Du Bellay – Le poète précurseur

Joachim du Bellay (1522-1560)
Joachim du Bellay (1522-1560)

Joachim Du Bellay est peut-être avec Pierre de Ronsard le poète le plus connu de la Renaissance. Ses poésies touchent en effet le thème éternel et jamais lassant des illusions perdues – qu’on en juge : ce sera encore, trois siècles plus tard, le thème de prédilection des auteurs réalistes. Ce thème est cher à Du Bellay car toute sa vie est émaillée de déceptions : Rome, son oncle, et même la poésie qu’il moque dans Le Poète courtisan. Mais Du Bellay n’est pas qu’un inconditionnel déçu, il n’est pas seulement un réaliste avant l’heure ; il est d’abord et avant tout un précurseur car il annonce aussi le baroque, le classicisme et même le romantisme. En lui s’allient à la fois l’exubérance de vers folâtres, l’esprit moralisateur dans sa dénonciation des courtisans et le lyrisme champêtre propre au dix-neuvième siècle.

1. Enfance et formation

Joachim Du Bellay naît en 1522 à Liré, en Anjou, au château de la Turmelière. Dès son enfance, la vie a de quoi le décevoir ; car sa jeunesse n’est pas heureuse. Ses parents décèdent tous les deux en 1532 – il n’a que dix ans – et le jeune Joachim se retrouve livré à lui-même. Son frère aîné est nommé tuteur ; mais Du Bellay, à tort ou à raison, se plaindra des négligences de ce dernier.

Ceux qui sont amoureux, leurs amours chanteront,
Ceux qui aiment l’honneur, chanteront de la gloire,
Ceux qui sont près du roi, publieront sa victoire,
Ceux qui sont courtisans, leurs faveurs vanteront,

Ceux qui aiment les arts, les sciences diront,
Ceux qui sont vertueux, pour tels se feront croire,
Ceux qui aiment le vin, deviseront de boire,
Ceux qui sont de loisir, de fables écriront,

Ceux qui sont médisants, se plairont à médire,
Ceux qui sont moins fâcheux, diront des mots pour rire,
Ceux qui sont plus vaillants, vanteront leur valeur,

Ceux qui se plaisent trop, chanteront leur louange,
Ceux qui veulent flatter, feront d’un diable un ange :
Moi, qui suis malheureux, je plaindrai mon malheur.
(Les Regrets, J. Du Bellay, 1558.)

La chance commence cependant à tourner en 1535, quand son oncle Jean Du Bellay devient cardinal. Le prestige rayonne et le neveu, Joachim, peut désormais prétendre à une belle carrière.
En 1545 et 1546 Joachim Du Bellay entreprend des études de droit à Poitiers, où il rencontre Peletier du Mans.
En 1547, l’année de la mort du roi François Ier, il entre à Paris au prestigieux collège Coqueret où il suit, en compagnie de ses amis Ronsard et Baïf, l’enseignement du maître Dorat. Il se passionne alors de plus en plus pour la poésie.
En 1548, Thomas Sébillet, désireux de poursuivre la politique entreprise par François Ier en ce qui concerne la langue française, publie son Art poétique français qui engage les poètes à faire preuve de nationalisme. C’est le déclic pour Du Bellay ; un an plus tard, en 1549, il publie la Défense et illustration de la langue française, qui devient un véritable manifeste littéraire.
Le jeune poète a deux desseins en tête : défendre la langue française au nom de l’affirmation d’une culture nationale, et prendre exemple sur les auteurs de l’Antiquité.

Qui voudra de bien près y regarder, trouvera que notre langue française n’est si pauvre qu’elle ne puisse rendre fidèlement ce qu’elle emprunte des autres ; si infertile qu’elle ne puisse produire de soi quelque fruit de bonne invention, au moyen de l’industrie et diligence des cultivateurs d’icelle, si quelques-uns se trouvent tant amis de leur pays et d’eux-mêmes qu’ils s’y veuillent employer. […]
Il n’y a point de doute que la plus grande part de l’artifice ne soit contenue en l’imitation : et tout ainsi que ce fut le plus louable aux anciens de bien inventer, aussi est-ce le plus utile de bien imiter, même à ceux dont la langue n’est encore bien copieuse et riche.
(Défense et illustration de la langue française, J. Du Bellay, 1549.)

