Joachim Du Bellay, né en 1522 et mort en 1560, est un monument littéraire et l’un des plus grands poètes de la Renaissance humaniste. D’une part, car il annonce tous les mouvements à venir ; on retrouve dans ses poèmes des accents baroques (« Épitaphe d’un chat »), classiques (ses poèmes sur les « vieux singes de cour » font penser aux Caractères de La Bruyère), romantiques (le poème « D’un vanneur de blé au vent » était admiré par Hugo lui-même), et même réalistes (lire pour s’en convaincre le magnifique « Moretum de Virgile »). D’autre part, car il peut être considéré, à l’image de Dante pour l’italien, comme l’un des guides poétiques du français moderne (il publie sa Défense et illustration de la langue française dix ans après l’Ordonnance de Villers-Cotterêts qui impose l’usage de cette langue dans certains actes administratifs comme les décisions de justice). C’est dire son importance dans l’histoire des lettres.
Du Bellay, par son caractère mordant et désabusé, est typique d’un esprit français qui n’a jamais cessé de se manifester, de François Villon jusqu’à Balzac, Cendrars et Céline, en passant par l’ironique Voltaire et le plaintif Chateaubriand.
1558 est une année pivot dans la vie de Du Bellay ; au retour de son désastreux voyage à Rome, juste deux ans avant sa mort, il publie successivement trois recueils de poésie qui resteront longtemps dans l’histoire des lettres : Les Regrets, Les Antiquités de Rome et les Divers jeux rustiques. C’est ce dernier recueil, véritable écrin de poésie, que nous nous proposons de présenter.
1. La moderne imitation des anciens
Si Du Bellay prône l’imitation des modèles antiques, il se veut néanmoins moderne, en ce qu’il recommande l’usage d’une langue française qui se consolide chaque jour un peu plus. Il écrit dans la Défense et illustration de la langue française :
Il n’y a point de doute que la plus grande part de l’artifice ne soit contenue en l’imitation : et tout ainsi que ce fut le plus louable aux anciens de bien inventer, aussi est-ce le plus utile de bien imiter, même à ceux dont la langue n’est encore bien copieuse et riche.
Cela tombe bien car Du Bellay, éduqué par Jean Dorat au collège de Coqueret, connaît ses classiques sur le bout des doigts ; il a d’ailleurs traduit en vers magnifiques une partie de L’Enéide de Virgile. Dans les Divers Jeux rustiques, il traduit un autre poème de l’auteur latin : le « Moretum », un texte saisissant de réalisme. Du Bellay, conforme en cela à son désir d’imiter sans être esclave pour rivaliser plutôt que pour copier, francise les noms et rythme les vers avec un art consommé :
C’était au point que la nuit hivernale
Approche plus de l’étoile journale,
Et l’éveilleur du rustique séjour
Jà par son chant avait prédit le jour :
Lorsque Marsault, qui pour tout héritage
Ne possédait qu’un petit jardinage,
Craignant déjà la faim du jour suivant
De son grabat tout beau se va levant,
Et tâtonnant avecques main soigneuse
L’obscurité de la nuit sommeilleuse,
Cherche le feu, lequel il a trouvé,
Après l’avoir à son dam éprouvé.
[…]
L’obscurité fait place à la chandelle :
Marsault chemine, et toujours autour d’elle
Porte la main, pour la garder du vent,
Puis ouvre un huis, qui était au-devant.
D’un moncelet de froment il va prendre
Autant que peut la mesure comprendre,
Qui environ seize livres contient.
Il part de là, à la meule s’en vient,
Et sur un ais servant à cette affaire
Met près du mur son petit luminaire.
Alors il va déplier ses bras nus,
Ses deux gros bras bien nerveux et charnus,
Portant de chèvre une peau hérissée
Dessus le flanc rustiquement troussée :
Prend le balai, et tout à l’environ
Va nettoyant la meule et le gyron :
Et puis il met les mains à l’exercice,
Et à chacune ordonne son office.
[…]
Déjà se fait la matière plus lente
Qu’auparavant : le pilon qui tenait
Dans le mortier, plus lentement tournait.
Or il y mêle un peu d’olive, et ore
Un petit fil de vinaigre, et encore
Remêle tout, et puis une autre fois
Le mêle encor : puis avecques deux doigts
Finalement le mortier environne,
Et en tourteau la matière façonne.
Voilà comment la sauce l’on faisait,
Qui MORETUM en latin se disait.
Catou soigneuse avecques la main nette
Encependant tire aussi sa galette.
Ainsi Marsault ne craignant plus la faim
Pour ce jour-là, se dépêche soudain,
Prend son chapeau, ses guêtres, et se rue
Avec ses bœufs au fait de la charrue.
