Treize, Le Lys dans la vallée, Les Illusions perdues, César Birotteau. D’un point de vue financier, en revanche, sa situation ne s’améliore pas, et il continue d’enchaîner les échecs cuisants. Ainsi, malgré sa présidence brillante à la Société des Gens de Lettres – son seul succès juridique –, il manque l’Académie française et fonde une revue qui ne fonctionne pas, et finit pour lui en gouffre financier. Aussi cruel que cela puisse paraître, tous les échecs de Balzac sont une aubaine pour la grande histoire des lettres françaises ; car ils trouvent, le plus souvent, une conversion dans l’art littéraire.
Les Illusions perdues sont une peinture des mœurs du temps, d’un réalisme et d’une ampleur tels que la littérature française n’en a pas encore connu, et accessoirement, mais dans les profondeurs, un examen de conscience décisif de Balzac. En deux personnages il expose ce que devient un écrivain – ou ce qu’il peut devenir – s’il reste sévèrement fidèle à lui-même et à sa mission, et où il se trouve entraîné en cédant aux tentations d’une célébrité vulgaire. Lucien de Rubempré, c’est son danger le plus intime, Daniel d’Arthez, son suprême idéal.
(Balzac – Le roman de sa vie, S. Zweig, 1946.)
Outre les échecs commerciaux, Balzac subit en 1836 un choc sentimental : Mme de Berny, son premier amour, sa confidente la plus intime, celle qui ne l’a jamais quitté, meurt à cinquante-neuf ans. C’est un déchirement pour l’écrivain désormais mondialement célèbre. Balzac trouve du réconfort auprès de Caroline Marbouty – une maîtresse de passage – mais aussi et surtout auprès de Mme de Hanska. Cela, cependant, ne règle pas ses problèmes d’argent ; aussi Balzac, traqué par les créanciers, accepte-t-il en 1837 de s’occuper d’une transaction pour le compte des Guidoboni-Visconti, qui doit avoir lieu en Italie. Ainsi, tandis que les huissiers forcent la porte d’entrée, Balzac s’échappe par la porte de derrière, et s’envole vers Venise. Dans Facino Cane, dans Massimilla Doni, l’écrivain dessine comme personne la Cité des Doges :
Le gondolier devina son maître et le mena par mille détours dans le Canareggio devant la porte d’un merveilleux palais que vous admirerez quand vous irez à Venise ; car aucun étranger n’a manqué de faire arrêter sa gondole à l’aspect de ces fenêtres toutes diverses d’ornement, luttant toutes de fantaisies, à balcons travaillés comme les plus folles dentelles, en voyant les encoignures de ce palais terminées par de longues colonnettes sveltes et tordues, en remarquant ces assises fouillées par un ciseau si capricieux, qu’on ne trouve aucune figure semblable dans les arabesques de chaque pierre. Combien est jolie la porte, et combien mystérieuse est la longue voûte en arcades qui mène à l’escalier ! Et qui n’admirerait ces marches où l’art intelligent a cloué, pour le temps que vivra Venise, un tapis riche comme un tapis de Turquie, mais composé de pierres aux mille couleurs incrustées dans un marbre blanc ! Vous aimerez les délicieuses fantaisies qui parent les berceaux, dorés comme ceux du palais ducal, et qui rampent au-dessus de vous, en sorte que les merveilles de l’art sont sous vos pieds et sur vos têtes. Quelles ombres douces, quel silence, quelle fraîcheur ! Mais quelle gravité dans ce vieux palais, où, pour plaire à Emilio comme à Vendramini, son ami, la duchesse avait rassemblé d’anciens meubles vénitiens, et où des mains habiles avaient restauré les plafonds ! Venise revivait là tout entière.
(Massimilla Doni, H. de Balzac, 1837.)
Un second voyage en Italie a lieu en 1838. L’écrivain, en effet, a entendu parler d’une rumeur de mines inexploitées en Sardaigne. Il ne lui en faut pas plus pour exciter son imagination. Ruiné, sans un sou, il entreprend une incroyable chasse au trésor moderne jusqu’à l’île méditerranéenne, qui finit, là encore, par un échec cuisant : son projet a été devancé.
Balzac semble avoir toujours été fasciné par la recherche des trésors : et si la nouvelle Facino Cane, écrite deux ans plus tôt, en 1836, avait été la cause première de son caprice ?