Du Bellay, dans la querelle éternellement recommencée des Anciens et des Modernes, propose une voie médiane : il faut imiter l’Ancien, mais pour mieux l’adapter au Moderne. En d’autres termes, se nourrir des classiques, latins et grecs, pour composer des vers français, dans des formes modernes. Quelques mois après la publication de son manifeste, il publie L’Olive, un recueil de cent quinze sonnets – l’occasion de mettre ses préceptes à exécution.

2. Le voyage à Rome

Jusqu’en 1553, les poètes de la « Pléiade », réunis autour du manifeste de Du Bellay, publient de plus en plus. Pontus de Tyard écrit Les Erreurs amoureuses et Solitaire premier, Ronsard les Odes et Baïf les Amours de Méline.
Du Bellay rédige lui aussi quelques vers, ainsi qu’une traduction du chant IV de l’Énéide. Mais en 1553, un autre projet vient mettre un terme brusque à sa production : son oncle, le cardinal, est envoyé à Rome par le roi Henri II pour conclure une alliance avec le pape contre Charles Quint. Le neveu y voit une occasion unique de visiter cette ville au prestige si grand et dont il a étudié tant d’auteurs ; ni une ni deux, il saute sur l’occasion et accompagne son oncle en qualité de secrétaire.
Hélas, le voyage tourne au fiasco. Joachim Du Bellay a le mal du pays. Jean Du Bellay, lui, ne sait pas gérer sa fortune, accumule les dettes et laisse son neveu s’occuper des créanciers.
Joachim, désabusé, désenchanté, quitte Rome en 1557 – il devient vicaire général du cardinal et s’installe au cloître de Notre-Dame de Paris.
Toute sa rage accumulée peut enfin exploser ; et en 1558 paraissent successivement trois recueils poétiques : Les Regrets, Divers jeux rustiques et Les Antiquités de Rome.

Dans Les Divers jeux rustiques, où l’on retrouve le fameux poème « D’un vanneur de blé au vent », Du Bellay montre qu’il maîtrise le rythme aussi bien que les Anciens :

D’amour soyez donc, mes chants,
Afin que dessus vos ailes
Je rase la fleur des champs
Des neuf filles immortelles.
Autant que me semble doux
Le trait de ma flamme vive,
Autant mes vers soyez-vous
Remplis de douceur naïve.
(« Chant de l’Amour et du Printemps », in Divers jeux rustiques, J. Du Bellay, 1558.)

Du Bellay n’annonce-t-il pas des siècles en avance le romantisme des Contemplations ? Que l’on en juge :

Mes vers fuiraient, doux et frêles,
Vers votre jardin si beau,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l’oiseau.
Ils voleraient, étincelles
Vers votre foyer qui rit,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l’esprit.
Près de vous, purs et fidèles,
Ils accourraient nuit et jour,
Si mes vers avaient des ailes,
Des ailes comme l’amour.
(Les Contemplations, V. Hugo, 1856.)

Dans cet autre poème, Du Bellay n’oublie pas d’invoquer l’Antiquité, si inspirante pour lui :

Robin par bois et campagnes,
Par bocages et montagnes,
Suivant naguère un taureau
Égaré de son troupeau,
D’un roc élevé regarde,
Voit une biche fuyarde,
D’un dard la fait trébucher,
Trouve en l’antre d’un rocher
Les petits fanneaux, qu’il donne
À Jeannette sa mignonne ;
Puis fait à ses compagnons
Un banquet d’aulx et d’oignons
Faisant courir par la troupe
De vin d’Anjou mainte coupe :
Quant au reste, ô Dieu cornu,
Au croc de ce pin connu
Pour ton offrande il apporte
La peau de la biche morte.
(« D’un berger, à Pan », in Divers jeux rustiques, J. Du Bellay, 1558.)