Du Bellay n’est pas qu’un traducteur. Il s’inspire aussi, à l’image des grands tragédiens, de sujets antiques pour composer des poèmes épiques ou tragiques ; dans celui-ci, par exemple, il décrit le combat ayant opposé Hercule au dieu-fleuve Achéloys pour la main de Déjanire :
Mais bien je chante d’Alcide
Le labeur à cette fois,
Qui dompta la force humide
Des trois formes d’Achéloys.
[…]
Trois fois Hercule repousse
La poitrine d’Achéloys,
La roideur de sa secousse
Fut vaine jusqu’à trois fois :
À la quatrième il s’élance,
Et de sa plus grande vaillance
Met son lutteur au-dessous,
L’étreint, le heurte, le serre,
Et lui fait mordre la terre,
Accablé sous ses genoux.
[…]
L’un pour le prix de sa peine
De son peuplier couronné
Sa douce guerrière emmène,
L’autre demeure écorné :
Et se couronnant de saule,
Jusqu’au-dessus de l’épaule
Se tapit dedans ses eaux,
Où vergogneux il essaie
Cacher sa nouvelle plaie
De ses cannes et roseaux.
Du Bellay ne serait pas Du Bellay s’il n’avait que calqué l’antiquité. Il est d’abord et avant tout un homme de son temps, c’est-à-dire un poète de la Renaissance humaniste. Et l’humanisme centré sur l’individu se traduit presque mécaniquement, chez les poètes, par une exacerbation du registre lyrique.
2. Le romantisme lyrique
Du Bellay, avec son acolyte Ronsard, est le poète le plus connu du seizième siècle. La poésie de ces deux monstres sacrés se veut lyrique, c’est-à-dire expression de sentiments intimes.
Comme pour Ronsard, le lyrisme de Du Bellay se double souvent – mais pas toujours – d’une exaltation de la nature. C’est en tout cas sous le signe de celle-ci que le poète a composé ses textes, comme en témoigne le titre de son ouvrage. Les poèmes multiplient les images bucoliques d’une campagne dorée dessinée par les dieux. Dans ce poème, par exemple, dédié « À Cérès » :
Regarde, ô Cérès la grande,
Danser la rustique bande
Des laboureurs assemblés
À la semence des blés.
Fais que le grain ne pourrisse
Par la pluie, et ne périsse
Par l’hiver trop avancé
Le sillon ensemencé.
[…]
Mais fais que le champ nous rende
Avec une usure grande
Les grains par nous enserrés
Sous les sillons labourés.
Ou encore dans ce poème, remarqué par Hugo et Sainte-Beuve – « D’un vanneur de blé, aux vents » :
À vous troupe légère,
Qui d’aile passagère
Par le monde volez,
Et d’un sifflant murmure
L’ombrageuse verdure
Doucement ébranlez,
J’offre ces violettes,
Ces lis, et ces fleurettes,
Et ces roses ici,
Ces vermeillettes roses,
Tout fraîchement écloses,
Et ces œillets aussi.
De votre douce haleine
Éventez cette plaine,
Éventez ce séjour :
Cependant que j’ahanne
À mon blé, que je vanne
À la chaleur du jour.
Joachim Du Bellay montre qu’il sait manier la langue française avec un art consommé en jouant abondamment avec les rimes et les rythmes, comme dans ce poème écrit dans un tempo ternaire – « Sur le même sujet » :
De fleurs, d’épis, de pampre je couronne
Palès, Cérès, Bacchus : à fin qu’ici
Le pré, le champ, et le terroir aussi
En foin, en grain, en vendange foisonne.
De chaud, de grêle, et de froid qui étonne
L’herbe, l’épi, le cep, n’ayons souci :
Aux fleurs, aux grains, aux raisins adouci
Soit le printemps, soit l’été, soit l’automne.
Le bœuf, l’oiseau, la chèvre ne dévore
L’herbe, le blé, ni le bourgeon encore.
Faucheurs, coupeurs, vendangeurs, louez donc
Le pré, le champ, le vignoble Angevin :
Granges, greniers, celliers on ne vit onc
Si pleins de foin, de froment, et de vin.
La nature ne peut céder que devant l’amour. Et Du Bellay, conforme en cela à la plus pure tradition poétique française, n’oublie pas de mêler aux vers champêtres des vers d’amour. Sa « Villanelle » ressemble à une chanson de Brassens :
En ce mois délicieux,
Qu’amour toute chose incite,
Un chacun à qui mieux mieux
La douceur du temps imite,
Mais une rigueur dépite
Me fait pleurer mon malheur.
Belle et franche Marguerite,
Pour vous j’ai cette douleur.
Dedans votre œil gracieux
Toute douceur est écrite,
Mais la douceur de vos yeux
En amertume est confite.
Souvent la couleuvre habite
Dessous une belle fleur.
Belle et franche Marguerite,
Pour vous j’ai cette douleur.
Or puisque je deviens vieux,
Et que rien ne me profite,
Désespéré d’avoir mieux,
Je m’en irai rendre ermite,
Je m’en irai rendre ermite,
Pour mieux pleurer mon malheur.