J’étais dans le lambris d’une cave où une faible lumière me permettait d’apercevoir un monceau d’or. Le doge et l’un des Dix étaient dans ce caveau, j’entendais leurs voix ; leurs discours m’apprirent que là était le trésor secret de la République, les dons des doges, et les réserves du butin appelé le denier de Venise, et pris sur le produit des expéditions. J’étais sauvé ! Quand le geôlier vint, je lui proposai de favoriser ma fuite et de partir avec moi en emportant tout ce que nous pourrions prendre. Il n’y avait pas à hésiter, il accepta. Un navire faisait voile pour le Levant, toutes les précautions furent prises, Bianca favorisa les mesures que je dictais à mon complice. Pour ne pas donner l’éveil, Bianca devait nous rejoindre à Smyrne. En une nuit le trou fut agrandi, et nous descendîmes dans le trésor secret de Venise. Quelle nuit !
(Facino Cane, H. de Balzac, 1836.)
Hélas, encore une fois, le réel rattrape Balzac ; il revient à sec de son second voyage italien. Pourtant, il continue à dépenser follement et à entreprendre des projets toujours plus chimériques. Revenu à Paris, il fait l’acquisition d’un immense terrain sur lequel il fait bâtir une demeure gigantesque, « Les Jardies », qui achève de le ruiner. La solution lui paraît toute trouvée : la culture de l’ananas. Ce projet aussi n’aboutira jamais.
Comme toujours, chez Balzac, les difficultés financières et les échecs commerciaux se doublent d’un redoublement de génie littéraire. Entre 1841 et 1848, tandis qu’il croule toujours plus sous les dettes, il publie Ursule Mirouët, La Femme de trente ans, La Rabouilleuse, Une ténébreuse affaire, Les Parents pauvres. Balzac travaille de nuit afin d’être plus tranquille ; il ingurgite des quantités prodigieuses de café afin de rester en éveil ; perfectionniste, il retouche des dizaines de fois ses manuscrits ; il travaille des heures d’affilée, jusqu’à l’épuisement physique.
D’ordinaire, Balzac se couchait à six heures du soir, « avec [son] dîner dans le bec », il se levait à minuit, absorbait du café et travaillait jusqu’à midi. « On met bien du noir sur du blanc en douze heures, écrit-il à Laure de Surville, et au bout d’un mois de cette existence, il y a pas mal de besogne de faite. » Ce travail harassant ne s’achève pas avec le manuscrit. Les corrections de Balzac sur épreuves sont célèbres et n’en finissent jamais. Elles feraient s’arracher les cheveux aux éditeurs d’aujourd’hui.
(Une autre histoire de la littérature française, I, J. d’Ormesson)
Ce travail acharné lui permet de produire ses chefs-d’œuvre les plus purs, parmi lesquels La Femme de trente ans.
La marquise, alors âgée de trente ans, était belle quoique frêle de formes et d’une excessive délicatesse. Son plus grand charme venait d’une physionomie dont le calme trahissait une étonnante profondeur dans l’âme. Son œil plein d’éclat, mais qui semblait voilé par une pensée constante, accusait une vie fiévreuse et la résignation la plus étendue. Ses paupières, presque toujours chastement baissées vers la terre, se relevaient rarement. Si elle jetait des regards autour d’elle, c’était par un mouvement triste, et vous eussiez dit qu’elle réservait le feu de ses yeux pour d’occultes contemplations. Aussi tout homme supérieur se sentait-il curieusement attiré vers cette femme douce et silencieuse. Si l’esprit cherchait à deviner les mystères de la perpétuelle réaction qui se faisait en elle du présent vers le passé, du monde à sa solitude, l’âme n’était pas moins intéressée à s’initier aux secrets d’un cœur en quelque sorte orgueilleux de ses souffrances. En elle, rien d’ailleurs ne démentait les idées qu’elle inspirait tout d’abord. Comme presque toutes les femmes qui ont de très longs cheveux, elle était pâle et parfaitement blanche. Sa peau, d’une finesse prodigieuse, symptôme rarement trompeur, annonçait une vraie sensibilité, justifiée par la nature de ses traits qui avaient ce fini merveilleux que les peintres chinois répandent sur leurs figures fantastiques. Son cou était un peu long peut-être ; mais ces sortes de cous sont les plus gracieux, et donnent aux têtes de femmes de vagues affinités avec les magnétiques ondulations du serpent. S’il n’existait pas un seul des mille indices par lesquels les caractères les plus dissimulés se révèlent à l’observateur, il lui suffirait d’examiner attentivement les gestes de la tête et les torsions du cou, si variées, si expressives, pour juger une femme. Chez madame d’Aiglemont, la mise était en harmonie avec la pensée qui dominait sa