Du Bellay, dans cette France qui se prépare aux Guerres de Religion, cède, comme son ami Ronsard, à des inspirations païennes :

Ayant après long désir
Pris de ma douce ennemie
Quelques arrhes du plaisir,
Que sa rigueur me dénie,
Je t’offre ces beaux œillets,
Vénus, je t’offre ces roses,
Dont les boutons vermeillets
Imitent les lèvres closes,
Que j’ai baisées par trois fois,
Marchant tout beau dessous l’ombre
De ce buisson, que tu vois :
Et n’ai su passer ce nombre,
Parce que la mère était
Auprès de là, ce me semble,
Laquelle nous aguettait :
De peur encore j’en tremble.
Or je te donne des fleurs :
Mais si tu fais ma rebelle
Autant piteuse à mes pleurs,
Comme à mes yeux elle est belle,
Un Myrte je dédirai
Dessus les rives de Loire,
Et sur l’écorce écrirai
Ces quatre vers à ta gloire :
Thenot sur ce bord ici,
À Vénus sacre et ordonne
Ce myrte, et lui donne aussi
Ces troupeaux et sa personne.
(« À Vénus », in Divers jeux rustiques, J. Du Bellay, 1558.)

Mais plus encore que les Divers jeux rustiques, ce sont les Regrets qui demeurent la grande œuvre du poète. Dès la dédicace, le ton est donné :

Si je n’ai plus la faveur de la Muse,
Et si mes vers se trouvent imparfaits,
Le lieu, le temps, l’âge où je les ai faits,
Et mes ennuis leur serviront d’excuse.
[…]
Quelqu’un dira : « De quoi servent ces plaintes ? »
Comme de l’arbre on voit naître le fruit,
Ainsi les fruits que la douleur produit
Sont les soupirs et les larmes non feintes.

De quelque mal un chacun se lamente,
Mais les moyens de plaindre sont divers :
J’ai, quant à moi, choisi celui des vers
Pour désaigrir l’ennui qui me tourmente.
(Les Regrets, J. Du Bellay, 1558.)

Du Bellay voit la poésie comme une thérapie –

Je me plains à mes vers, si j’ai quelque regret,
Je me ris avec eux, je leur dis mon secret,
Comme étant de mon cœur les plus sûrs secrétaires.
(Les Regrets, J. Du Bellay, 1558.)

– même si l’art de la lyre n’attire pas les richesses :

Bien qu’aux arts d’Apollon le vulgaire n’aspire,
Bien que de tels trésors l’avarice n’ait soin,
Bien que de tels harnais le soldat n’ait besoin,
Bien que l’ambition tels honneurs ne désire :

Bien que ce soit aux grands un argument de rire,
Bien que les plus rusés s’en tiennent le plus loin,
Et bien que Du Bellay soit suffisant témoin
Combien est peu prisé le métier de la lyre :

Bien qu’un art sans profit ne plaise au courtisan,
Bien qu’on ne paye en vers l’œuvre d’un artisan,
Bien que la Muse soit de pauvreté suivie,

Si ne veux-je pourtant délaisser de chanter,
Puisque le seul chant peut mes ennuis enchanter,
Et qu’aux Muses je dois bien six ans de ma vie.
(Les Regrets, J. Du Bellay, 1558.)

Du Bellay est encore une fois très en avance sur son temps – ce sonnet résonne comme une annonce de L’Illusion comique de Corneille. Et le sonnet ci-dessous, qui critique durement et avec ironie les courtisans, annonce les meilleures pages de La Bruyère :

Seigneur, je ne saurais regarder d’un bon œil
Ces vieux singes de cour, qui ne savent rien faire,
Sinon en leur marcher les princes contrefaire,
Et se vêtir, comme eux, d’un pompeux appareil.

Si leur maître se moque, ils feront le pareil,
S’il ment, ce ne sont eux qui diront du contraire,
Plutôt auront-ils vu, afin de lui complaire,
La lune en plein midi, à minuit le soleil.

Si quelqu’un devant eux reçoit un bon visage,
Ils le vont caresser, bien qu’ils crèvent de rage
S’il le reçoit mauvais, ils le montrent au doigt.

Mais ce qui plus contre eux quelquefois me dépite,
C’est quand devant le roi, d’un visage hypocrite,
Ils se prennent à rire, et ne savent pourquoi.
(Les Regrets, J. Du Bellay, 1558.)