Belle et franche Marguerite,
Pour vous j’ai cette douleur.
Mais si la faveur des Dieux
Au bois vous avait conduite,
Où, despéré d’avoir mieux,
Je m’en irai rendre ermite,
Peut-être que ma poursuite
Vous ferait changer couleur.
Belle et franche Marguerite,
Pour vous j’ai cette douleur.
Joachim Du Bellay fut certainement un homme triste ; ses poèmes rendent compte d’un « mal du siècle » étonnant pour un contemporain de l’humanisme. Il ne chante jamais l’amour heureux ; il semble au contraire se complaire à souffrir pour prouver son ardeur. Un peu comme Musset sera « l’enfant terrible » du romantisme, Du Bellay a été l’enfant terrible du seizième siècle. Cela l’amène à traiter en gracieux alexandrins des sujets non pas morbides comme ont pu le faire Villon et Baudelaire, mais triviaux, et « médiocres », comme ceux traités si souvent par les auteurs réalistes du dix-neuvième.
3. Le réalisme cru
Joachim Du Bellay est un auteur réaliste. Des siècles avant Balzac, Stendhal, Flaubert et Baudelaire, il s’empare de sujets liés au quotidien le plus médiocre des hommes de son temps. Le « Moretum de Virgile » cité plus haut est un exemple typique de cette facette d’écrivain. Mais Du Bellay est plein de surprises. Et, plus surprenant encore que le « Moretum », il se met dans un long poème à la place d’une « Vieille courtisane » pour en raconter le quotidien :
Et puis voici, pour m’achever de peindre,
Celle que plus les dames doivent craindre,
Sur un bâton marchant à pas comptés,
Dame Vieillesse aux cheveux argentés :
Qui ravissant d’une main larronnesse
Ce qui restait encor de ma jeunesse,
Ne m’a laissé que la gravelle aux reins,
La goutte aux pieds, et les gales aux mains,
La toux aux flancs, la migraine à la tête,
Et à l’oreille une sourde tempête.
De ce beau chef tout l’honneur est éteint,
Ce beau visage a changé son beau teint
En teint de mort : et cette bouche blême,
Dessus ses bords a peinte la mort même.
Ces deux beaux yeux, jadis flambeaux d’amour,
Se sont cachés de peur de voir le jour,
Et pour pleurer leurs fautes et mes peines,
Sont de flambeaux convertis en fontaines.
Toujours plus près des hommes, Du Bellay compose pour Ronsard un poème sur un sujet bien peu poétique : la surdité. Il en profite pour louer ce mal qui affectait Ronsard. Il y voit en effet une occasion unique, presque divine, de se séparer de ce monde qui l’a tant déçu et qu’il n’a sans doute pas beaucoup regretté. Ces quelques vers tirés de « L’Hymne de la surdité », qui résument à eux seuls le tempérament farouche et sauvage qu’était Du Bellay, seront aussi notre conclusion :
La Surdité, Ronsard, seule t’a fait retraire
Des plaisirs de la cour et du bas populaire,
Pour suivre par un trac encore non battu
Ce pénible sentier qui mène à la vertu.
[…]
Ô bienheureux celui qui a reçu des Dieux
Le don de Surdité ! voire qui n’a point d’yeux,
Pour ne voir et n’ouïr en ce siècle où nous sommes
Ce qui doit offenser et les Dieux et les hommes.
Je te salue, ô sainte et alme Surdité !
Qui pour trône et palais de ta grande majesté
T’es cavé bien avant sous une roche dure
Un antre tapissé de mousse et de verdure :
Faisant d’un fort hallier son effroyable tour,
Où les chutes du Nil tempêtent à l’entour.
Là se voit le Silence assis à la main dextre,
Le doigt dessus la lève : assise à la senestre
Est la Mélancolie au sourcil enfoncé :
L’Étude tenant l’œil sur le livre abaissé
Se sied un peu plus bas : l’Âme imaginative,
Les yeux levés au ciel, se tient contemplative
Debout devant ta face : et là dedans le rond
D’un grand miroir d’acier te fait voir jusqu’au fond
Tout ce qui est au ciel, sur la terre et sous l’onde,
Et ce qui est caché sous la terre profonde :
Le grave Jugement dort dessus ton giron,
Et les Discours ailés volent à l’environ.
Donc, ô grand Surdité, nourrice de sagesse,
Nourrice de raison, je te suppli’, Déesse,
Pour le loyer d’avoir ton mérite vanté
Et d’avoir à ton los ce Cantique chanté,
De m’être favorable, et si quelqu’un enrage
De vouloir par envie à ton nom faire outrage,
Qu’il puisse un jour sentir ta grande déité,
Pour savoir, comme moi, que c’est de Surdité.
Lecture conseillée :
- Divers jeux rustiques, J. Du Bellay, 1558