personne. Les nattes de sa chevelure largement tressée formaient au-dessus de sa tête une haute couronne à laquelle ne se mêlait aucun ornement, car elle semblait avoir dit adieu pour toujours aux recherches de la toilette. Aussi ne surprenait-on jamais en elle ces petits calculs de coquetterie qui gâtent beaucoup de femmes. Seulement, quelque modeste que fût son corsage, il ne cachait pas entièrement l’élégance de sa taille. Puis le luxe de sa longue robe consistait dans une coupe extrêmement distinguée ; et, s’il est permis de chercher des idées dans l’arrangement d’une étoffe, on pourrait dire que les plis nombreux et simples de sa robe lui communiquaient une grande noblesse. Néanmoins, peut-être trahissait-elle les indélébiles faiblesses de la femme par les soins minutieux qu’elle prenait de sa main et de son pied ; mais si elle les montrait avec quelque plaisir, il eût été difficile à la plus malicieuse rivale de trouver ses gestes affectés, tant ils paraissaient involontaires, ou dus à d’enfantines habitudes. Ce reste de coquetterie se faisait même excuser par une gracieuse nonchalance. Cette masse de traits, cet ensemble de petites choses qui font une femme laide ou jolie, attrayante ou désagréable, ne peuvent être qu’indiqués, surtout lorsque, comme chez madame d’Aiglemont, l’âme est le lien de tous les détails, et leur imprime une délicieuse unité. Aussi son maintien s’accordait-il parfaitement avec le caractère de sa figure et de sa mise. À un certain âge seulement, certaines femmes choisies savent seules donner un langage à leur attitude. Est-ce le chagrin, est-ce le bonheur qui prête à la femme de trente ans, à la femme heureuse ou malheureuse, le secret de cette contenance éloquente ? Ce sera toujours une vivante énigme que chacun interprète au gré de ses désirs, de ses espérances ou de son système. La manière dont la marquise tenait ses deux coudes appuyés sur les bras de son fauteuil, et joignait les extrémités des doigts de chaque main en ayant l’air de jouer ; la courbure de son cou, le laisser-aller de son corps fatigué mais souple, qui paraissait élégamment brisé dans le fauteuil, l’abandon de ses jambes, l’insouciance de sa pose, ses mouvements pleins de lassitude, tout révélait une femme sans intérêt dans la vie, qui n’a point connu les plaisirs de l’amour, mais qui les a rêvés, et qui se courbe sous les fardeaux dont l’accable sa mémoire ; une femme qui depuis longtemps a désespéré de l’avenir ou d’elle-même ; une femme inoccupée qui prend le vide pour le néant. Charles de Vandenesse admira ce magnifique tableau, mais comme le produit d’un faire plus habile que ne l’est celui des femmes ordinaires. Il connaissait d’Aiglemont. Au premier regard jeté sur cette femme, qu’il n’avait pas encore vue, le jeune diplomate reconnut alors des disproportions, des incompatibilités, employons le mot légal, trop fortes entre ces deux personnes pour qu’il fût possible à la marquise d’aimer son mari. Cependant madame d’Aiglemont tenait une conduite irréprochable, et sa vertu donnait encore un plus haut prix à tous les mystères qu’un observateur pouvait pressentir en elle. Lorsque son premier mouvement de surprise fut passé, Vandenesse chercha la meilleure manière d’aborder madame d’Aiglemont, et, par une ruse de diplomatie assez vulgaire, il se proposa de l’embarrasser pour savoir comment elle accueillerait une sottise.
(La Femme de trente ans, H. de Balzac, 1842.)
Balzac, nous l’avons dit, ne fait que transcrire par le roman, consciemment ou non, des « tranches » de sa propre vie. Les Parents pauvres illustrent parfaitement cette faculté qu’il a de convertir en littérature des expériences personnelles : la Lisbeth de La Cousine Bette est ainsi largement inspirée de Mlle Borel, la confidente de Mme de Hanska avec qui les amants ont eu des démêlés. Son portrait est nettement moins flatteur que celui de La Femme de trente ans :
Lisbeth Fischer, de cinq ans moins âgée que madame Hulot, et néanmoins fille de l’aîné des Fischer, était loin d’être belle comme sa cousine ; aussi avait-elle été prodigieusement jalouse d’Adeline. La jalousie formait la base de ce caractère plein d’excentricités, mot trouvé par les Anglais pour les folies non pas des petites mais des grandes maisons. Paysanne des Vosges, dans toute l’extension du mot, maigre, brune, les cheveux d’un noir luisant, les sourcils épais et réunis par un bouquet, les bras longs et forts, les pieds épais, quelques verrues dans sa face longue et simiesque, tel est le portrait concis de cette vierge.