La comparaison est troublante. Pour le plaisir, citons cette page des Caractères, écrite cent vingt-neuf ans plus tard, mais que l’auteur des Regrets aurait pu signer :

N’espérez plus de candeur, de franchise, d’équité, de bons offices, de services, de bienveillance, de générosité, de fermeté dans un homme qui s’est depuis quelque temps livré à la cour, et qui secrètement veut sa fortune. Le reconnaissez-vous à son visage, à ses entretiens ? Il ne nomme plus chaque chose par son nom ; il n’y a plus pour lui de fripons, de fourbes, de sots et d’impertinents : celui dont il lui échapperait de dire ce qu’il en pense, est celui-là même qui, venant à le savoir, l’empêcherait de cheminer ; pensant mal de tout le monde, il n’en dit de personne ; ne voulant du bien qu’à lui seul, il veut persuader qu’il en veut à tous, afin que tous lui en fassent, ou que nul du moins lui soit contraire. Non content de n’être pas sincère, il ne souffre pas que personne le soit ; la vérité blesse son oreille : il est froid et indifférent sur les observations que l’on fait sur la cour et sur le courtisan ; et parce qu’il les a entendues, il s’en croit complice et responsable. Tyran de la société et martyr de son ambition, il a une triste circonspection dans sa conduite et dans ses discours, une raillerie innocente, mais froide et contrainte, un ris forcé, des caresses contrefaites, une conversation interrompue et des distractions fréquentes. Il a une profusion, le dirai-je ? des torrents de louanges pour ce qu’a fait ou ce qu’a dit un homme placé et qui est en faveur, et pour tout autre une sécheresse de pulmonique ; il a des formules de compliments différents pour l’entrée et pour la sortie à l’égard de ceux qu’il visite ou dont il est visité ; et il n’y a personne de ceux qui se payent de mines et de façons de parler qui ne sorte d’avec lui fort satisfait. Il vise également à se faire des patrons et des créatures ; il est médiateur, confident, entremetteur : il veut gouverner. Il a une ferveur de novice pour toutes les petites pratiques de cour ; il sait où il faut se placer pour être vu ; il sait vous embrasser, prendre part à votre joie, vous faire coup sur coup des questions empressées sur votre santé, sur vos affaires ; et pendant que vous lui répondez, il perd le fil de sa curiosité, vous interrompt, entame un autre sujet ; ou s’il survient quelqu’un à qui il doive un discours tout différent, il sait, en achevant de vous congratuler, lui faire un compliment de condoléance : il pleure d’un œil, et il rit de l’autre. Se formant quelquefois sur les ministres ou sur le favori, il parle en public de choses frivoles, du vent, de la gelée ; il se tait au contraire, et fait le mystérieux sur ce qu’il sait de plus important, et plus volontiers encore sur ce qu’il ne sait point.
(Les Caractères, J. de La Bruyère, 1687.)

Les courtisans aussi prennent le poète en grippe, et se moquent de lui ; mais cela n’affecte nullement Du Bellay, car

Si vous riez de nous, nous faisons la pareille ;
Mais cela qui se dit, s’envole par l’oreille :
Et cela qui s’écrit ne se perd pas ainsi.
(Les Regrets, J. du Bellay, 1558.)

Ce sonnet magnifique, enfin, tiré des Antiquités de Rome, fait déjà penser aux poètes romantiques qui se lamenteront, trois siècles plus tard, sur les vieilles ruines et les clairs de lune :

Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome
Et rien de Rome en Rome n’aperçois,
Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois,
Et ces vieux murs, c’est ce que Rome on nomme.

Vois quel orgueil, quelle ruine : et comme
Celle qui mit le monde sous ses lois,
Pour dompter tout, se dompta quelquefois,
Et devint proie au temps, qui tout consomme.

Rome de Rome est le seul monument,
Et Rome Rome a vaincu seulement.
Le Tibre seul, qui vers la mer s’enfuit,

Reste de Rome. Ô mondaine inconstance !
Ce qui est ferme, est par le temps détruit,
Et ce qui fuit, au temps fait résistance.
(Les Antiquités de Rome, J. Du Bellay, 1558.)

Joachim Du Bellay, en somme, est autant classique que baroque. Il est classique dans son esprit moralisateur autant que dans sa manière de créer une poésie réglée imitée des anciens ; et il est baroque dans ses élans romantiques ; Les Regrets, qui demeurent aujourd’hui son œuvre la plus connue, portent bien leur nom :

Malheureux l’an, le mois, le jour, l’heure et le point,
Et malheureuse soit la flatteuse espérance,
Quand pour venir ici j’abandonnai la France :
La France, et mon Anjou, dont le désir me point.

Vraiment d’un bon oiseau guidé je ne fus point,
Et mon cœur me donnait assez signifiance
Que le ciel était plein de mauvaise influence,
Et que Mars était lors à Saturne conjoint.

Cent fois le bon avis lors m’en voulut distraire,
Mais toujours le destin me tirait au contraire :
Et si mon désir n’eût aveuglé ma raison,

N’était-ce pas assez pour rompre mon voyage,
Quand sur le seuil de l’huis, d’un sinistre présage,
Je me blessai le pied sortant de ma maison ?
(Les Regrets, J. Du Bellay, 1558.)

Du Bellay était pourtant plein de bons sentiments quand il partait pour Rome. Humaniste au fond du cœur, il avait longtemps considéré ce voyage comme un moyen unique d’enrichir sa culture. Hélas, sa déception a été à la hauteur de ses attentes.

Je me ferai savant en la philosophie,
En la mathématique et médecine aussi :
Je me ferai légiste, et d’un plus haut souci
Apprendrai les secrets de la théologie :

Du luth et du pinceau j’ébatterai ma vie,
De l’escrime et du bal. Je discourais ainsi,
Et me vantais en moi d’apprendre tout ceci,
Quand je changeai la France au séjour d’Italie.

O beaux discours humains ! Je suis venu si loin,
Pour m’enrichir d’ennui, de vieillesse et de soin,
Et perdre en voyageant le meilleur de mon âge.

Ainsi le marinier souvent pour tout trésor
Rapporte des harengs en lieu de lingots d’or,
Ayant fait, comme moi, un malheureux voyage.
(Les Regrets, J. Du Bellay, 1558.)

Le poète, pourtant, ne demandait pas grand-chose :

Ô qu’heureux est celui qui peut passer son âge
Entre pareils à soi ! et qui sans fiction,
Sans crainte, sans envie et sans ambition,
Règne paisiblement en son pauvre ménage !

Le misérable soin d’acquérir davantage
Ne tyrannise point sa libre affection,
Et son plus grand désir, désir sans passion,
Ne s’étend plus avant que son propre héritage.

Il ne s’empêche point des affaires d’autrui,
Son principal espoir ne dépend que de lui,
Il est sa cour, son roi, sa faveur et son maître.

Il ne mange son bien en pays étranger,
Il ne met pour autrui sa personne en danger,
Et plus riche qu’il est ne voudrait jamais être.
(Les Regrets, J. Du Bellay, 1558.)

Qu’eût été sa vie s’il n’avait jamais accompli ce voyage ? Et quelle en eût été la conséquence sur l’histoire des lettres ?

3. La fin

Du Bellay a déjà accompli presque toute son œuvre et sa vie touche à son terme. Il trouve encore la force de publier Le Poète courtisan en 1559– une satire de la poésie de Cour – et Le Tombeau pour Henri II. Il est fâché avec son oncle : et en effet, on imagine aisément la tête du sévère cardinal à la lecture de ces vers :

Panjas, veux-tu savoir quels sont mes passe-temps ?
Je songe au lendemain, j’ai soin de la dépense
Qui se fait chacun jour, et si faut que je pense
A rendre sans argent cent créditeurs contents.

Je vais, je viens, je cours, je ne perds point le temps,
Je courtise un banquier, je prends argent d’avance :
Quand j’ai dépêché l’un, un autre recommence,
Et ne fais pas le quart de ce que je prétends.

Qui me présente un compte, une lettre, un mémoire,
Qui me dit que demain est jour de consistoire,
Qui me rompt le cerveau de cent propos divers,

Qui se plaint, qui se deult, qui murmure, qui crie :
Avecques tout cela, dis, Panjas, je te prie,
Ne t’ébahis-tu point comment je fais des vers ?
(Les Regrets, J. Du Bellay, 1558.)

Du Bellay ne mâche pas ses mots ; il faut avoir du courage pour écrire de telles provocations. Mais déjà sa vie touche à son terme. Il meurt le 1er janvier 1560, à seulement trente-huit ans.

Joachim Du Bellay fut-il un poète plus grand encore que Pierre de Ronsard ? Sa production abondante, sa maîtrise parfaite de la rythmique et de la versification, son importance cruciale dans l’émergence de la langue française, son style souvent précurseur, enfin la justesse de ses écrits, en font en tout cas l’un des plus grands poètes français.

 

Lectures conseillées :

  • Les Amours, P. de Ronsard, 1553
  • Les Regrets, J. Du Bellay, 1558
  • Les Antiquités de Rome, J. Du Bellay, 1558

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