(La Cousine Bette, H. de Balzac, 1846.)
Quant au personnage principal du Cousin Pons, il est comme un double de lui-même lorsque, furetant dans toutes les brocantes, il cherchait pour son nouveau logement les bibelots les plus hétéroclites.
De 1811 à 1816, pendant ses courses à travers Paris, il avait trouvé pour dix francs ce qui se paye aujourd’hui mille à douze cents francs. C’était des tableaux triés dans les quarante-cinq mille tableaux qui s’exposent par an dans les ventes parisiennes ; des porcelaines de Sèvres, pâte tendre, achetées chez les Auvergnats, ces satellites de la Bande-Noire, qui ramenaient sur des charrettes les merveilles de la France-Pompadour. Enfin, il avait ramassé les débris du dix-septième et du dix-huitième siècle, en rendant justice aux gens d’esprit et de génie de l’école française, ces grands inconnus, les Lepautre, les Lavallée-Poussin, etc., qui ont créé le genre Louis XV, le genre Louis XVI, et dont les œuvres défraient aujourd’hui les prétendues inventions de nos artistes, incessamment courbés sur les trésors du Cabinet des Estampes pour faire du nouveau en faisant d’adroits pastiches. Pons devait beaucoup de morceaux à ces échanges, bonheur ineffable des collectionneurs ! Le plaisir d’acheter des curiosités n’est que le second, le premier c’est de les brocanter. Le premier, Pons avait collectionné les tabatières et les miniatures. Sans célébrité dans la Bricabraquologie, car il ne hantait pas les ventes, il ne se montrait pas chez les illustres marchands, Pons ignorait la valeur vénale de son trésor.
(Le Cousin Pons, H. de Balzac, 1847.)
Balzac, hélas, projette ses fantasmes dans ses fictions. La réalité est bien plus dure ; pris dans une fièvre d’acquisition, l’écrivain s’est laissé arnaquer et son « trésor », contrairement à celui de Pons, ne vaut rien du tout.
4. Le déclin
Le 10 novembre 1841 est une date clé dans la vie de Balzac : c’est la mort du comte Hanski, le mari de Mme de Hanska. Or, l’écrivain et son amante épistolaire se sont promis le mariage au décès du gênant mari. Malheureusement pour Balzac, Mme de Hanska semble soudain moins prompte à la réalisation de son vœu. L’on s’est longtemps interrogé sur les sentiments réels de Mme de Hanska. Aimait-elle sincèrement Balzac, ou s’est-elle simplement laissé griser par l’influence qu’elle prenait sur lui ? Le doute est permis. Toujours est-il que l’écrivain devra attendre presque dix ans avant que le mariage soit enfin conclu, le 14 mars 1850. Le bonheur ne sera pour Balzac que de courte durée. Épuisé, aveugle, incapable d’écrire, il perd connaissance, et meurt le 18 août de la même année.
Balzac restera pour l’éternité non seulement l’auteur, mais le héros douloureux des Illusions perdues. […] Est-ce vraiment exact – ou bien n’est-ce qu’une pieuse légende ? – on raconte que dans le désarroi de ses pensées il appelait Horace Bianchon, le médecin à qui, dans sa Comédie humaine, il fait réaliser des miracles scientifiques.
(Balzac – Le roman de sa vie, S. Zweig, 1946.)
Il n’est pas étonnant que toute la vie de Balzac se trouve ainsi présente, en filigrane, dans l’ensemble de son œuvre. Lui-même, qui disait que « le roman, qui veut le sentiment, le style et l’image, est la création moderne la plus immense », n’a sans doute pas vu d’un mauvais œil cette distillation de ses gloires et déboires au cœur de la Comédie humaine. Laissons-le conclure ; peut-être plus encore que dans Louis Lambert, c’est dans La Cousine Bette qu’il a donné l’une des plus belles définitions de son talent :
Que les ignorants le sachent ! Si l’artiste ne se précipite pas dans son œuvre, comme Curtius dans le gouffre, comme le soldat dans la redoute, sans réfléchir ; et si, dans ce cratère, il ne travaille pas comme le mineur enfoui sous un éboulement ; s’il contemple enfin les difficultés au lieu de les vaincre une à une, à l’exemple de ces amoureux des féeries qui, pour obtenir leurs princesses, combattaient des enchantements renaissants, l’œuvre reste inachevée, elle périt au fond de l’atelier, où la production devient impossible, et l’artiste assiste au suicide de son talent.
(La Cousine Bette, H. de Balzac, 1846.)
Lectures conseillées :
- La Comédie humaine, H. de Balzac.
- Balzac, le roman de sa vie, S. Zweig.